Thibaut Gress, Descartes, Admiration et sensibilité, PUF, 2013, lu par Karine Peiffert

Thibaut Gress, Descartes, Admiration et sensibilité, PUF, 2013

Thibaut Gress a pour projet de montrer qu’une esthétique existe, avant Baumgarten et Kant, chez Descartes. Pour cela, il étudie de ce dernier les textes qui présentent de rares mais réelles traces d’une pensée sur l’esthétique. Il rencontre dès lors deux types d’esthétique, l’un orienté vers le plaisir sensible du sujet, l’autre vers la saisie subjective d’une beauté de l’immatériel.

Introduction : Pour une esthétique cartésienne

L’auteur s’étonne qu’une esthétique ne soit pas thématisée dans l’œuvre de Descartes alors même qu’est riche le contexte artistique de son époque et que son affirmation de l’union de l’âme et du corps permet de penser un « rapport esthétique au monde ». Rares sont les commentateurs de Descartes à traiter la question de l’esthétique tant son œuvre contient peu de références à la beauté et tant est tenace la doxa selon laquelle l’esthétique naît avec Baumgarten qui, pensant une autonomie de la sensibilité par rapport à la raison, ouvre la voie à la critique kantienne. T. Gress entend s’opposer à cette thèse, non en rejetant l’idée que l’esthétique s’enracine dans la subjectivité, mais en la faisant sienne pour la confronter à un problème dont il est étonnant qu’il n’ait pas été soulevé par ses défenseurs : si l’émergence de l’esthétique tient à celle du sujet, comment se fait-il que l’esthétique soit apparemment absente, voire impossible, chez celui qui a pourtant inauguré la pensée du sujet ? Elle ne peut l’être s’il n’y a pas d’esthétique sans subjectivité. Baumgarten fait de l’esthétique une saisie du beau par la sensibilité, donc un sentiment confus, inférieur au savoir rationnel. Or cette définition se concilie peu avec l’esthétique qu’on pourrait déduire, selon le projet de Cassirer, des principes du savoir dont Descartes soutient fermement l’unité. T. Gress distingue alors « objet de l’esthétique » et « jugement esthétique » pour concevoir un jugement sur l’objet sensible qui ne relève pas de la seule sensibilité. Ainsi, il se propose de penser, non un « cartésianisme esthétisé », mais une esthétique cartésienne, interne à l’œuvre.


Premier chapitre : un rapport sensible de l’esprit à l’objet

La condition première d’une esthétique est que soit possible un rapport sensible de l’esprit à l’objet. Suivant Cassirer, l’auteur l’établit, au premier chapitre, à partir de l’unité du savoir chez Descartes. Cette unité vient de celle de la méthode à l’œuvre dans chaque science, unité méthodologique qui trouve elle-même sa source dans l’unité de l’esprit. Or l’esprit, défini comme « chose qui pense », n’est pas purement intellectuel car le sentir, de l’aveu de Descartes dans la secondeMéditation, est une modalité de la pensée. La présence de la sensibilité au cœur de l’esprit ne signifie pas pour autant « l’autonomie du sensible », pensée par Kant. Celle-ci tient à la scission de l’esprit en facultés distinctes, chacune dévolue à une fonction particulière : la sensibilité, par laquelle l’esprit reçoit le monde sensible qui ne peut être saisi conceptuellement, et l’entendement producteur de concepts, sous lesquels peuvent être subsumées les données sensibles grâce seulement à un troisième terme, le schème transcendantal. L’autonomie du sensible permet la formation d’une science spécifique du sensible. Mais cette autonomie est niée chez Descartes qui ne divise pas l’esprit en facultés, d’où le paradoxe suivant : l’unité de l’esprit, dont est déduit un rapport de l’esprit au sensible et ouverte la possibilité d’une esthétique, est en même temps ce qui semble en interdire la constitution.


