René Girard, Sanglantes origines, Flammarion, lu par Thibault Masset

Chers lecteurs, chères lectrices, 

 

Les recensions paraissent et disparaissent très vite ; il est ainsi fort possible que certaines vous aient échappé en dépit de l'intérêt qu'elles présentaient pour vous. Nous avons donc décidé de leur donner, à elles comme à vous, une seconde chance. Nous avons réparti en cinq champs philosophiques, les recensions : philosophie antique, philosophie morale, philosophie esthétique, philosophie des sciences et philosophique politiques. Pendant cinq semaines correspondant à ces champs, nous publierons l'index thématique des recensions publiées cette année et proposerons chaque jour une recension à la relecture. Au terme de ce temps de reprise, nous reprendrons à notre rythme habituel la publication de nouvelles recensions. 

Recensions d'ouvrages portant sur l'histoire de la philosophie 

Recensions d'esthétique 

Recensions de philosophie politique

Recensions de philosophie antique

Recensions de philosophie morale

Recensions d'épistémologie 

psychanalyse, sociologie


René Girard, Sanglantes Origines, Paris, Flammarion, "Champs essais", 2013.

Le livre Sanglantes origines de R. Girard est une discussion et un débat interne de spécialistes d’anthropologie et du phénomène religieux ayant eu lieu en 1983 sous la forme d’un colloque de trois jours donnant lieu à cette publication de transcriptions relues et révisées accompagnées d’un avant-propos éclairant de L. Scubla. 

I.               Thème et détermination différentielle des positions théoriques et argumentatives des intervenants.

   Cet échange a lieu sur le terrain de l’anthropologie en énonçant une question principale : comment reconstruire fidèlement, non pas une, mais la réalité anthropologique primordiale par le recoupement, l’analyse et l’interprétation savante des données ethnologiques, paléontologiques, préhistoriques, théologiques et mythologiques à disposition de telle manière que l’ordre génétique et processuel de la genèse des activités humaines ne soit pas altéré par une méthodologie inadéquate ou un travers ethnocentrique ou subjectif?

A ce titre, quatre intervenants principaux vont exposer leurs vues selon des modalités différentes :

1.R.Girard incarne lui le personnage du théoricien combatif, rationaliste et argumentatif, dominant le débat. Il cherche à défendre et convaincre les autres chercheurs. Il adopte une méthodologie risquée et ambitieuse qui a l’avantage de lui fournir une théorie générale. Girard cherche à légitimer sa théorie sans jamais céder une concession restrictive. Il ne fait que préciser son propos et intégrer les remarques.

2.W.Burkert fait office de sage conciliateur, à la fois modérateur de Girard et en accord avec lui sur l’essentiel, précisant des contextes théoriques (les apports de l’éthologie animale, son rapport à l’anthropologie, les courants du structuralisme et du fonctionnalisme) et la nécessité d’inflexions terminologiques et de précisions conceptuelles par rapport à Girard. Burkert formule chaque remarque sous la modalité du conseil et place son propos sous le sceau de la prudence. Il est également capable de chercher à concilier ses vues avec les autres intervenants opposés à Girard (comme Smith), dans un effort d’atténuation des différences jetant des ponts entre des intervenants inconciliables.

3. J.Smith fait figure, quant à lui, d’empiriste convaincu revendiquant la restriction de la théorie à des analyses particulières et locales, s’opposant à toutes prétentions théoriques abusives dans la détermination des extensions historiques. Il est hostile à tout usage de matériaux non empiriques, et de fait à la méthode et aux thèses de Girard.

4.enfin R.Rosaldo, arrive en fin de débat, en pur anthropologue de terrain et propose des données factuelles. Il permet par cela des réappropriations partielles de son discours par les autres intervenants cherchant à en tirer parti. 

 

II.             Contenu.

 C’est donc par des exposés successifs entrecoupés par des débats que se développe le propos de l’ouvrage développé par nos quatre chercheurs. Nous présenterons donc ici les quatre principaux points débattus qu’on peut déterminer.

1.    La question de la méthode girardienne.

 

a)   La question de l’extension et la nature de la base de données de Girard.

 

   Girard expose sa théorie, ses interprétations et sa méthode, et sur chacun des points, il fera les frais d’une critique de la part de ses pairs.

   En effet Girard s’expose à tous les dangers car celui-ci veut produire une anthropologie comme science morpho-génétique de l’homme et de la culture. 

