Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent, 2014, lu par Juliette Chiche

Dorian Astor, Nietzsche. La détresse du présent, Paris, Gallimard, Folio Essais, septembre 2014, 654 pages.

Quel est l’enjeu d’une lecture contemporaine de Nietzsche ? Nietzsche, penseur de l’« inactualité » – titre de la première partie du volume –, pourra-t-il jamais avoir la moindre actualité ? Est-il pertinent de confronter, comme le fait Dorian Astor de façon quasiment systématique, la pensée antidémocratique de Nietzsche aux préoccupations éthiques et politiques des philosophes contemporains (Foucault, Deleuze, Derrida, mais aussi Arendt, Debord, Habermas, Hadot, Rancière et Sloterdijk) ? La « modernité » – titre de la deuxième partie –, cible principale du philosophe, s’est en outre paradoxalement éloignée. Car c’est le propre de ce qui est moderne d’être dépassé, d’apparaître successivement comme révolutionnaire puis traditionnel. En quoi alors la critique nietzschéenne des idéaux modernes nous concerne-t-elle ? L’auteur de cet ambitieux et important ouvrage, qui présente les hypothèses principales de Nietzsche en suivant l’ordre chronologique de la parution de ses œuvres, formule plusieurs réponses.

Sa première idée est un rappel : Nietzsche se savait être un auteur posthume. Il ne pensait pas pouvoir être compris par ses contemporains. Nous sommes donc les lecteurs auxquels il s’est adressé par-delà la modernité. La deuxième réponse s’inspire de la pensée nietzschéenne du temps : il y a une « lenteur de l’histoire » et une « répétition du devenir » (p. 14). L’ère postmoderne n’aurait accompli qu’imparfaitement le dépassement de la modernité. En effet, il y a quelque chose qui s’éternise dans l’homme moderne  – « éternité » est le titre de la troisième partie – et qui ne veut pas être surmonté. L’homme moderne est une figure du dernier homme, c’est-à-dire de l’homme qui ne veut rien d’autre après lui. Le dernier homme veut être le dernier, parce qu’il pense avoir formé le concept ultime d’humanité. Dorian Astor entrevoit donc une parenté entre l’homme moderne qui « aspire au règne de l’éternelle équivalence de l’homme » et l’homme postmoderne, traumatisé par le totalitarisme, qui refuse d’« entendre parler de surhumanité » : « Nous aussi réclamons la venue du dernier homme », écrit l’auteur (p. 348). Ainsi, ce livre ne se veut pas simplement une lecture critique de Nietzsche mais une invitation à l’autocritique à travers Nietzsche.

Mais pouvons-nous et voulons-nous seulement entendre ses sollicitations ? Car nous aussi nous évaluons le philosophe par-delà notre postmodernité et jugeons qu’il y a quelque chose d’inaudible et d’effarant dans son interpellation. Le très riche projet de l’auteur ne consiste pas seulement à proposer une nouvelle interprétation de Nietzsche mais aussi à pointer les obstacles à notre compréhension de sa pensée, non pour les lever mais pour corriger certains malentendus dont ils sont la cause. Le point de départ de l’auteur est en effet le constat de l’échec de la communication entre Nietzsche et ses lecteurs, dont il donne quatre raisons. 1/ Nietzsche n’est pas lisible. Sa pensée repose sur des visions (ch. 1 et 9) et elle est inachevée, à quoi il faut ajouter la puissance déformante du langage (ch. 5). 2/ Il ne veut pas se rendre lisible : il y a une dynamique de brouillage ainsi qu’une rhétorique de l’hybris qui rend le dernier Nietzsche en particulier inaudible (p. 529). 3/ Nous ne pouvons en conséquence lire Nietzsche et 4/ ne le voulons pas, parce qu’il nous attaque et nous blesse, nous « humain[s] contemporain[s] éthiquement et politiquement déterminé[s] par les valeurs de dignité, de liberté et d’égalité » (p. 350), qui nous empêchent de le suivre dans sa tentative de production d’une nouvelle conception de l’homme. Le traumatisme du totalitarisme exacerberait notre sensibilité à ses images (l’expulsion des ratés et des malades) et à la « constellation lexicale » de sa grande politique : la hiérarchie, la guerre, la puissance, la sélection, le fort et le faible, le supérieur et l’inférieur, le sain et le malade etc. Face à l’impasse, Dorian Astor montre pourtant que la postmodernité peut entrer « en résonance » avec la grande politique de Nietzsche : il y a entre elles « un front commun contre les formes contemporaines de la doxa antidémocratique » (p. 266). La réflexion sur les conditions d’une vie affranchie nous est commune. Il y a donc une double parenté paradoxale.

