François Hartog, Croire en l’histoire, Flammarion, lu par Sylvie Coirault-Neuburger

François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013

Dans son livre Croire en l’histoire, François Hartog, directeur d’études à l’EHESS, montre la remise en cause de la toute-puissance des historiens sur le sens du monde et du temps, dans les années d’après 1945 puis surtout depuis les années 1980. La rédaction même d’un livre d’histoire pose des problèmes dont on peut se demander s’ils relèvent d’une poétique.

Aujourd’hui les hommes ont tendance à se détourner de l’histoire pour privilégier la mémoire. Celle-ci apparaît comme un gage de fidélité. La tendance à l’autre bout du temps est d’envisager le futur comme fermé, et un certain catastrophisme rend contemporaines les catastrophes passées, « un passé qui ne passe pas », avec les catastrophes perçues comme imminentes. « Le passé comme exotisme et réceptacle d’altérité des années 1970 a vécu » (p. 42). D’autre part, il n’est pas possible de séparer distinctement le récit historique et le récit de fiction. Les trois différentes modalités du temps dans l’histoire, déjà décrites dans Régimes d’historicité, sont rendues plus sensibles ici. Dans l’histoire ancienne le passé sert à expliquer le présent (exempla vitae). Dans le régime moderne d’historicité le futur explique le passé, et l’on se grise d’une idée de progrès et d’une « accélération de l’histoire ». L’époque actuelle est dominée par ce que F. Hartog appelle le « présentisme », au jour le jour, les hommes semblent ne plus croire en l’histoire.

L’introduction se demande si l’on peut encore faire l’histoire, et faire de l’histoire. Elle montre le passage de Clio, l’histoire, à Mnémosunè, la mémoire. Le livre est présenté comme le prolongement d’Evidence de l’histoire, ce que croient les historiens, et insiste sur la « récente mise en question de cette « évidence » » (p. 33).

Le premier chapitre, « la montée des doutes », montre qu’aujourd’hui c’est l’histoire qui est jugée et non l’inverse, un mouvement qui accompagne la judiciarisation de nos sociétés. Nous en arrivons à la « décroyance » concernant au moins l’Histoire avec un grand H. L’historien ne peut plus se targuer d’un point de vue en surplomb, et il faut qu’il accepte de sortir de « son » temps et de « son » lieu. Ce qui préoccupe les non-historiens, c’est un problème d’identité. Or la mémoire paraît plus vraie que l’histoire, et cette dernière, de « fiction oppressive » (Kerwin Lee Klein, cité p. 53) au service de l’officiel, est devenue témoin convoqué en justice, l’historien devant prêter serment dans des procès. De plus, lui qui selon Péguy avait la mission d’enterrer les morts se voit chargé de les faire revivre, de les évoquer. Lors de ces mises en procès de l’histoire intervient désormais non plus la figure du héros, mais celle de la victime. A partir des années 1990 on reconnaît la victime, le « traumatisme », alors qu’auparavant, par rapport au soldat notamment, on était dans le soupçon (car le soldat pouvait être un simulateur). On passe des « morts pour » aux « morts à cause de ». Comme le traumatisme de la victime est un présent figé, ou un passé qui ne passe pas, se crée un temps intermédiaire, par exemple le temps de la « réconciliation » en Afrique du Sud. Temps des récits fragmentaires et provisoires, utilisant un certain nombre de maîtres mots.

Le 2e chapitre, « Une inquiétante étrangeté », s’inquiète de l’impossibilité d’atteindre le réel par le récit, la narration historique tend à mourir. Tourmenté par les conséquences du « linguistic turn », F. Hartog combine l’étude du récit par Ricoeur et l’œuvre de Ginzburg, selon laquelle il est possible d’atteindre le réel. F. Hartog s’interroge sur la poétique et la mise en intrigue de l’historiographie, avec White et Ricoeur, sans vouloir renoncer comme certains au récit, à l’événement, à l’individu. D’ailleurs, tout ce livre, Croire en l’histoire, témoigne de sa triple exigence pour écrire sur l’histoire ou plutôt les histoires de l’historiographie. Le problème est que l’historien veut à la fois être fidèle à la mémoire et chercher la vérité, alors faut-il renvoyer au lecteur-citoyen comme ultime arbitre ? F. Hartog s’interroge à la fois sur les oppositions et les articulations de mémoire et histoire, la mémoire assurant la continuité et l’histoire signalant les changements, les brisures dans la durée. Il faut surtout être un homme de terrain, aller voir, réintroduire l’historien dans l’histoire.

Le livre fait alors une place à trois œuvres d’art reproduites et un « intermède » à leur propos décrit « trois allégories de l’histoire » (le grand synchronisateur, la catastrophe, les ruines).

