La Beauté, éd. le Philosophoire, lu par Marie-Christine Ibgui

La Beauté, Entretien avec Marc Jimenez, Inédit de Jules Lequier: Fragments sur le beau, éd. le Philosophoire.

Dans son éditorial, Frédéric Dupin explique que la beauté lance un triple défi —à la raison qui ne peut la prouver, mais à qui elle donne à penser, —à la technique qui ne peut la produire même si l’art lui a longtemps été associé, —à la sensibilité enfin, subjective et cependant capable de fonder une communauté de goût. Pour toutes ces raisons, la question de la beauté interroge le philosophe qu’elle inspire, tout en suscitant sa méfiance à l’égard de son pouvoir de séduction.



Dans son entretien avec J.-C. Poizat, Marc Jimenez déclare que, depuis Baumgarten, l’esthétique a eu à surmonter la difficulté consistant à se tenir à égale distance d’un rationalisme dogmatique et d’un sensualisme relativiste, ou –ce qui revient au même–, de la raison et de l’imagination. Il étudie ensuite les conditions d’émergence d’une réflexion esthétique moderne en termes de « déliaison ». En effet, l’esthétique a dû conquérir son autonomie vis-à-vis du modèle grec, de la philosophie platonicienne tout d’abord et de son idéalisation de la beauté intelligible, par opposition à une beauté artistique sensible, dangereuse et mensongère, puis de la philosophie aristotélicienne, qui en valorisant la mimèsis, a empêché l’artiste de se définir comme créateur original.

Par opposition à l’artisan en effet, à la Renaissance, la reconnaissance du statut nouveau de l’artiste, ouvre la voie à la subjectivité, qui se manifeste autant dans la production que dans le jugement de goût. Pour autant, Marc Jimenez se refuse à faire remonter la conception de l’Art Moderne à la Renaissance. Il réserve cette expression à la rupture avec le passé initié par les artistes du xixe siècle. Il n’est pas non plus question de préférer alors la nouveauté à la beauté, mais de renoncer à toute transcendance du beau. Ce qui caractérise l’art contemporain, apparu quant à lui dans les années 1960-70, c’est la diversité qui le rend inclassable dans aucun des mouvements artistiques du xxe siècle. Dans cette catégorie d’art contemporain, constate Marc Jimenez, sont toutefois rangées les œuvres auxquelles on reproche de relever du « n’importe quoi », mais qui sont paradoxalement reconnues sur le marché de l’art, ce qui en désamorce aussitôt la portée subversive. Cette tendance n’exclut pas, mais rend au contraire nécessaire un autre régime d’évaluation, plus attentif à chaque œuvre, à partir de critères qui ne seraient pas économiques, afin d’en redécouvrir le pouvoir transgressif. C’est pourquoi, se consacrer à l’esthétique, c’est mener une réflexion philosophique critique qui s’oppose au pouvoir de récupération des œuvres d’art par le système institutionnel et mercantile de la culture.

 

Dans son article, intitulé « Beauté et différenciation », Bernard Esmein étudie les trois modèles de beauté inspirée de la nature : l’harmonie, la variation, l’irrégularité. Il accorde à la deuxième le privilège de révéler les limites des deux autres.

En effet, l’harmonie défendue à la Renaissance par Alberti, et incarnée par le corps humain, soulève le double problème de savoir si cette perfection trouve son modèle dans la nature ou dans les proportions idéales de l’art et si, dans cette hypothèse, l’art n’est pas condamné à répéter toujours le même modèle pour respecter ces normes idéales. Mais la similitude ne conduit-elle pas à l’ennui et la beauté ne vient-elle pas justement de la variété naturelle ?