  Ainsi, il cherche à déterminer à partir de tous les matériaux possibles (études ethnologiques, analyses des mythes des sociétés, œuvres littéraires représentatives d’une culture, textes sacrés) une réalité commune. Cette réalité commune pourrait y être décelée et révélée car elle est déjà pour ainsi dire présente à l’état latent en ces objets et donc constituable génétiquement par le recoupement synthétique de ces données et par une déduction inversée depuis ces matériaux pris comme effets et signes selon une analyse sémiotique et causale rationnelle.

  Notons qu’immédiatement, d’un point de vue épistémologique, une telle méthodologie ne va pas de soi : comment conférer une identité épistémologique et une même valeur de sens possible à tous ces matériaux différents ? Et comment surtout atteindre une réalité antérieure depuis l’analyse d’une telle hétérogénéité ? Quel lien réel peut-on tisser entre le mythe, le texte sacré, l’œuvre littéraire, les données factuelles anthropologiques ?

  La critique sera soulevée par les intervenants et les objections méthodologiques se feront entendre sur tous les tons : de l’appel à la prudence relatif à tout processus de généralisation, au conseil de restriction des prétentions, jusqu’au déni pur des résultats prétendument trouvés selon un rejet catégorique des postulats méthodologiques. Tous ces problèmes s’exprimeront dans le cours de l’ouvrage. Et l’on ne peut qu’admirer la ténacité de Girard qui se place toujours dans une attitude démonstrative cherchant à convaincre ses collègues et à vaincre les réticences fondées de certains chercheurs du fait même de leurs partis pris méthodologiques ou des grilles d’interprétations spécifiques relatives aux données dont ils disposent et qu’ils ont scientifiquement sélectionnés.

b)   Le processus morpho-génétique de Girard.

  De manière positive, Girard présente et développe ce qu’il entend par un processus morpho-génétique qui est l’essence de son anthropologie. Par processus morpho-génétique, il entend un concept et processus anthropologique simple supposé premier- comme l’ancêtre commun pour l’analyse phylogénétique- à partir duquel cette forme d’action identifiée comme première en l’homme se déploie génétiquement et crée la diversité des activités humaines culturelles que l’on pourrait toujours retrouver comme le fruit de cette dialectique matérielle qui n’est rien d’autre que le déploiement de ce processus anthropologique premier. Selon Girard ce processus ou antécédent formateur premier est le meurtre collectif sacré corrélat collectif du sacrifice : il est l’origine sanglante de toute activité humaine. En ce sens, celui-ci nous dit : «  Le meurtre collectif ne saurait, selon moi, provenir d'aucune des activités utiles qu'il enseigne à la communauté. Il faut inverser l'ordre des choses et dire que toutes les activités utiles découlent du meurtre. » Et à deux reprises, nous le verrons ci-dessous, la création d’une technique fondamentale humaine apparaît chez Girard comme le résultat d’une contradiction interne propre à cette logique sacrificielle ou de haine collective unanime(cf. p.85) créatrice.

c)    L’affirmation d’une intuition universelle anthropologique( cf. p.64)

  Girard s’oppose d’une part aux empiristes et aux poststructuralistes qui, à ces yeux, délégitiment toute entreprise théorique qui chercherait à proposer une théorie générale de l’homme, et d’autre part Girard s’oppose au modèle scientifique strict des sciences dures, appliqué à l’anthropologie, lequel récuse a priori toute proposition issue d’une réflexion subjective dont l’extension est illimitée et possède une prétention universelle.

  Dans les deux cas et pour des motifs différents (récusation épistémologique du général au profit du local, du discret d’un côté, et récusation au nom de l’objectivité scientifique d’une proposition subjectiviste infondée de l’autre), la proposition anthropologique pour être reçue au rang d’hypothèse valide doit être suscitée par une base empirique solide et doit être délimitée par une application relative à un cadre spatio-temporel spécifique, ce qui est à l’opposé du projet girardien.

En effet, Girard prône d’une part la légitimité d’une théorie générale pour autant que l’analyse de la base des données anthropologiques la plus étendue et diverse révèle un invariant commun et d’autre part, dans la mesure où il y a une absence d’illégitimité de prendre une intuition universelle subjective d’un fait collectif comme prémisse du raisonnement à partir duquel explorer cette intuition et la légitimer en lui donnant consistance.

  Girard se revendique d’un certain matérialisme rationaliste scientifique mais qui ne coupe pas a priori avec son objet et son enracinement humain. Il revendique donc une anthropologie qui peut travailler pour ainsi dire du dedans la culture. L’anthropologue peut donc se servir parfois de son inconscient dans la découverte d’un invariant par une intuition rationnelle comme geste synthétique de saisie du général dans la multiplicité des phénomènes locaux, intuition à partir de laquelle toute la procédure scientifique pourra se mettre en place.

