Vincent Billard, Geek philosophie, Philosophie des passionnés de technologie et de mondes imaginaires, lu par Julien Meresse

Vincent Billard, Geek philosophie, Philosophie des passionnés de technologie et de mondes imaginaires, Paris, Hermann, 2013.

L’ouvrage de Vincent Billard vise à étudier une des figures importantes de notre époque : le geek. Celui-ci devient un objet d’investigation philosophique puisque la philosophie se doit de comprendre la popularité d’un terme dont l’emploi devient fréquent dans notre société. L’auteur définit la « mentalité geek », qui est l’occasion d’une réflexion sur la technologie et sur les mondes imaginaires (dessins animés, jeux vidéo). L’ouvrage se déploie alors à partir d’une optique technophile.

 Chapitre 1 : Geek, nerd, hacker

Chapitre 2 : Métaphysique de la télévision et du GPS

Chapitre 3 : Fantasgeek

Chapitre 4 : Geek et videogames

Chapitre 5 : Au-delà du virtuel

Chapitre 6 : Notre double vie numérique

Chapitre 7 : L’Être et les geeks

Chapitre 8 : Un cauchemar de geek, la décroissance

Chapitre 9 : L’émergence et la conscience de la Singularité

Chapitre 10 : Le Graal des geeks

Moralité : comment ma fille est devenue bionique

 

La première partie vise à définir le geek. Il s’agit du passionné de nouvelles technologies et en particulier d’informatique. L’émerveillement est au principe de l’attitude du geek. Celui-ci est fasciné par les innovations technologiques. Une autre dimension est analysée sous la forme de l’émergence d’une véritable culture. Le geek est passionné par les univers alternatifs, les mondes virtuels et la science-fiction.

L’émerveillement du geek pour la technologie passe par la maîtrise de celle-ci (exemples de la télévision et du GPS). Cet émerveillement s’élève jusqu’à la fascination pour le gadget qui, par son inutilité, est la vérité de l’objet en société de consommation comme le disait Baudrillard. Néanmoins, le gadget d’une époque peut devenir un élément primordial d’une autre époque. L’analyse du téléphone portable est cruciale à ce moment puisqu’elle révèle un point essentiel : vivre aujourd’hui le monde de demain.

Le geek se caractérise également par une passion pour les mondes imaginaires (romans, films, bandes dessinées, jeux vidéo) qui proposent une vision alternative de notre monde. Vincent Billard procède alors à une analyse très riche de l’univers des « Comics » et des « Pulp Fictions ». Le geek trouve aussi son épanouissement dans les jeux de rôles ainsi que dans le bain de nostalgie des dessins animés de son enfance, et en particulier Goldorak. Le dessin animé est alors vu comme la cristallisation du vide idéologique d’une génération élevée sans les repères traditionnels, c’est-à-dire dans un monde post-moderne qui laisse peu de place aux grandes illusions d’autrefois (sens de l’histoire ou grandes idéologies politiques).   

Le quatrième chapitre consiste en une analyse des jeux vidéos. D’où vient la fascination des geeks pour les jeux vidéo ? Ceux-ci sont au carrefour de deux interrogations philosophiques fondamentales : qu’est-ce que la réalité ? Quelle est la conception de notre identité ? Vincent Billard produit à cette occasion une analyse des rapports entre la réalité et la virtualité et procède également à une réflexion sur le moi. Qui suis-je quand je dis « Je » au moment où j’incarne Pacman ou un soldat qui massacre des nazis ? La réflexion sur la mentalité geek ouvre donc sur la mixité grandissante du réel et du virtuel (chapitre cinq) et sur la contre-culture internet vue à travers le prisme des thèses conspirationnistes ou des blogs dans leur variété (chapitre six).