C’est en effet en remontant à St-Augustin qu’on trouve affirmée la dignité de la diversité comme caractéristique de l’excellence humaine. Les naturalistes étendent cette admiration qui s’étend à toute la variété du règne vivant ; ils voient en elle en effet une source de différenciation et de foisonnement infinis des formes. Or c’est bien cette variation (à partir d’un même type) qui rend possible le jugement esthétique, en rendant attractive la différence, par quelque effet d’exagération, de difformité ou de dissonance. Elle fait percevoir quelque chose de nouveau dans la prodigalité des formes, malgré leur similitude. Plutôt que l’original, c’est ce dont on a appris à distinguer les différences, qui est jugé beau. Mais la beauté pourrait-elle résider dans une variété sans composition, dans une irrégularité sans ordre ?

Même dans l’esthétique japonaise où l’on part de l’irrégularité de la nature, il s’agit encore de mettre au jour l’ordre qui se cache derrière le déséquilibre. Pour illustrer cette présence d’un ordre derrière l’irrégularité, B. Esmein prend l’exemple de l’art de l’arrangement floral comme synthèse d’un paysage ou de la composition des jardins, et comme symbole de l’univers en miniature. Le deuxième exemple proposé est celui de la calligraphie qui allie la permanence de la forme des traits et la différenciation introduite par le mouvement du tracé qui anime les caractères, comme le souffle créateur anime toutes les créatures. C’est donc la nature, comme puissance de différenciation à partir d’une identité formelle qui inspire à l’homme un sentiment esthétique. B Esmein en conclut que si la perception esthétique consiste à ne pas percevoir sous l’angle quotidien, elle peut donc faire l’objet d’une éducation afin d’être plus sensible aux différences, puis à leurs combinaisons et à leurs arrangements.

 

Dans « Illusions et exigences du jugement esthétique », Vincent Citot part de la définition de l’homme comme être capable de jugement et dans l’obligation de bien juger. Or l’homme a tendance à juger hâtivement, ce qui le conduit à deux types d’erreur que l’auteur cherche à dépasser en définissant les critères d’un jugement esthétique lucide.

La première erreur consiste à attribuer aux choses la beauté que notre jugement leur reconnaît. A cette agréable illusion de la valeur objective de nos jugements de goût, s’oppose une deuxième erreur qui consiste à défendre le relativisme des jugements purement subjectifs, abolissant ainsi toute norme du goût et le rendant incommunicable.

Certes, le jugement de goût n’est pas universel ; il ne résulte pas d’une faculté préexistante, mais c’est une activité qui doit s’exercer dans un contexte historique, social et psychologique donné. Ce qui néanmoins reste constant, c’est que le sentiment du beau est suscité par la représentation d’un idéal, c’est-à-dire de valeurs et d’idées qui sont celles des classes dominantes, relativisées par les déterminismes individuels et psychologiques du goût. Donc, malgré le caractère contextuel du jugement de goût, V. Citot reconnaît à l’individu la liberté de bien juger, en établissant une hiérarchie de valeurs qui engagent l’humanité de l’homme. Si Une œuvre d’art flatte ce qu’il y a de vil en l’homme, elle est un simple divertissement. Si elle flatte au contraire ce qu’il y a de supérieur en lui et élève son esprit, alors elle peut être dite belle. Le sentiment du beau ne varie pas, quelles que soient les cultures ; il révèle toujours cette aspiration de l’homme à s’élever et il est suscité lorsque les idées s’incarnent dans une forme sensible avec pureté et simplicité. Le beau doit donc témoigner de la résolution de cette tension entre le moi et l’idéal, souvent ressentie face au spectacle d’une nature grandiose.

Mais cet idéal peut n’être que celui de la vérité comme condition de l’appréciation esthétique, lorsque celle-ci revient à montrer la misère, le mal ou le banal, c’est-à-dire rien d’idéal. Or, note encore V. Citot, cet idéal de vérité semble commun à toutes les cultures produites par l’histoire ; il nourrit notre sentiment du beau, en tant qu’il reflète la vérité de la condition humaine.

Mais V. Citot se pose, pour finir,  la question de savoir si l’art contemporain, tiraillé entre son désir de se débarrasser du beau et de plaire ou de distraire, réussira encore à susciter ce sentiment du beau ou bien si, peu soucieux du vrai et trop commercial, il ne repose pas de façon urgente la question des critères du jugement de goût.

