Hart Nibbrig, Esthétique des fins dernières, Klincksieck 2012, lu par Karim Oukaci

Hart Nibbrig, Christiaan Lucas, Esthétique des fins dernières, Ästhetik der letzten Dinge (1989), traduit par Françoise L'Homer-Lebleu, Klincksieck, Paris, 2012.

   Dans l'Esthétique des fins dernières, il est rarement question de fins dernières. C'est que l'expression allemande, die letzte Dinge, que la traductrice a choisi de restituer de façon conventionnelle, peut aussi avoir une acception bien plus banale (« les derniers moments ») et tout à fait extérieure au sens eschatologique ordinairement associé aux novissima depuis le Siracide et le Deutéronome.

   Il convient donc de ne pas se laisser tromper par un titre que la deuxième édition de Francfort a d'ailleurs modifié en Ästhetik des Todes (1995) pour plus de clarté. Ce livre analyse tout bonnement les diverses représentations de la mort dans les beaux-arts, à la suite des études de Guiomar (1967), de Huizinga (1975) et de Thomas Macho (1987), sans chercher à interroger celles du Jugement dernier, du Paradis ou de l'Enfer.

 

   D'emblée, c'est la simplicité voire l'arbitraire propres au genre de l'essai que l'auteur, alors professeur de germanistique à l'Université de Lausanne, revendique au titre de méthode : le ton de ses remarques se veut « léger et profane » (p. 13) ; et, de fait, ses analyses textuelles et iconographiques se présentent sous forme fragmentaire et presque aphoristique, s'éloignant de la démarche systématique d'historiens comme Ariès (1977) ou N. Fischer (2001). Sans préface, introduction, ni conclusion, sans bibliographie, sommaire, ni table, l'œuvre se divise en sept chapitres sans titre qui se subdivisent eux-mêmes en douze sections, la dernière du dernier restant page blanche.

 

   Le chapitre premier (p. 13-24) analyse la contradiction interne à toute tentative de représenter la mort : puisqu'elle échappe à la sensation, à l'imagination et au concept, elle constitue, par son inexistence, « le plus grand défi lancé à la raison esthétique » (p. 13). Ce défi est relevé par la possibilité d'une fiction (section 2), que crée par exemple la narration de l'achèvement d'une vie dans la mort (s. 3). Mais ce point de vue extérieur du narrateur sur la mort est déjà l'indice de sa fondamentale étrangeté à notre pensée (s. 4) : elle n'est au mieux que l'idée d'une limite négative ou d'une ligne d'horizon (s. 5), celle d'un vide (s. 6), d'une discontinuité (s. 7), d'une absence (s. 8) ou d'une indistinction (s. 9). Cette impossibilité du discours sur la mort laisse donc la place aux jeux des métaphores (s. 10) - métaphores thanatologiques qui esthétisent l'absence de cet objet, la peur de cette absence et la logique de substitution que cette peur enfante (s. 11). L'indétermination de la mort est somme toute source et d'angoisse et de fiction (s. 12). 

   Le chapitre 2 (p. 25-54), riche d'une vingtaine d'illustrations, étudie les modalités propres aux représentations picturales. L'analyse du tableau de Poussin Et in Arcadia ego dévoile une structure générale d'intrication de l'absence dans la présence (s. 1) qui peut s'exprimer dans les figures variées du sommeil ou de la chute (Bruegel, s. 2), de l'entre-deux (J.-L. David, s. 3), de la soudaineté (Goya/Manet, s. 4), de l'horizontalité (Hodler, s. 5), de la dispersion (Warhol, s. 6), de l'envol (Fra Angelico, s. 7), du glissement (bande dessinée, s. 8), de l'enlisement (caricature, s. 9), de l'abandon (Ungerer, s. 10), du nivellement ou de l'effacement (motifs du squelette et de la danse macabre, s. 11). L'analyse d'œuvres de Rainer et de G. Pedretti montre, cependant, que la représentation esthétique de la mort peut devenir protestation contre l'horreur née de cette esthétisation (s. 12).

   Le chapitre 3 (p. 55-93) traite des tropes employés par les représentations littéraires. Sont ainsi examinées les métaphores du dépouillement chez Kafka (s. 1), de l'effondrement chez Flaubert (s. 2), de l'assourdissement chez Proust (s. 3), du suaire chez Handke (s. 4), de la défaite chez Th. Bernhard (s. 5), du soleil couchant chez Gotthelf (s. 6), métaphore qui devient une allégorie de la transfiguration chez Karl May (s. 7) ou un symbole de sublimation érotique chez Th. Mann et de désubjectivisation chez Christa Wolf (s. 8), de l'accouchement chez Rilke (s. 9) ou de la lutte chez Canetti (s. 10). Sont aussi évoquées la rhétorique du silence d'Erica Pedretti (s. 11) et la technique de fragmentation de Peter Noll (s. 12).

