Cyrille Begorre-Bret, L’amitié, de Platon à Debray, Eyrolles, 2015, lu par Patrick Raveau

Cyrille Begorre-Bret, L’amitié, de Platon à Debray, Préface d’André Comte-Sponville, Eyrolles, 2012

Il suffit de s’inscrire sur Facebook pour voir son nombre d’amis s’accroître indéfiniment. Mais il faudrait se leurrer sur le concept même d’amitié pour croire un seul instant que Facebook produit de véritables amis. L’amitié est rare, voire n’existe pas : «  ô mes amis, nous n’avons pas d’amis » écrivait  Aristote, et il est fréquent de se tromper sur ceux qu’on pense être nos amis.

C’est en suivant pas à pas les thèses de dix auteurs classiques (Platon, Aristote, Épicure, Montaigne, Pascal, Kant), et modernes  (Nietzsche, Foucault, Simone de Beauvoir  et Régis Debray) que Cyrille Begorre-Bret explore avec minutie les frontières entre l’amitié et autres relations affectives souvent confondues ou bien écartés systématiquement. S’écartant ainsi des lieux communs qui tendent à appauvrir la notion sinon à la travestir en l’élargissant excessivement, les questions jalonnent cet ouvrage, ce qui permet au lecteur d’effectuer une sorte de réduction eidétique afin de saisir la possible essence de l’amitié.

Qu’est-ce qu’un véritable ami ? Quelle est l’essence (si tant elle qu’elle existe) de l’amitié ? Peut-on confondre aussi aisément amitié et amour, et soutenir comme on le fait parfois qu’il  n’existe entre eux qu’une différence de degré et non de nature ? Par contraste, est-il légitime de considérer l’amitié irréductible à toute autre relation affective en lui refusant par exemple toute dimension sexuelle, estimant qu’amitié et amour s’excluent mutuellement (La Bruyère) ?

Sur quoi repose finalement l’amitié ? L’idée d’un Bien commun (l’idée du Bien, Platon), seul véritable ami au détriment des amitiés personnelles) ou de la bienveillance réciproque et de l’affection mutuelle (Aristote) ? Une amitié est-elle toujours désintéressée, ou au contraire n’est-elle qu’un leurre ? Aux yeux de Pascal, elle n’est que tyrannie du moi, illusion masquant en réalité l’orgueil, mais à l’opposé, la thèse aristotélicienne met en avant le caractère fondamental de la philia :  «  sans amis, dit Aristote, personne ne choisirait de vivre », l’homme étant par nature un animal amical (ce qui ouvrira le champ aux réflexions phénoménologiques quant au rapport du moi et de l’autre… et la dimension intersubjective de toute relation).

Mais l’amitié existe-t-elle réellement ou figure-t-elle seulement au rang des idéaux, constituant par là-même un devoir (Kant), qui se conjugue avec la dimension morale et sollicite le respect, de telle sorte que par-delà les devoirs inhérents à l’amitié s’impose le devoir de cultiver l’amitié ? L’amitié comme devoir plutôt que les devoirs de l’amitié.

Quoiqu’il en soit, l’objet de cet essai ne se contente pas de discerner les caractères propres à l’amitié, ses attributs essentiels, mais s’applique minutieusement à étudier les différents types établis au cours de l’histoire, définissant une hiérarchie certes critiquable par bien des aspects mais digne d’intérêt d’un point de vue sociologique. Non seulement par quoi l’amitié se reconnait-elle essentiellement, mais aussi sur quelle prétendue hiérarchie repose-t-elle (à tort ou à raison), qu’il s’agisse du rang social et ou de la sexualité des partenaires ?  Que penser d’une amitié entre bandits ? Entre femmes (aussi choquant que cela puisse paraître l’amitié féminine n’a pas toujours été considérée comme telle (cf. l’analyse de Simone de Beauvoir), la femme n’étant qu’un être « relatif » (au désir de l’homme) et la relation conjugale reléguant les autres affections au second plan. C’est pourquoi Simone de Beauvoir insiste sur la double hiérarchie procédant d’une vision machiste de l’humanité, supériorité à la fois de l’amitié sur l’amour mais aussi de l’homme sur la femme, cette dernière n’étant susceptible que de donner ou d’éprouver du désir physique. Logique implacable que dénonce la philosophe en réfutant toute thèse naturaliste, toute idée d’une nature humaine et de facto d’une nature féminine, éternelle (ou définie une fois pour toutes). Non à l’éternel féminin ! Il existe une fraternité entre personnes de même sexe comme  entre personnes de sexe opposé.

De même, le fossé entre amour et amitié, comme l’écrit Nietzsche s’abolit dès que l’on pense l’amitié comme un idéal poursuivi en commun ne se réduisant pas à la dimension sexuelle (l’amitié-fusion), mais bien plutôt  comme  dimension affective relevant de la pureté des sentiments, pureté que l’on peut trouver dans l’amour comme dans l’amitié, l’amour n’étant qu’une étape pouvant éventuellement conduire à ce sentiment noble qu’est précisément l’amitié.

Foucault est aussi à l’honneur dans ces pages, le philosophe dénonçant la croyance en une amitié vidée de sexualité. Insistant sur le caractère historique de ce concept, il nous rappelle que l’homosexualité dans l’antiquité faisait partie intégrante de l’amitié et que l’invention du terme homosexuel a contribué à circonscrire les limites de l’amitié et d’en faire ainsi un concurrent à l’amour conjugal hétérosexuel.

Ainsi, au travers de thèses  parfois divergentes le lecteur peut ainsi se faire une idée de la complexité du concept et  comme l’écrit A. Compte-Sponville dans la préface, « d’explorer en détail les espaces intermédiaires entre ces concepts souvent opposés (amour, amitié, charité etc.), les zones floues et mouvantes  (…) afin d’affiner ou d’ouvrir la ligne de démarcation et « du même coup de se libérer des schémas qu’on croyait éternels et qui n’étaient autres que le poids sur nos mentalités, de l’histoire et de la religion. »

L’ouvrage se termine (mais l’auteur précise que d’autres philosophes auraient bien sûr trouvé leur place dans cette histoire de l’amitié) avec Régis Debray pour qui l’amitié se reconnait davantage en tant qu’elle privilégie des relations individuelles au détriment d’une existence fraternelle et publique.Si l’individualisme triomphe, « l’individu est tout et le tout n’est plus rien », le Je effaçant le Nous, d’autres types de relations sont possibles, telle la charité, la solidarité prenant la pas sur la fraternité. Entre amitié et fraternité, le philosophe choisit la seconde, la première ne reflétant qu’un idéal étriqué.

D’un point de vue pédagogique, cet ouvrage a de nombreux mérites, entre autres celui d’être abordable par un large public, mais aussi d’être d’une grande clarté et d’illustrer les propos par des références empruntes au cinéma ou la littérature ou à l’art en général, enfin et surtout de renvoyer à certaines notions du programme de terminale: le désir, la dimension politique et /ou morale, le bonheur, la liberté, le devoir ainsi que la citoyenneté et la dimension politique de l’amitié.

Ajoutons que Cyrille Bégorre-Bret ne se contente pas de citer la thèse des philosophes cités ci-dessus mais rappelle dans leurs grandes lignes leur pensée afin de souligner à quel point leur conception sur le sujet s’inscrit dans une logique propre et originale, ce qui permet au lecteur d’avoir une vue d’ensemble à la fois sur l’histoire de l’amitié mais aussi sur des problèmes annexes à ce concept.

Patrick Raveau