2.    Le mythe et le mythe de Milonaki : l’anamorphose mythologique et anthropologique.

   Le mythe pour Girard se génère depuis un phénomène collectif social réel spécifique en chaque société sous la forme d’un récit comme version des faits acceptables du point de vue d’une psychologie collective propre à cette société, traumatisée par un évènement collectif antérieur. Et chaque mythe recèle plus ou moins clairement un trait universel de la psychologie collective humaine datable génétiquement (selon la place dans la chaine du processus causal matériel social et culturel du développement de l’homme) bien qu’encore imprécis historiquement en l’état actuel de la science pré-historique et paléontologique. Si bien que le mythe comme récit et version peut vouloir dire ce qu’il ne dit pas autant qu’il peut exprimer ce qu’il ne laisse pas entendre, selon une logique psychanalytique collective avec des mécanismes de substitution, de marginalisation, d’inversions de rapport, d’atténuations, etc. phénomènes également liés aux données et aux contraintes spécifiques des sociétés d’où proviennent ces mythes, d’où la nécessité de toute une entreprise analytique morpho-génétique girardienne qui cherche à établir « l’origine » génétique du mythe ou le mythe de l’« origine ».

  Ainsi est présenté par Girard le mythe de Milonaki des indiens Yahunas comme le mythe-Idée, le mythe-Universel qu’une analyse permet de retrouver dans tous les autres mythes-particuliers . Le mythe de Milonaki pour Girard est donc leparadigme mythologique par excellence qui vaut d’une part comme effet-signe d’une réalité antérieure spécifique et causalement déductible par l’analyse rationnelle des causes probables en tant que mythe, et d’autre part comme signe de la réalité du processus anthropologique général multiple et universel du bouc émissaire.

 Ce mythe revêt donc une importance capitale, anthropologique et mythologique. Ce mythe est le suivant :

   Un étranger possédant un don ( ici le chant, la musique, usage d’un instrument) exerce une fascination positive sur les foules venues à sa rencontre. Puis à la suite de l’écoute, tous s’en retournent chez eux et vont manger (ici du poisson). Survient alors une catastrophe : tous ceux qui ont écouté Milonaki et qui ont mangé du poisson meurent. Milonaki, chargé alors d’un pouvoir mystérieux négatif, devient immédiatement la cible de la colère de la foule, qui se rue vers lui, l’accuse de la catastrophe et le brule pour réparer le forfait dont il est considéré comme légitimement coupable.

   Girard voit ainsi dans ce mythe l’essentiel du processus du bouc émissaire. L’étranger-visiteur, à la fois membre du groupe et non-membre, occupant cette position anomale va voir converger vers lui tout le désir mimétique de la foule qui tantôt le charge d’espoirs mirifiques le portant au pinacle comme sauveur, tantôt le charge de toute la violence collective de la foule qui se déchaine et se déverse sur lui. Le bouc émissaire apparait comme à la fois ce héros et cette victime, à la fois cette innocence pure porteuse d’une nouveauté mystérieuse et en même temps ce paria coupable contenant l’événement de la mort et la catastrophe funeste collective antérieure et extérieure comme pré-enclose en sa poitrine.

   Pour démontrer cela, Girard cherche à mobiliser toute sa culture mythologique et il fait émerger Milonaki sous les traits des héros-bouc émissaires de toutes les cultures en premier lieu sous les traits d’Œdipe, ce visiteur étranger et héros de Thèbes possédant le don de la ruse se débarrassant du Sphinx : Œdipe impressionne effectivement les foules, puis survient la catastrophe. A la suite d’une épidémie de peste, Œdipe est banni. Girard parcoure ainsi la mythologie grecque antique, la mythologie nordique germanique, indienne, etc. en voyant dans les Walkyries une foule meurtrière et en Prajâpati un devenir auto-sacrificiel ; Prajâpati est à la fois foule et bouc émissaire au sein de son mouvement dialectique créateur de l’un s’objectivant dans le multiple par duplication ou division arborescente pour recouvrir son être. 