   Le chapitre 4 (p. 95-121) étudie, dans sa dimension thanatographique, la disparition de la figure littéraire du diable, cette « projection extériorisée d'un persécuteur intérieur » (p. 97). La section 1 contient son « éloge funèbre ». La suite du chapitre l'illustre par l'examen successif de l'échec de l'hypostase du mal chez Lessing (s. 2), d'un rejet du manichéisme du langage chez Kleist (s. 3), d'un dépassement du dualisme extériorité/intériorité chez Gœthe (s. 4), de l'intégration du diable dans le processus de l'autofiction chez Hoffmann et Schelling (s. 5), dans le processus de la socialisation chez Chamisso (s. 6), de la singularisation chez Grabbe (s. 7), de la moralisation chez Gotthelf (s. 8) et même de la domination du désir chez Keller (s. 9). Le diable, d'objet récupéré, est alors devenu objet risible (Kafka, s. 10) qui rend impossible toute diabolisation, y compris du nazisme chez H. et Klaus Mann (s. 11). Il n'est reste pas moins lié, par sa négativité incorporée au thème de la morbidité, au processus de l'écriture chez Th. Mann et chez F. Zorn (s. 12).

   Le chapitre 5 (p. 125-174) s'intéresse aux failles brisant l'unité de ces modèles tropologiques construits autour de la mort dans la poésie épique (s. 1), dans le lyrisme guerrier (s. 2), dans l'oraison funèbre (s. 3), dans l'épitaphe (s. 4), dans le roman policier (s. 5), dans la prose médicale (s. 6), dans le thème du masque mortuaire (s. 7), dans la photographie (s. 8), dans la nécrologie (s. 9), dans le genre fantastique (s. 10). Mais les romans de Beckett (s. 11) et la scène du salut de Faust chez Gœthe (s. 12) montrent comment une conception renouvelée de la limite permet d'esthétiser la reconnaissance même de ces failles.

   Le chapitre 6 (p. 177-244) étudie les failles particulières aux allégories de la mort dans l'esthétisation néo-classique (s. 1), chez Gœthe (s. 2), dans l'érotisation opérée par les Romantiques (s. 3), chez Baudelaire (s. 4), dans la politisation de G. Büchner (s. 5), chez Brecht (s. 6), dans le thème de la résurrection chez Schwitter (s. 7), dans celui de l'éternité chez Th. Wilder et M. Frisch (s. 8), chez Ionesco (s. 9), dans l'humanisme de Tolstoï (s. 10), de Th. Mann (s. 11) et de Broch (s. 12).

   Le dernier chapitre (p. 247-300), illustré de partitions, étudie les représentations musicales : le silence (s. 1-3), la césure et la monotonie (s. 4), la chute chez Verdi et Brahms (s. 5-6), le passage chez Wagner et Mahler (s. 7-8), la brisure chez R. Strauss (s. 9), la fuite du temps dans la chanson populaire (s. 10) et son abolition (Berg, s. 11).

 

   La variété des exemples, la diversité des domaines abordés et la pluralité des époques traversées dans l'ouvrage comptent parmi ses atouts. Elles constitueraient aussi pour une bonne part sa faiblesse, si Nibbrig ne créait lui-même, section après section, ce sentiment d'éclatement et d'inachèvement qui correspond seul, pour lui, à la mort (une absence d'objet qui absente le sujet) : s'il ne peut y avoir de théorie de la mort, l'analyse des stratagèmes esthétiques destinés à contourner l'interdit gagne alors toute sa pertinence. Le principal intérêt du livre n'est donc pas théorique ; il n'est certes pas non plus esthétique. Il est de se réduire à une série de microlectures très suggestives qui abandonne l'idéal d'une transparence totale de la mort et n'impose pas un éclaircissement de son sens, mais au contraire sa dissémination en une infinité de métaphores possibles dont l'unique point commun est de chercher à la rendre le plus illisible dans son inexistence pour nous. L'intérêt est enfin de faire apercevoir, au travers de ses analyses, les références habituelles au monde germaniste qu'un lecteur français aura sans doute le plaisir de trouver peu familières.


Karim Oukaci