Dès la première partie, consacrée à ce qu’il est convenu d’appeler la première période de Nietzsche – le pessimisme héroïque –, Dorian Astor montre que les problèmes posés dans La Naissance de la tragédie et les Considérations inactuelles, concernant le rapport de la vie à la connaissance, sont encore nos problèmes. L’auteur réactualise ainsi le projet inaugural de Nietzsche, de même que le philosophe réactivait le passé grec comme problème des modernes (p. 53). Nietzsche est aux contemporains ce que les Grecs étaient aux modernes : l’exemple d’une philosophie susceptible d’inspirer le dépassement de son temps. En ce sens, être inactuel c’est montrer l’actualité du passé mais aussi l’étirement du présent. C’est aussi défier la conception moderne de l’histoire qui fait du présent un résultat logique et la conception contemporaine qui l’étudie encore comme un fait objectif. Être inactuel c’est penser enfin l’actuel comme inédit, comme « expérimentation de l’esprit » (p. 62).

Le premier chapitre se concentre sur le texte de 1872, provocation inaugurale qui bouleverse la continuité de l’histoire, en ne pensant pas seulement la modernité par analogie avec la Grèce classique mais en visant aussi la régénération de la culture tragique : Nietzsche chercherait à réitérer le « miracle grec » (p. 53). Dorian Astor rappelle en effet le triple projet de La Naissance de la tragédie (né de trois expériences dites « mystériques », le dionysiaque, la lecture de Schopenhauer et la rencontre avec Wagner) : la mise en évidence au moment de la naissance de la tragédie d’un autre paradigme de la connaissance, la description du passage d’une connaissance mystique à une connaissance intellectuelle et l’appel à la régénération de cette première conception. Est tragique la conscience qu’il y a nécessairement une distance à soi de tout ce qui est, la compréhension que l’être ne se révèle à nous qu’à travers des énigmes, que l’individualité est la médiation douloureuse entre la vision « indicible du monde dionysiaque » et son expression discursive et donc apollinienne (p. 21), médiation ou distance symbolisée par le monde des dieux et leur rapport aux hommes. L’auteur prend le temps de présenter les idées et les figures principales de ce premier livre, le pessimisme tragique, le passage de l’épopée homérique à la tragédie, « œuvre des dieux réconciliés » (p. 23), union d’Apollon et de Dionysos, le passage enfin de la connaissance tragique à la science socratique, de l’anhistoricité à l’historicité, du pessimisme à l’optimisme. Le mérite de cet exposé, en dehors de sa clarté et de sa précision, est de questionner nos habitudes de pensée en réactualisant deux versions de la connaissance : la connaissance comme exigence de pénétration et clarification, qui fait de l’apparence un obstacle provisoire à la vérité, la connaissance comme mélange de vision et de création, qui fait de l’apparence une médiation nécessaire pour supporter la vérité. Dans le premier cas, connaître c’est refouler progressivement l’illusion en dénonçant « partout un manque de discernement » (p. 43), et dans le second, c’est nécessairement créer de l’illusion pour supporter ce que l’on ne peut que deviner à distance.