 

 

Dans « Ondoyante beauté », Christophe Giolitto se demande ce que valent les définitions de la beauté, si celle-ci peut même être définie sans que soit occulté son chatoiement sensible et sa variété.

Dans les théories Antiques, le beau sensible reflète le beau intelligible ; il procède d’une grâce divine ou prend la forme du Bien. A partir de la Renaissance au contraire, la nature incarne cette beauté et s’adresse aux sens qu’elle charme ou inquiète. Mais au XVIIIème siècle, le beau faut surtout l’objet d’une appréciation subjective et d’une expérience esthétique, qui loin de la relativiser, peut être partagée grâce à un sens commun et être éduquée grâce à une culture du goût. Mais C. Giolitto note qu’il y a là un paradoxe. Comment le goût peut-il être à la fois universellement partagé et cultivé en même temps par des normes forcément  relatives à une époque ?

C. Giolitto note que l’iconographie rend compte de cette difficulté, en représentant la beauté sous les traits de la Venus à sa toilette, tenant en sa main un miroir, comme un séduisant objet du désir, inaccessible cependant au spectateur. De même le peintre W. Hogarth fait ressortir l’aspect naturel et gracieux de la beauté féminine et la caractérise comme ondoiement. Il évite ainsi toute détermination objective et restitue bien, même si c’est de façon restrictive, son aspect essentiellement fuyant, mystérieux et voilé.

 

Claude Obadia décrit « L’expérience mystérieuse de la beauté » comme celle de la liberté par rapport aux impératifs utilitaires et aussi d’une apaisante réconciliation de l’esprit et de la matière. Pourtant il constate qu’il reste difficile de dégager l’unité derrière la multiplicité de ses formes et de savoir si les jugements portés sur la beauté sont subjectifs ou objectifs.

Pour éclaircir ce mystère, C. Obadia, à l’instar de Kant, précise que le beau suscite une expérience  perceptive, source d’un plaisir non sensuel, contrairement aux plaisirs qui s’adressent à nos organes et qui supposent la consommation de l’objet de plaisir. Pourtant si le plaisir esthétique stimule bien la perception, ce n’est pas sans susciter aussi la méditation, chacune de ces activités cherchant dans l’autre la réponse à ses questions. Le beau fait donc l’objet d’une contemplation désintéressée. A côté de cette première remarque, C. Obadia souligne également le paradoxe déjà relevé par Kant : si l’expérience esthétique est subjective, elle aspire toutefois à se communiquer, alors qu’il n’y a aucun moyen de définir les propriétés objectives de la beauté. C’est donc en vertu du sens commun que je suppose chez autrui la même disposition des facultés de représentation à jouer l’une avec l’autre librement. Le plaisir esthétique procure ainsi la satisfaction de découvrir l’unité de nos facultés ainsi que notre unité avec autrui. Obadia en conclut que l’esthétique kantienne anticipe l’art moderne, défini d’après lui, par l’exil du sens, grâce au concept de « beauté libre », suscitée par le pur jeu des formes, sans signification donnée.

 

Camille Froidevaux-Metterie se propose de penser la « beauté féminine », non pas dans sa dimension d’aliénation au regard masculin, mais dans le cadre d’un projet de coïncidence à soi. En effet une réflexion phénoménologique sur la beauté des femmes peut, d’après l’auteure, s’appuyer sur l’affirmation de Merleau Ponty d’après laquelle l’existence est incarnée et par là même temporelle. Or l’expérience du féminin se caractérise d’abord par une conscience aigüe de la limitation temporelle, vécue physiquement, et d’une relation aux autres et à elle-même qui passe par le corps. C’est pourquoi, la quête de la beauté peut être comprise comme une tentative de réappropriation par la femme de son corps, ou encore de son être à travers son apparence.

