Roman Ingarden, Sur la peinture abstraite, traduit de l’allemand par Marc de Launay, lu par Sausen Mustafova

Roman Ingarden, Sur la peinture abstraite, traduit de l’allemand par Marc de Launay, Paris, Hermann, collection Le Bel aujourd’hui, 81 pages, lu par Sausen Mustafova.

Le livre est la reprise d’une conférence prononcée en 1958 à Cracovie devant la Société des historiens d’art,  publiée une première fois en polonais dans la revue Estetyka, 1re  année, 1960, p. 147-160. 


La version allemande, due à l’auteur, est parue en 1969. Le traducteur donne, dans sa présentation (pages 5 à 18), de précieuses indications : lorsque Roman Ingarden prononce cette conférence, il y a tout juste un an qu’il n’est plus soumis à l’interdiction d’enseigner qui lui avait été notifiée en 1949 au motif que ses orientations philosophiques étaient trop « idéalistes », un comble pour celui qui incarnait la phénoménologie en Pologne. Il faut évidemment replacer cette accusation dans le contexte historique d’un durcissement idéologique, face au camp occidental, du « réalisme socialiste » édicté par Jdanov en 1947. Depuis la fin des années vingt, R. Ingarden réfléchit à la question de l’œuvre d’art picturale. On peut citer L’Œuvre d’art littéraire, (in Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art. Choix de texte 1937-1969, recueil de textes publié en 2011 chez Vrin) qu’il a achevé d’écrire en 1956 et qui consacre toute une partie au Tableau. La conférence de 1958 fait écho à cette publication qui s’organise en trois parties, sans qu’aucun titre n’apparaisse dans le sommaire.

 

Le point de départ de la réflexion esthétique est le tableau. Ce dernier offre une image, et cette image est bien entendu distincte de la chose réelle. Cette image résulte d’une poétique et d’une technè. Pour Ingarden, il ne s’agit pas d’interpréter les œuvres dans la perspective d’une élucidation toujours plus subtile du monde vécu, mais d’explorer le statut des éléments présents dans l’image picturale par rapport aux choses réelles extérieures au tableau. Son objectif est également d’explorer les opérations intentionnelles qu’on peut supposer chez l’auteur, qu’on doit observer chez le spectateur et qui doivent aboutir à des valeurs esthétiques. Les qualités neutres du tableau (la dimension, par exemple), qui ne sont pas d’emblée dotées d’une valeur esthétique, peuvent néanmoins jouer un rôle dans l’émergence de la valeur.

 

Le tableau a donc toujours modélisé deux registres hétérogènes et néanmoins mis en connexion étroite : celui d’un matériau plus ou moins donné et celui de la reconstitution d’une unité significative des éléments de ce matériau ; soit un registre objectif et un registre subjectif mis en relation en vue de la production d’un « sens ». Il y a donc plusieurs « strates » dans les tableaux devenus des œuvres. C’est ce à quoi est consacrée la première partie de cette conférence. Les deux moments suivants sont consacrés respectivement à la tentative de définir ce qu’est la peinture figurative et à ce que l’on doit entendre par « peinture abstraite ».

 

Dans la peinture abstraite, tout comme dans les tableaux figuratifs, les taches de couleur sont liées les unes aux autres par tout un système qui n’est autre qu’une composition, dont la cohérence, l’unité ou la liaison, est plus ou moins saisissable par l’intuition, plus ou moins susceptible d’être reconstituée par l’intentionnalité. Le statut des taches de couleur dans la peinture abstraite posera la question de sa différence d’avec des panneaux décoratifs ou des éléments décoratifs intégrés à un ensemble architectural. La frontière passe par une différence entre des valeurs esthétiques et des valeurs artistiques qui seule permettra en dernière instance de distinguer un « tableau » abstrait d’un pan mural « décoratif ».

 

Il s’agit dans les deux dernières parties de cette conférence de nous faire sortir d’une opposition simple, voire simpliste, entre peinture abstraite et peinture figurative. Il s’agit également de remettre en question la notion même de peinture abstraite telle que l’entend la conception commune. Non seulement l’auteur préfère parler de peinture concrète (parce qu’il est question essentiellement de matière dans cette peinture et de son statut), mais il va également préciser les manières dont il faut entendre l’abstraction en peinture : ce qui ne représente pas d’objectité figurée (homme, chose) ; ce qui nous permet de « faire abstraction » des choses figurées ; est abstrait un tableau qui est isolé de l’ensemble de son environnement visuel dans la mesure où il constitue un accord spécial de qualités chromatiques ; il l’est aussi lorsqu’il y a simplification et déformation des formes.

 

Sausen Mustafova