Le deuxième chapitre porte sur l’histoire et montre que les problématiques contemporaines sont encore celles que Nietzsche mettait en évidence dans sa Deuxième considération inactuelle. Ce qu’il dénonçait hier pourrait encore l’être aujourd’hui : une certaine emprise de l’histoire (à travers « l’inflation mémorielle » par exemple, p. 77), mais aussi la croyance en une scientificité, une objectivité, une suprématie nécessaire de la connaissance historique pour la vie. Contre l’idée que l’histoire forme une totalité intelligible, Dorian Astor réactualise l’hypothèse nietzschéenne d’une fluidité de l’histoire qui n’obéit pas à une logique unique mais émane de forces créatrices diverses. Contre la notion de fait et l’illusion d’une neutralité imposant le retrait maximal du sujet de l’énonciation, Dorian Astor réactualise la suggestion nietzschéenne d’une histoire monumentale qui éternise la grandeur passée. Contre le risque d’un écrasement de la vie par l’histoire et d’une répression de l’oubli par la mémoire, Dorian Astor rappelle que l’ambition du philosophe évite le double écueil d’un « oubli intégral qui conduirait à un bonheur animal » et d’une « mémoire intégrale » qui conduirait à une connaissance asphyxiante. Nietzsche y parvient selon lui au moyen de l’idée de dosage, réconciliant la connaissance et l’action et équilibrant la mémoire et l’oubli. L’enjeu est la possibilité de l’action, « puissance vitale d’événement » (p. 102) qui, en dépit de son injustice relative envers le passé, est dite juste, en tant qu’elle fait justice à la fois au mémorable passé et au mémorable en soi. L’inactualité n’est donc en rien réactionnaire.

Le troisième chapitre relit les cinq conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement prononcées à Bâle en 1872 et propose une nouvelle analogie, nuancée, entre la critique nietzschéenne de l’éducation moderne et les critiques contemporaines de l’institution scolaire. La question de l’éducation, comme « procréation seconde » (Aurore, § 397), hante Nietzsche comme la crise de l’enseignement hante notre époque. Nietzsche déplore aussi à sa manière trois phénomènes. 1/ L’enseignement vise à dégager des forces productives et met l’art et la science au service de l’économie et du travail, auquel semble se réduire toute puissance : l’instruction n’a plus sa fin dans la contemplation. 2/ L’institution confond savoir et culture, les réduisant à la connaissance du passé et négligeant la culture comme « faculté plastique (artiste) de l’humanité » (p. 48). 3/ L’université, qui donne toujours plus de liberté à l’auditeur, n’est pas une « école de l’autonomie », mais un « lieu d’abandon » (p. 127), en ce qu’elle supprime ce qui rend possible le « désir de croître » (p. 124) : le rapport à un maître, une autorité, une tradition. Mais la radicalité des positions nietzschéennes n’est-elle pas suspecte ? Le philosophe promeut-il une éducation démocratique ou une métaphysique du génie ? Une éducation ou un élevage ? Une relation à l’autorité ou une soumission docile ? Sa conception n’est-elle pas élitiste, hiérarchique et coercitive ? On saluera l’effort systématique de Dorian Astor pour soulever les difficultés et proposer des solutions stimulantes : l’émancipation vise l’émergence non d’exemplaires divers de la nature humaine mais d’individus exemplaires, de singularités individuelles. L’éducation nietzschéenne ne repose pas sur l’idée de perfectibilité mais vise un perfectionnisme : les maîtres ne réapparaissent qu’en étant appelés à disparaître, et les individus supérieurs rendent seulement possible « l’accession à une culture supérieure » (p. 133 s). L’enseignement de l’art peut être le modèle de tout enseignement.