 

Sylvie Paillat s’interroge, quant à elle, sur la possibilité d’une« esthétique du rire », alors que celui-ci est plutôt associé, dès l’Antiquité Grecque, à la laideur, à l’immoralité ou à la folie, tandis que la beauté ne prêterait pas à rire, comme en témoigne la figure du héros qui transcende la finitude humaine. C’est avec la crise de la métaphysique et de la raison qu’une esthétique du rire redevient possible. En effet, le comique peut être tragique lorsqu’il révèle l’absurdité et la finitude de l’existence.

Après la crise de la métaphysique et l’amorce d’une nouvelle ontologie matérialiste, une esthétique du rire se constitue, qui pourrait correspondre au stade esthétique, décrit par Kierkegaard, comme celui de la jouissance immédiate de la vie et de la sensualité, ou à la métaphysique du comique absolu chez Baudelaire. Dans les deux cas, le comique ordinaire représente l’humanité déchue, mais Baudelaire discerne dans le grotesque ou comique absolu, une création qui manifeste la puissance de l’homme, transcendant les limites de sa propre nature et ressemblant au dernier stade religieux chez Kierkegaard. Baudelaire donne ainsi naissance à l’esthétique de la laideur, de l’immoralité et de la discordance et cette esthétique du rire est elle-même la condition d’une métaphysique du rire, ainsi réintégré dans l’histoire de la rationalité occidentale.

 

Dans sa présentation de l’inédit intitulé « Fragments sur le beau » de Jules Lequier, Goulven Le Brech résume la pensée de celui qui fut philosophe, théologien et  ami de Renouvier. D’après J. Lequier, le beau renvoie à l’idéal comme figure du possible, par opposition à la nécessité des phénomènes qu’ étudie la science. Mais c’est le même ordre que la science recherche et que le poète pressent grâce à la puissance de l’esprit humain et de sa liberté. L’homme éprouve donc le sentiment du beau dans l’idée de l’ordre.

 

De même, Vincent Citot, s’appuyant sur les cahiers de J. Lequier, montre que l’esthétique de ce dernier exprime le conflit entre liberté et nécessité. En effet, la beauté renvoie l’homme à son essence. Capable par son intelligence de comprendre l’ordre des choses, il affirme cependant sa liberté, en défiant le déterminisme. La liberté est en effet la puissance d’introduire du possible dans l’impossible et la beauté est le reflet de la liberté au cœur de la nécessité.

 

Dans tous ces articles regroupés sous le titre La Beauté, plusieurs tentatives de définition sont proposées, s’inspirant pour certaines de l’esthétique kantienne. Elles concourent soit à noter le caractère fuyant et insaisissable de la beauté, qu’on ne saurait soumettre aux normes de l’esprit, soit à développer une nouvelle culture du goût ou de la perception esthétique, contre la récupération des œuvres d’art par le système marchand, ou en réponse à l’art contemporain qui semble renoncer à l’idéal du beau. Ces différents articles offrent donc un fil conducteur éclairant l’histoire du concept de beauté, soit en en proposant une définition originale et synthétique, comme dans les fragments de J. Lequier, soit en cherchant les applications de cette réflexion esthétique  à la question féminine ou à celle du rire, pour en montrer la portée phénoménologique ou métaphysique. Toutefois la dimension sociologique de l’esthétique, si importante pour comprendre les conditions de la réception de l’œuvre,  semble ici être reléguée au second plan et n’être abordée qu’au détour de l’article de M. Jimenez. A l’inverse, on peut s’étonner de voir la nature, chez B. Esmein, redevenir, comme chez les Classiques, la source à laquelle nous puiserions nos différents modèles de beauté, alors que nous pensions, depuis Baudelaire, que la beauté était devenue essentiellement artificielle. Ces articles proposent des approches variées, voire contradictoires de la beauté, et ils orientent le lecteur sur la piste des rapports entre l’art et l’esthétique : la beauté doit-elle rester le but de l’œuvre d’art ou n’est-elle pas devenue un idéal en crise, non seulement en raison de la difficulté à la définir, mais aussi parce que l’art ne vise pas forcément l’idéal ?

 

Marie-Christine Ibgui