Deuxième chapitre : Objet esthétique et jugement esthétique

Face à ce problème, T. Gress juge plus judicieux, au deuxième chapitre, d’établir l’existence d’une esthétique cartésienne en distinguant l’« objet esthétique » du « jugement esthétique ». La représentation de l’objet sensible peut-elle s’accompagner d’un jugement sur sa beauté excédant la sensibilité ? Dans l’Abrégé de musique, surtout dédié à l’analyse objective du son, apparaît une « esthétique de la delectatio »,en ce que la beauté de la quinte est in fine rapportée au plaisir de l’oreille. L’originalité de Descartes tient à ce qu’il est le premier à faire du plaisir la finalité de l’œuvre, initiant une « désobjectivation » du beau, que reprend le Traité sur la peinture deDupuy du Grez. Sans délaisser la réflexion mathématique sur l’harmonie, ce dernier s’avoue incapable d’expliquer pourquoi elle plaît à la sensibilité humaine. En naît un mystérieux surcroît de « charme ». L’esthétique du plaisir n’engage cependant pas la seule sensibilité. L’Abrégé de musique précise que l’appréciation esthétique vient des attentes, désirs et intérêts de l’esprit vis-à-vis de l’objet : nul jugement esthétique qui ne soit médiatisé par eux. En raison de leur particularité, le beau n’est ni universel ni rationnel. Comme l’agréable, c’est un plaisir issu des projections de l’âme jugeant que le rapport avec l’objet sera jouissif. Il ne s’en distingue qu’en ce qu’une majorité d’hommes s’attend à prendre plaisir à l’objet, ce en quoi Descartes est à l’opposé de Kant. De là, un « nominalisme » du beau : le beau n’est que le nom donné à ce qui plaît à la plupart des hommes. Ainsi, le plaisir ne vient pas tant de l’objet sensible que de ce que son appréhension déclenche de souvenirs et d’analyse en l’âme. Voilà qui ajoute à l’objet le charme éprouvé. Le plaisir est donc une « auto-affectation de l’âme », à l’occasion de l’objet sensible, ce que confirment Les Passions de l’âme.

 

Troisième chapitre : L’esthétique semi-cartésienne de Poussin

S’il n’y a aucune règle normative de la beauté chez Descartes, que signifie qu’un artiste est cartésien ? La réflexion porte sur Poussin au troisième chapitre. Ce n’est pas parce que le peintre, dans sa correspondance, dit « aimer les choses bien ordonnées », la clarté et la distinction, qu’il est cartésien. Est peu convaincante la démarche usuelle qui rend cartésienne l’esthétique poussinienne en la ramenant aux préceptes du Discours de la méthode, décelables chez d’autres artistes rigoureux. L’amour de l’ordre et de la rationalité mathématique est si répandu au XVIIe siècle que Descartes seul ne suffit à caractériser l’art de Poussin de ce point de vue. En ce sens, l’auteur s’écarte du « cartésianisme esthétisé » voulant déduire de la méthode ce que serait l’esthétique cartésienne. En revanche est typiquement cartésien chez Poussin qu’il soumette l’évaluation de l’œuvre à l’agrément du spectateur. La fin de la peinture est de plaire, déclare-t-il. Deuxièmement, il refuse, comme Descartes, de réduire le jugement esthétique à une pure évaluation sensible. La raison survient dans ce jugement. Or cela même est ambigu. Poussin est proche du philosophe car tous deux relèvent le souci de proportionner l’objet aux sens pour plaire. Mais il s’en éloigne car la mesure rationnelle de l’objet est pour lui à coup sûr productrice du plaisir alors qu’elle ne l’est qu’en droit et de façon contingente pour Descartes, l’âme éprouvant du plaisir à l’objet harmonieux, non directement, mais via ses attentes et souvenirs singuliers. Tout en convenant de la subjectivité de la délectation, Poussin maintient l’objectivité du beau, absente chez Descartes. C’est pourquoi il est « semi-cartésien ».

 

Quatrième chapitre : Le Brun, le dessin et la couleur

L’œuvre de Le Brun, aisément reconnu comme l’instigateur du cartésianisme à l’Académie, n’offre-t-elle pas alors un accord plus plein avec celle de Descartes ? Au quatrième chapitre, T. Gress montre qu’il n’en est rien, contre Hourticq et Souchon. Ces derniers relèvent la préséance que Le Brun accorde au dessin sur la couleur. Le dessin, témoignant d’une idée claire de l’esprit et seul à même d’« imite[r] les choses réelles », fait la substance de la peinture, dont la couleur, obscure, n’est qu’un accident dépendant du dessin. Ils croient y repérer le sillon des principes cartésiens mais leur « cartésianisme esthétisé » est contestable : dans les Principes de la philosophie, la couleur est désignée comme une idée claire, bien que confuse ; le dessin dont parle Le Brun, ou « disegno esterno », dépend autant de la main que de l’esprit, si bien que la primauté du dessin sur la couleur n’est pas celle de l’âme sur le corps, d’autant plus que la couleur appelle l’imagination, mode de la pensée ; la dépendance de la couleur au dessin n’est pas réductible à la relation du moins parfait au plus parfait qu’étudie Descartes pour prouver l’existence de Dieu. Ce cartésianisme reconstruit contredit même l’esthétique présente dans la Lettre à Régius de juin 1642 et la première Méditation, où la substance de la peinture réside dans la couleur, qui en assure la fonction mimétique. Mais Le Brun n’est-il pas cartésien en s’intéressant, dans L’Expression des passions, aux pensées de Descartes sur celles-ci ? T. Gress répond qu’il interprète une théorie scientifique dont il fait un usage pictural. Seul le peintre opère le geste esthétique, indétectable comme tel dans les textes philosophiques.