Une partie très intéressante de l’ouvrage porte sur l’essence de la technologie. Le geek semble indifférent aux critiques philosophiques de la technique. Vincent Billard se saisit de cette occasion pour dégager l’enjeu d’un débat entre l’approche technophobe heideggérienne et post-heideggérienne et l’approche technophile du geek. Le débat est vif et débouche sur des interrogations philosophiques profondes : la haine de la technologie a-t-elle un sens dans un monde qui ne peut être que technique ?  La haine de la technologie n’est-elle pas la marque d’une nostalgie d’un monde sans technique ? Quel est le sens de ce monde ?

L’approche technophobe prend aussi une tournure économique sous la forme de la décroissance. Celle-ci est le cauchemar du geek, conformément au titre du huitième chapitre. L’approche catastrophiste de Michel Puech ou de Jean-Luc Nancy est alors critiquée : pour surmonter les défis de la surpopulation et de l’approvisionnement énergétique, la technique semble nécessaire. L’optimisme des geeks semble préférable au pessimisme de certains philosophes. 

Les derniers chapitres du livre révèlent toute la dimension métaphysique de l’analyse de l’auteur. Dans l’univers areligieux du geek, les êtres technologiques posent problème relativement à leur statut. On saisit alors l’importance d’une réflexion philosophique sur le statut des robots par exemple. L’importance de la science-fiction se fait jour ici puisqu’elle montre que la technologie est le moyen d’investir le monde. On saisit également l’importance d’une réflexion sur le post-humanisme. Les partisans de ce courant de pensée sont nécessairement des geeks, à l’instar de Ray Kuzwell. La réflexion sur la philosophie geek ouvre de ce fait à la notion de progrès puisque le geek voit le progrès partout. La fréquentation des objets quotidiens fait expérimenter l’hégémonie du progrès. Puisque le geek s’émerveille de la technologie, il s’émerveille de ce fait de l’incontestable  inventivité humaine. Une sorte de foi du geek se dessine : le progrès technologique existe et ne peut exister sans raison. La fascination du geek est lucide : le réel technologique est en train de se faire et ouvre un univers de possibles. De ce point de vue, on peut imaginer un être aussi ou plus intelligent que l’homme. Nous allons donc vers la fin de l’exception humaine. Les humanoïdes de métal et de latex, et les êtres pris dans le processus de l’homme augmenté, pourront suppléer à nos corps et à nos cerveaux. L’ontologie devient « plate ». La différence ontologique heideggérienne entre l’Être et les étants n’a pas de sens pour le geek. La mentalité geek représente une position fondamentale quant à l’avenir de nos sociétés. Les prouesses technologiques et les prodiges des mondes fictionnels sont vus comme des promesses parce que la technologie est le merveilleux du quotidien. La technophobie pose problème dans la mesure où elle nie une part noble de l’homme à savoir sa capacité d’innovation permanente et donc sa possibilité infinie de transformation du réel.

Le geek entrevoit la mise en place d’une révolution métaphysique. Dans l’optique d’une égale dignité ontologique des choses, l’hybridation hommes/machines me dépersonnalise autant qu’elle me personnalise. On trouve en ce sens un écho à la thèse de Stéphane Vial : l’Être (l’ensemble de ce qui existe et de ce que nous percevons) n’est pas indépendant de la technique. Vincent Billard va même plus loin : l’essence du monde technologique qui se met en place est la production d’une continuité entre le vivant et l’inanimé, entre le biologique et la machine. Les geeks sont alors des éclaireurs engagés et enthousiastes pour le monde de demain.

L’intérêt de l’ouvrage de Vincent Billard est multiple. D’abord, Geek philosophie permet de définir la figure du geek, de valoriser philosophiquement la technologie, mais également de voir les mondes imaginaires comme des outils nobles d’investigation. Ensuite, l’ouvrage défend une approche technophile pertinente en nous faisant prendre en compte l’aspect extraordinaire de la technologie dans notre quotidien. Enfin, Vincent Billard parvient, à partir de la mentalité geek, à poser tous les enjeux d’une réflexion sur la décroissance, le développement durable et le transhumanisme.   

Julien Meresse