La deuxième partie est consacrée à l’analyse généalogique de la modernité, à son investigation en termes d’instincts et de position de valeurs. L’auteur décrit comment la généalogie se substitue à l’enquête historique, en repérant non des processus longs et objectifs, mais des luttes continuelles d’instincts qui imposent du sens. « À tout moment des forces sont en train d’être vaincues et se décomposent, tandis que d’autres forces sont en train de vaincre et croissent » (p. 181). Le quatrième chapitre s’appuie sur Humain, trop humain et montre que la modernité est un masque, un refus de la modernité. Elle n’est ni une rupture, ni une époque, ni un optimisme, ni un progrès. 1/ La modernité n’est pas révolutionnaire mais dure depuis longtemps. Elle n’est pas un affranchissement mais un fardeau, non une rupture initiant le rationalisme et la subjectivité, mais une « longue agonie » (p. 169), « née avec la mort de la tragédie, avec Socrate et Platon » (p. 179). Mais est-ce la modernité qui réduit la multiplicité du monde ou Nietzsche qui homogénéise l’histoire ? 2/ La modernité n’est pas une étape significative dans un processus global, mais une « manière de penser et de sentir » (p. 201), la victoire d’un certain type d’instincts et de valeurs qui se prolonge jusqu’à nous. Diviser le devenir en périodes, chercher dans chacune un différentiel qui fait sens et évaluer positivement ou négativement une présence collective est le résultat de l’activité de certains instincts. Les modernes moralisent l’histoire au lieu de faire, comme Nietzsche, l’histoire de la morale. 3/ Dorian Astor poursuit en rappelant que cet optimisme qui consiste à croire à l’intelligibilité du monde par la raison est un symptôme à la fois de détresse (Noth) et de décadence.

Le cinquième chapitre aborde les enjeux éthiques de la substitution de la volonté de puissance « aux structures de la rationalité ». Qu’induit la généralisation de ce « désir de domination de forces sur d’autres forces » comme seul caractère du devenir (p. 221) ? Quelles sont les conséquences de la récusation de la notion de sujet, affranchi et autonome, et de la redéfinition de l’homme dont l’activité essentielle devient « inconsciente et présubjective » (p. 241) ? La pensée nietzschéenne de la volonté de puissance induit-elle un relativisme (il n’y a plus de critère stable de la vérité), un normativisme (l’hypothèse de la volonté de puissance paraît supérieure à toutes les autres) ou un relativisme normatif (la singularité semble être la seule valeur) ? Certes, la généalogie du rationalisme se substitue à l’histoire moderne de la raison, qui devient un instrument de domination comme la connaissance devient un instinct « d’appropriation et de subjugation » (p. 240). Mais Dorian Astor prévient que la critique du rationalisme n’induit aucun irrationalisme. Il n’y a chez Nietzsche ni « promotion de la déraison », ni désir de « régression à [l’]animalité de la puissance » (p. 243). Une raison évaluative irréductible à une pulsion aveugle demeure, et même un « art de mesurer les rapports », une « sagesse des rapports » (p. 241).

Le sixième chapitre poursuit sur la politique et décrit avec éloquence l’âme démocratique vue par Nietzsche, en s’appuyant sur Aurore, Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà bien et mal, La Généalogie de la morale et L’Antéchrist. On sait que Nietzsche attaque, avec un « radicalisme effrayant » (p. 311), les idées modernes, c’est-à-dire les valeurs démocratiques, égalitaires et humanitaires. Mais il n’attaque pas moins la doxa antidémocratique que démocratique. Face à cet extrémisme confus, l’auteur propose de ne pas « confondre contradiction et double feu » (p. 312). Le philosophe ne tombe dans aucune doxa mais pratique le paradoxe et ses énoncés radicaux répondent à une stratégie de déstabilisation de l’opinion. On ne pactise donc avec aucune position particulière en pactisant avec Nietzsche, mais on cherche à déjouer la structure dogmatique de l’esprit (p. 262). Nietzsche au fond est un sceptique, son opinion est un masque, une stratégie qui sert à se déprendre de l’opinion. Pourtant, Nietzsche n’est-il antidémocrate que pour s’attaquer à l’opinion démocratique ? On trouve aussi une politique de Nietzsche, un « projet civilisationnel » (p. 265). Mais la confrontation de Nietzsche avec la démocratie serait selon l’auteur interne à la démocratie. Car il faut distinguer la démocratie comme opinion, affirmation fictive de l’égalité (où chacun revendique la liberté de vouloir ce que tout autre peut vouloir), produisant des hommes chaotiques et auto-amputés, et la démocratie comme pensée et « puissance de scandale » (p. 266), qui ne refuse pas nécessairement que « quelques-uns soient réellement plus libres et plus puissants » (p. 311). Le « discours nietzschéen est à la fois inégalitaire et émancipatoire » (p. 315).