L’importance de ce mythe est néanmoins contestée selon plusieurs arguments de Smith :

a)     la sélection arbitraire des éléments du récit, le primat de certains sur d’autres, la mise à côté d’éléments essentiels. En effet si on s’intéresse à l’instrument pourquoi ne pas voir dans ce mythe un récit de la genèse ou de l’origine de l’instrument technique ?

b)    Tous les mythes ne sont pas concernés par ce thème.

c)     Dire que, même s’il n’y a ni bouc émissaire ni sacrifice explicites, ces motifs sont néanmoins présents à l’état latent et qu’il suffit de les retrouver, c’est forcer l’interprétation des mythes de manière illégitime.

d)    On ne peut pas généraliser et surtout utiliser ce mythe particulier comme argument d’une thèse déjà formée.

 

3.    Troisième point de controverse : La chasse ou le sacrifice ?

 

a)   Le sacrifice girardien et la théorie du désir mimétique.  

  Le débat sur l’antériorité de la chasse ou du sacrifice oppose Girard à Burkert. Ce dernier, combat la thèse girardienne soutenant l’antériorité du sacrifice sacré sur les pratiques et activités humaines. Rappelons que Girard se place dès le début de l’ouvrage du point de vue d’une théorie du désir chez les hominidés de laquelle il peut inférer l’antériorité du sacrifice.

   En effet, il conçoit un mécanisme originel de désir mimétique à l’échelle individuelle mais généralisé qui génère donc des objets communs de désir par l’imitation réciproque des désirs des autres membres dans toutes les sociétés ou groupes d’hominidés. Selon cette perspective, cette mimésis primordiale implique nécessairement le conflit, des tensions, des rivalités symétriques, des agressions (et notons que le conflit est conçu non pas du point de vue de la rareté de l’objet mais du point de vue du désir d’acquérir le même objet : ainsi, l’aliénation du désir est constitutive du désir car tout désir est toujours et déjà celui d’un tiers rival à imiter).

   Le sacrifice est ainsi généré automatiquement dès qu’un seuil limite de tension sociale a été franchi : ici, la dynamique mimétique des désirs fait basculer d’une violence anarchique de chacun contre chacun vers une violence collective ciblée spécifique de tous contre un, de tous contre le bouc émissaire. En effet, le désir mimétique convertit l’ensemble des désirs particuliers des membres différenciés du groupe en un seul et même désir des membres perdant leur différence par cela faisant groupe et détourne, dérive et fait converger ainsi toutes les tensions vers un objet commun de violence conduisant à la constitution et à la destruction du bouc émissaire à savoir l’étranger-visiteur (sous la forme de l’animal, de la bête, du créatif, du différent-même, de l’homme habitant la frontière, de l’homme anomal) mis à mort dans un meurtre collectif.( de là la thèse de Girard, ce ne sont pas les différences qui génèrent la violence mais uniquement la perte des différences, V&S, p78.)

   Ainsi, formulant l’hypothèse de ce risque de dissensions internes destructrices pouvant conduire à au délitement du groupe hominidé, il en déduit que le sacrifice doit déductivement être à l’origine de la communauté  sociale puisqu’après analyse, le sacrifice de cet être sacré saturé de désir collectif apparaît de manière récurrente comme l’acte rituel religieux par excellence qui conjure le risque du chaos social et fonde la cohésion du groupe.

b)   La chasse selon Burkert

    Burkert pense à rebours du modèle girardien. Il pense non pas un sacrifice détaché de toutes déterminations matérielles liées aux conditions matérielles de subsistance des hominidés durant l’ère pré-historique, il pense au contraire une intrication nécessaire du sacrifice et de ces conditions et cherche à défendre l’idée d’une genèse du sacrifice depuis le phénomène de la chasse en s’appuyant sur des études pré-historiques et sur l’éthologique animale.

   Pour Burkert, chasser, c’est réaliser cette triple action de « tuer, distribuer et manger » qui implique des mouvements de sortie du territoire, de transport de la bête tuée, de retour au groupe, la distribution des parts et enfin un repas collectif.

  Burkerk insiste à ce titre sur l’importance de l’effet analogue de la chasse et du sacrifice, à savoir que la répartition de la viande et le repas de communion équivalent autant que le sacrifice à produire une solidarité renforcée du groupe. La genèse du sacrifice peut ainsi être établie comme dérivation de la chasse en 4 étapes chronologiques :

-       la première étape est l’analyse du phénomène « tuer-distribuer-manger » chez les hominidés Chimpanzés ( Teleki) puis

-       la seconde étape est l’apparition de la chasse dans la lignée homo au paléolithique avec le feu et les armes.

-        3ème étape au paléolithique supérieur, apparaît avec la chasse des traces de rituels où l’on place la boite crânienne d’un renne sur un pique. Il existe donc des faits empiriques comme signes de rituels sacrés liés à la chasse.

