Bertrand RUSSELL, Le pacifisme et la révolution. Écrits politiques (1914-1918), Agone, 2014. Lu par Laurence Harang

Bertrand Russell ne s’est pas contenté d’être un philosophe des mathématiques et de la logique ; son engagement politique le conduit à refuser catégoriquement la Première Guerre mondiale.

 

Bertrand Russell ne s’est pas contenté d’être un philosophe des mathématiques et de la logique ; son engagement politique le conduit à refuser catégoriquement la Première Guerre mondiale. Aussi le 4 août 1914, lorsque la Grande-Bretagne déclare la guerre, notre militant pacifiste écrit un article dans le journal « the Nation », article refusé tant la critique est violente :

« La première nécessité pour la démocratie, pour la civilisation et pour tout progrès facilitant la lente transformation de la bête sauvage en homme, c’est la paix : non pas la « paix » que Sir Edward Grey et les ministres des Affaires étrangères des autres pays ont concoctée, celle où les armées se font face munies de fusils chargés, et où l’ordre de donner le feu ne retentit que lorsque les nerfs d’un soldat craquent àcause d’une tension trop longue. (p. 34).

Pacifiste, libéral dissident, Russell philosophe et logicien dénonce dans son engagement de militant les excès de la Première guerre mondiale.

Les éditions Agone ont regroupé les écrits de Russell – articles, tracts, conférences – en six chapitres :

I. Un libéral dissident (août 1914-décembre 1915)

II. Avec les objecteurs de conscience (janvier-août 1916)

III. « Le monde que l’on peut faire » (septembre-décembre1916)

IV. Pacifisme et révolution (décembre 1916- juillet 1917)

V. Le reflux et la prison (juillet 1917-novembre 1918)

VI. Le sens d’un combat (1919-1920)

 

   Le pacifisme du philosophe britannique est révélateur d’une conception démocratique de la société : il est absurde de faire de la guerre le moteur du progrès des civilisations ; car la violence détruit les idéaux de l’humanité. Il faut donc militer pour une société pacifique et généreuse. Mais il faut penser une forme de gouvernement - le socialisme - qui ne nie pas la liberté de l’individu. Le parcours de ce démocrate libéral et aristocratique  - par ses origines et son parcours universitaire -  est exemplaire tant par son soutien aux objecteurs de conscience,  que par son adhésion à l’association contre la conscription (NCF)  qui le conduira en prison en 1918.

Bertrand Russell dénonce vigoureusement la croyance absurde selon laquelle « une guerre peut mettre fin à la guerre » selon la formule de H. G. Wells. Aucune guerre n’est juste si elle n’est pas justifiée par une invasion ; et tout enthousiasme pour la guerre est le signe d’une cruauté sans limite. Car, en bon logicien, Russell se demande avec raison si la propagande des gouvernements est validée par les faits. Or, rien ne dit que l’ennemi est « cruel » :

« On croit toujours que les guerres sont justes et que l’on combat pour les intérêts de la paix, mais aucune guerre jusqu’ici n’a mis fin à la guerre. Si celle-ci doit se terminer autrement, alors elle doit engendrer un esprit nouveau, et surtout elle doit nous débarrasser de cette conviction ardente et faussement humaine que l’ennemi est cruel. » (p. 46).

  Il ne faut pas s’y méprendre : la guerre ne repose ni sur l’exigence de la justice ou des intérêts bien compris ; mais sur « les instincts liés au combat ». C’est pourquoi le souci de toute nation est de faire naître l’amour de la patrie, loin des idéaux de vérité.  Ainsi, les croyances prennent le pas sur les faits et conditionnent des comportements belliqueux. Avec ironie, Russell imagine deux chiens de deux pays différents revendiquant leurs « idéaux », alors qu’ils sont guidés uniquement par leurs instincts. C’est ainsi que les nations se comportent :

« Si on leur avait enseigné que le Chien est un animal rationnel, nous pouvons être sûrs qu’une superstructure de croyances se développerait chez eux pendant le combat. En réalité, ils se battent parce que quelque chose dans l’odeur de l’autre les met en colère. Mais si leur bagarre s’accompagnait d’une activité intellectuelle, l’un prétendrait se battre pour promouvoir la bonne sorte d’odeur (Kultur), et l’autre pour défendre la liberté canine imprescriptible de courir sur le trottoir (démocratie). » (p. 94-95). 