Le chapitre 3, « Du côté des écrivains, le Temps du roman », montre les écrivains très sensibles aux modifications de la temporalité selon l’époque, avec une préférence pour les ratés, l’hétérogénéité des temporalités. Balzac, par exemple dans Le Colonel Chabert, montre un « conflit des temporalités » entre le désuet qui va bientôt disparaître et les modes et les fortunes qui se font et se défont. Châteaubriand lutte contre le temps, et cherche à occuper, simultanément, toutes les positions, en recherchant « le simultané du non-simultané ». Tolstoï veut écrire l’histoire de tous et pas de quelques-uns, une histoire aux lois inaccessibles. Après la guerre de 1914 le temps est celui des engloutissements, de l’indistinct, de l’intuition, du relativisme. Il devient difficile de prétendre « faire » l’histoire, qui devient sans auteurs (Musil). Le tout ne forme plus un tout, alors comment raconter un réel éclaté ? Surtout si de plus, comme le ressentent Sartre et Robbe-Grillet, il n’y a que du présent, ou un temps qui ne coule plus. Que devient alors l’histoire ? C’est d’abord en la tenant à l’écart qu’on a, éventuellement, une chance d’y contribuer. Austerlitz montre un temps effondré, arrêté, où « la reconnaissance mémorielle n’opère pas » (p. 203) : on ne veut plus d’un lien vivant avec le passé. Quant à relater un événement comme la bataille d’Austerlitz, il faudrait selon Hilary, le professeur d’histoire du roman, un temps infini. L’univers d’Olivier Rolin est une sorte d’autopsie du temps, dans un temps où il n’y a plus de temps. En revanche il y a tout plein d’histoires, au pluriel, celles d’ « oubliés et de vaincus », sans synchronisation. Le chapitre se termine sur La route, où seul le regard du fils semble venir de « quelque inimaginable futur », et Fukushima, Récit d’un désastre, où même les paysages ont disparu, le futur est déjà là, déjà passé, déjà fixé par la « demi-vie » des produits radioactifs. Un « présentisme intégral ».

Le 4e et dernier chapitre, « du côté des historiens », reprend ce qui a déjà été dit, en faisant une histoire des conceptions du temps des historiens. Lorsqu’il y avait prédominance de la catégorie du futur, le temps était un acteur, et on croyait que les hommes faisaient l’histoire. Depuis 1789, l’avenir éclaire le chemin, avec l’idée d’une civilisation universelle, axée sur le progrès. Léopold von Ranke croit à une telle histoire, mais non comme histoire de l’Esprit à la façon de Hegel, mais comme réunion de tous les événements de tous les temps et de toutes les nations. Pour Marx, les révolutions sont les « locomotives » de l’histoire. Dès avant 1914 pourtant le temps se complexifie, il n’est plus d’une seule coulée. Un historien sous la IIIe république pouvait prétendre s’abstraire du présent, mais l’Affaire Dreyfus jette le trouble, divise les historiens, on ne sépare plus le présent du passé. La guerre de 14-18 met fin à la croyance dans un progrès linéaire et continu et à l’argumentaire sur la civilisation occidentale comme dernière étape atteinte par l’évolution de l’humanité. Lessing publie en 1919 « Geschichte als Sinngebung des Sinnlosen », que F. Hartog traduit ainsi : « L’histoire comme donatrice de sens à ce qui en est dépourvu ». Bref, on ne croit plus en l’Histoire. Mais comment justifier ce jugement sur l’histoire qui lui aussi prétend à un regard surplombant et synoptique, chez Spengler par exemple ? Le temps devient « relatif » : W. Benjamin s’oppose à un temps homogène et linéaire et appelle à relier autrement passé et présent. Il faudrait penser les civilisations au pluriel, le progrès n’est plus une catégorie universelle, mais un simple « mode particulier d’existence propre à notre société » (p. 259), et toutes les sociétés sont dans l’histoire et produisent de l’histoire.

Aujourd’hui l’événement est revenu au premier plan, et il est construit de façon à inclure la représentation qu’on « doit » en donner. Il y a une « autocommémoration immédiate » (p. 265), mais l’événement de cette sorte ne renvoie qu’à lui-même. Contre cette tendance F. Hartog propose une histoire où l’historien « navigue », et soit attentif aux situations et interactions en étant dans une forme d’entre-deux, loin de la séparation entre « eux » et « nous ».

En conclusion, il reste à maintenir une conscience de l’histoire, dans un contexte de crise qui est une crise du système, accompagnée selon F. Hartog de l’évanouissement de l’idée révolutionnaire. Pourtant, au sein de son livre, il s’est demandé si l’histoire ne reprenait pas son cours avec les révolutions arabes.

F. Hartog nous incite à nous méfier d’une approche du temps sous l’autorité de la mémoire. Il paraît bien sévère lorsqu’il voit dans le linguistic turn une légitimation dangereuse du révisionnisme de tradition anti-dreyfusarde. Il fait ici un essai intéressant pour écrire l’histoire, notamment celle de l’historiographie mais aussi de la conscience du temps des écrivains, selon la conception qui lui paraît la plus contemporaine de l’historiographie, sans céder au « présentisme » et en multipliant les points de vue, au risque cependant de répétitions.