Cinquième chapitre : L’admiration, une beauté sans plaisir

L’ultime chapitre aborde un cas singulier au sein du dispositif conceptuel jusque-là mis au jour pour penser l’esthétique cartésienne : celui de l’admiration, qui autorise la pensée, à la fois, d’une autonomie du sensible, que semblait exclure l’unité de l’esprit, et d’une autonomie du beau par rapport au sensible. Les Passions de l’âme énoncent que l’admiration advient quand l’objet sensible se donne à l’âme sans qu’il n’éveille en elle aucun souvenir, aucune attente ni aucune pensée par quoi elle pourrait s’auto-affecter, en conséquence de quoi elle est étonnée. L’objet sensible « en tant que sensible » affecte directement l’âme, sa réception n’étant médiatisée par aucun autre mode de la conscience. En cela, une autonomie du sensible, proche de ce que thématise Kant, se fait jour. Mais précisément parce que le plaisir ne naît que de l’auto-affectation de l’âme, il ne saurait accompagner l’admiration. Dès lors, celle-ci n’appartient pas à l’esthétique du plaisir. Cela dit, à la fin de la troisièmeMéditation, l’admiration est associée à la beauté : Descartes est saisi d’admiration devant la beauté de Dieu dont il vient de démontrer l’existence et dont l’infinité surprend l’esprit fini qui ne peut en anticiper l’appréhension. Cette beauté, loin d’être nominaliste, est universelle car tout sujet examinant rationnellement ses idées peut y accéder. L’admiration n’a ici plus de rapport avec le sensible, elle n’est que surprise de l’esprit découvrant un objet immatériel inattendu, qui peut être autre que Dieu. Parcette beauté sans plaisir, Descartes forme une autre ‘‘esthétique’’, une « science du beau », que T. Gress appelle « callistique de l’immatériel » pour éviter le renvoi au sensible inhérent au mot « esthétique ».

 

            Esthétique de la delectatio et callistique s’enracinent donc pleinement dans la subjectivité, la première parce que le plaisir n’a pas sa cause dans l’objet sensible mais dans l’impression particulière du sujet sur lui-même quand il rencontre cet objet grâce à la structure de l’esprit ; la seconde car l’admiration surgit moins de l’objet immatériel que de l’incapacité de l’âme à le prévoir. Dans chaque cas, Descartes approche Kant pour aussitôt s’en éloigner : la beauté fondée dans le plaisir subjectif n’est pas universelle ; la beauté universelle rompt avec le plaisir et la sensibilité. La science cartésienne elle-même, parce qu’intelligible par tout sujet, ne peut-elle pas être perçue comme belle et « admirable », ainsi que la qualifie Descartes qui en découvre les fondements ? De là, T. Gress invite à lire les textes cartésiens « sous l’angle de la surprise (…) sans cesse entretenue par l’imprévisible beauté des idées présentées ».

 

4.     Apports du livre :

Avec beaucoup de pédagogie et de clarté, l’auteur déploie une réflexion intéressante par l’originalité de son objet comme de sa méthode. Il est peu commun de penser une esthétique cartésienne et Thibaut Gress le fait à partir des textes mêmes portant trace d’une réflexion sur le beau, dont la lecture minutieuse évite les interprétations forcées. On peut regretter que la référence introductive à l’union de l’âme et du corps ne soit pas davantage reprise même si elle est bien sûr impliquée par la référence aux Passions de l’âme. Certes, inscrire la sensibilité au cœur de la structure d’un esprit non partitionné, comme le fait l’auteur en se référant à la secondeMéditation, est essentiel pour penser une esthétique mais qu’est cette sensibilité au moment où l’existence du monde sensible est suspendue ? Est-ce à dire qu’il y a en l’âme un mode qui la rend capable d’être affectée, même médiatement, par le monde sensible dans son union avec le corps car n’est-ce pas cette union seule qui actualise la possibilité du rapport au sensible ? La réfutation que propose T. Gress de l’interprétation intellectualiste de « la chose qui pense » aurait pu répondre à ces questions.[1] Il n’en reste pas moins que T. Gress, en nous offrant de lire ou de relire Descartes dans une perspective étonnante, nous livre un bel ouvrage, au sens cartésien du terme, car écrit sous l’égide du principe d’une lecture callistique des textes à laquelle il nous convie, ce qui est à la fois fort cohérent et nourrissant pour l’esprit.

 

Karine Peiffert

 

Plan:

Introduction. Retour sur un topos herméneutique (p. 5-21)

Y a-t-il un rapport sensible à l’objet ? (p. 23-51)

Spécificité de l’esthétique cartésienne (p. 53-91)

Le semi-cartésianisme de Poussin (p. 93-114)

L’introuvable cartésianisme de Le Brun (p. 115-137)

Les deux régimes « esthétiques » cartésiens (p. 139-153)

Conclusion. De la beauté des idées cartésiennes (p. 155-162)

 

 

[1] Le livre de Pierre Guenancia, L’Intelligence du sensible, auquel l’auteur fait référence dans une note, donne un éclairage sur cette dissociation cartésienne entre « la phénoménalité du sensible » et la question de l’existence des corps.