 Pour changer les mentalités, pour combattre les instincts, il faudrait sans doute éduquer l’humanité à seule fin de développer des sentiments moraux comme la générosité ; Russell ne cesse d’y faire allusion dans son parcours de militant : sans élévation de l’humanité, aucun progrès n’est possible :

« La connaissance accompagnée d’une élévation de l’esprit est l’instrument principal du progrès humain ; la connaissance sans élévation de l’esprit devient facilement démoniaque, et elle aggrave les blessures que l’homme inflige à l’homme. » (p. 98).

   La lutte politique s’accompagne donc d’une contestation des habitudes admises et des croyances partagées. C’est ainsi que Russell s’engage dès 1916 auprès des objecteurs de conscience : il faut se battre pour défendre leurs droits. Mais surtout il faut combattre l’idée selon laquelle les opposants à la guerre sont des lâches. En effet, ce sont les résistants à la guerre qui sont capables de défendre non « la loi de la haine » mais « la loi de l’amour ». C’est pourquoi, il est nécessaire de penser un monde de l’après-guerre sans violence ; « ce sont les objecteurs de conscience qui forment le noyau de la civilisation future. » (P 127). Il est donc injustifié de briser la liberté et le pouvoir de décision des individus ; Russell défend ainsi ses profondes convictions politiques : être libéral en ce sens signifie s’opposer à toute forme d’oppression de l’État. Mais il faut aller plus loin pour garantir la survie des idéaux d’humanité.

  Dès septembre 1916,  Russell donne une série de cinq conférences à Manchester, à Birmingham devant des auditoires ouvriers. Il ne s’agit pas seulement de défendre des idéaux politiques, mais de repenser des idéaux de vie :

« Les idéaux politiques doivent reposer sur des idéaux pour la vie individuelle. La politique devrait avoir pour but de rendre la vie des individus aussi bonne que possible. » (p. 135).

C’est pourquoi ce sont les forces créatrices de l’individu qui doivent se développer, et non l’instinct de possession. Il suffit de comparer le développement naturel d’une plante au comportement moral d’un être humain pour s’en convaincre. En revanche, la « possessivité » est pour le philosophe britannique cause de tous les maux car elle engendre le désir de dominer. La difficulté politique est de parvenir à concilier précisément cette liberté créatrice de l’individu avec l’exigence d’égalité et de justice : seul le socialisme peut y parvenir, mais un socialisme qui ne nie pas les droits fondamentaux de l’individu. Mais en même temps Russell, au cours de son parcours, défend le socialisme parce qu’il est le seul à s’opposer au capitalisme.  Il faut donc parvenir à un équilibre entre l’instauration d’un État qui puisse garantir la justice sociale et les idéaux de liberté. Dès la Révolution russe de 1917, Russell tente d’associer « pacifisme » et « révolution », projet dont on peut deviner la complexité.

   Le socialisme apparaît nécessaire puisqu’il constitue un rempart contre le capitalisme, contre le contrôle des individus. Peut-être pouvons-nous supposer, selon l’auteur, que le socialisme comme le capitalisme n’est qu’une étape dans l’histoire. Bien sûr, il s’agit de mesurer la force d’un  socialisme international – ni trop « long », ni trop « impitoyable. » Mais c’est une vérité que de constater que le capitalisme n’a pu apporter aux peuples le bonheur :

« Le capitalisme n’est parvenu à garantir ni la liberté, ni une véritable démocratie, ni une paix durable, ni l’accroissement de la production dont le monde a besoin ; et il n’y a aucune raison de penser que son échec dans ces domaines soit en quelque façon temporaire. » (p. 288-289).

C’est au nom d’une exigence de justice que Russell entend construire un monde d’après-guerre, un monde meilleur. Le philosophe britannique entend mettre sa rigueur logique au service de la justice. Citons les propos du dernier chapitre, « Le sens d’un combat » :

« Les idéaux de liberté, de justice économique, de coopération internationale dont le monde a besoin, et que seul le socialisme peut réaliser. »


   Il faut lire et réfléchir à la portée morale de ce livre : aucun peuple ne mérite la cruauté des hommes !

 

Laurence Harang, docteur et professeur de philosophie à Toulon.