La première partie était tournée vers le passé, la deuxième concentrée sur le présent. La troisième partie concerne l’avenir et présente les grands concepts du philosophe : la puissance, la vie, l’éternel retour. Le septième chapitre affronte l’ambition saisissante de Nietzsche : il est le philosophe qui a eu l’audace de penser une autre humanité que celle des droits de l’homme. C’est peut-être dans ce chapitre que les enjeux sont les plus importants. Sont d’abord opposées la figure du dernier homme (dont le portrait est magistral, p. 344 s.) et celle du surhumain, le premier réalisant la forme achevée de l’idéal moderne et postmoderne de la paix, du bonheur et de la sécurité, le second illustrant la possibilité d’un dépassement indéfini dans l’accroissement de la liberté et de la puissance. La suite cherche à répondre à l’inaudible : comment peut-on vouloir dépasser l’idéal de la paix et promouvoir la guerre ? La réponse à cette question est l’occasion d’une discussion sur les limites de l’identification de la pensée de Nietzsche à la pensée libérale. Il y a bien d’un côté une conception commune de l’individu comme puissance égoïste d’expansion, mais de l’autre une dualité dans la manière de comprendre cette puissance : soit comme quantum fixe, capable d’abstention en vue de la coexistence et reconnu comme l’égal des autres ; soit comme quantum variable, susceptible d’accroissements subtils et cherchant toujours à « interférer dans la sphère d’une volonté étrangère » (p. 368). Dans le premier cas, la puissance est une propriété inaliénable qu’il s’agit de maintenir ou de recouvrer. Dans l’autre, c’est une conquête en devenir, indéfiniment dépassable. Mais le point décisif selon Dorian Astor est la dénonciation nietzschéenne de la contradiction et du mensonge de la pensée libérale : la garantie de la liberté et de la puissance de l’homme se paie du maintien de certaines dominations et d’un affaiblissement de la puissance des individus. Il est contradictoire par exemple de vouloir établir la paix par le droit international en utilisant une puissance armée pour le faire appliquer. L’idéal d’un équilibre permanent des puissances est peut-être encore et toujours une manière d’imposer « la loi de son type » (p. 379), inspirée par un désir d’esclave, hostile à la puissance, qui cherche encore et toujours soit à la fixer, soit à l’affaiblir. Il faut en réalité distinguer deux guerres, l’une armée, l’autre spirituelle, comme il faut distinguer deux discours, l’un exotérique, s’adressant aux modernes, l’autre ésotérique, s’adressant aux esprits libres. La guerre n’est pas une métaphore mais varie selon le type de volonté de puissance qui la déclare (p. 407).

Le huitième chapitre clarifie le biologisme apparent de Nietzsche et écarte toute interprétation eugéniste de sa pensée. Certes, la grande politique se dit en termes physiologiques et son éducation à l’exception a des airs de régulation artificielle du vivant, puisqu’il s’agit de sélectionner et de hiérarchiser des types humains. Mais la volonté (« accablante ») d’éradiquer les faibles et de favoriser des individus sains et forts n’est pas une « prophétie fasciste », sans être pour autant une simple « métaphore provocatrice » : ce discours exotérique relève surtout d’une « tactique de vulgarisation » et d’une « ironie méchante » déployée contre les chrétiens et autres idéalistes (et non contre les pauvres, les criminels, les pervers ou les handicapés, p. 440 s.). Et si d’un côté « toute culture est un eugénisme » (p. 444) en tant qu’elle est un élevage sélectif de l’homme, de l’autre la culture nietzschéenne ne corrige ni n’améliore une prétendue nature qui serait mauvaise ou bonne. Son monde en apparence utopique n’est pas ce à quoi on doit parvenir, mais une « représentation instrumentale », l’image de « l’affranchissement des puissances d’individuation » (p. 450 s.), obtenu par un dosage subtil d’altération et d’assimilation maximales de soi.

Le dernier chapitre est à la mesure des attentes du lecteur et présente le mode de vie philosophique de type nietzschéen. On trouve en effet chez le philosophe, dans Ecce homo notamment, une injonction à une vie en exercices. Il y a des pratiques de soi nietzschéennes, que l’auteur distingue à la fois de l’ascèse chrétienne, négative et abstinente, et du training contemporain, despiritualisé et hygiéniste, tous deux focalisés sur le corps, et qu’il rapproche des exercices spirituels antiques, centrés sur l’« ‘activité intérieure de la pensée et de la volonté’ » (p. 495). Conformément à son hypothèse selon laquelle la morale est un instrument d’individuation, travaillant sur « les plus infimes modifications pulsionnelles » (p. 531), Nietzsche réfléchit aux microprocessus susceptibles d’agir sur les pulsions et de transformer l’homme. « Micropolitique » est le nom que Dorian Astor donne à ces pratiques délicates d’élévation de soi, incommensurables aux techniques d’évolution de soi contemporaines. L’auteur rencontre alors une difficulté qui se trouve dans la pensée de Foucault : comment articuler le gouvernement de soi et des autres ? Quel est le point de rencontre entre les techniques de domination et les techniques de soi ? Comment l’individu se surmonte-t-il s’il est le produit de cette « anthropotechnique » ? La pratique de soi nietzschéenne n’est pas une politique assujettissante, dans la mesure où le soi est toujours pensé comme actif et passif, comme ce dont la proportion entre vie agie et vie agissante peut varier. L’éthique la plus adéquate à cette vision du monde comme pouvoir d’affecter et d’être affecté réside alors dans la recherche d’une mobilité et d’un équilibre entre le oui et le non, qui neutralisent la réaction immédiate et exercent à la sélection « de ce qui aura le droit ou non de parvenir jusqu’à soi » (p. 500). L’Éternel Retour, double vision de l’éternité du devenir et de la répétition de chaque instant, montre enfin comment s’articulent vision du monde et choix de vie, et comment la pensée de la répétition, bouleversant la pensée de la destination, agit sur l’homme. Concurrençant « une morale deux fois millénaire », elle est l’exercice même d’une résistance aux formes de l’assujettissement, puisqu’elle affirme un monde sans salut, sans jugement, sans culpabilité, sans finitude, sans dette. Elle déjoue en cela les affects tristes que sont la crainte et l’espérance, le premier parce que l’acte « n’est sanctionné que de l’intérieur, par sa répétition même, et non par l’instance externe d’un jugement », et le second parce que « tout revient de toute façon » (p. 530 s.). Cette éternisation en apparence absurde de chaque instant, jusqu’au plus fugitif, décentre l’homme tout en redonnant à l’instant et à l’action une puissance maximale.

La parution d’un nouveau livre sur Nietzsche suscite immanquablement la curiosité des amateurs toujours friands de ses idées et l’anxiété des spécialistes toujours inquiets de les voir profanées. On sera satisfait ou rassuré de découvrir un livre brillant et maîtrisé, qui allie avec une parfaite aisance la densité philosophique à la minutie des analyses. Certes, ce n’est pas une introduction générale accessible à tous, mais ce n’est pas non plus un ouvrage technique inaccessible ; c’est un essai foisonnant et exigeant destiné aux lecteurs ni trop rétifs ni trop assurés pour se disposer à interroger Nietzsche et se laisser questionner par lui.

                                                                                                                                                                                                                                                           Juliette Chiche