-       Enfin, le sacrifice animal proprement dit survient et se voit lié à l’agriculture néolithique, où  les animaux sont domestiqués à des fins de sacrifices. ( E.Isaac, 1963)

   La chasse est donc présentée par Burkert comme un phénomène social total, d’abord lié à la nécessité puis utilisé pour son prestige pour la mise à mort, et enfin ritualisé obtenant sa dimension sacrée avec des actions de purification avant et après la chasse. Et sont mobilisées pour conforter cette hypothèse les peintures rupestres du paléolithique supérieur et l’identité des fonctions de la chasse et du sacrifice marqué par la série similaire de leurs actions : action de capture: « obtenir », de déterritorialisation vers le groupe ,« apporter », de don « donner », de mise à mort, « tuer »  et éventuellement de distribution (sacrifice animal, voire cannibalisme), « distribuer », « manger ». Notons toutefois que Burkert laisse à penser une convergence entre les deux auteurs puisqu’il admet qu’une finalité sacrée précède la chasse ritualisée.

4.    La domestication

   Dernier point de conflit, cette fois-ci entre Girard et Smith à propos de la domestication. La domestication n’est-elle qu’un phénomène religieux dévoyé ? à savoir un sacrifice détourné devenant utilitaire, répétitif, rituel mais non sacré ? ou la domestication est-elle au contraire la cause du phénomène du sacrifice ? qui ne serait qu’un cas particulier d’abattage sélectif ?

   Girard voit dans la domestication la tension entre l’intérieur et l’extérieur générée par la position anomale à la frontière du bouc émissaire lequel impose un mouvement vers cet extérieur puis un second mouvement intérieur pour sa capture et appropriation par le groupe, capture de cet étranger à la fois agent perturbateur et agent du retour à la paix( cf. p.222) Ainsi pour Girard, la domestication procèderait de même par substitution comme processus résiduel avec les animaux. 

Smith, soutient au contraire que l’apparition du sacrifice est cantonnée aux sociétés pastorales comme produit de la domestication et le conflit s’engage sur ces positions antagonistes.

III.            Conclusion critique : le danger politique.

   Au final, les positions épistémologiques radicalement divergentes tendent à une impossible entente actée entre les participants mais dont ressort néanmoins grandi le pouvoir d’intelligibilité de la théorie de Girard.

   A ce titre, une remarque critique s’impose. Nous pouvons certes être séduit par ce pouvoir d’intelligibilité du processus morpho-génétique du bouc émissaire mais tout en restant glacé d’effroi relativement aux conséquences de cette théorie car, en dernière instance, Girard fait bel et bien le lit de Schmitt : il lui sert, sur son plus beau plateau, la confirmation selon laquelle toute politique est nécessairement caractérisée par la distinction de l’ami et de l’ennemi.

  Girard fonde anthropologiquement la théorie politique de Schmitt en énonçant qu’à l’origine génétique de toute forme de culture et dans tous nos processus collectifs de vie, on désigne et on sacrifie toujours un bouc émissaire pour le bien commun, pour la cohésion du groupe.

   Cette anthropologie peut donc proposer à certains une excuse ou plutôt une description phénoménale valant comme légitimation politique, en se disant… au fond… tout ça existe depuis si longtemps… tout ça est en nous… dans la structure du désir lui-même et on ne changera pas le désir humain, donc au fond…  quel que soit les boucs émissaires, ils le sont tous pour une bonne cause inéluctable… ils le sont à tord mais pour la catharsis collective : c’est un moindre mal que de laisser faire la violence anarchique et que la société éclate…

  Comment en professeur de philosophie pourrait-on accepter une telle anthropologie ?  Nous entendons bien que nous faisons dire ici à Girard ce qu’il n’a jamais dit et nous entendons évidemment que Girard n’a jamais cautionné de telles exactions abominables- de la stigmatisation à l’épuration ethnique ou au génocide-, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de pointer le danger de cette anthropologie du bouc émissaire : tout dans cette théorie pousse à légitimer la perpétuation de ce sacrifice ou meurtre collectif.

  En définitive, ayant pointé ce danger,  et si l’on revient à son anthropologie avec plus de mesure, sans doute devons-nous admettre que ce scandale des Sanglantes origines nous pousse à une vigilance redoublée et au dépassement de notre propre nature collective, ce qui sans doute nous amène à une fois de plus à penser nos notions au programme avec cette question : la culture ou la politique peuvent-elles mettre fin à la violence ?

 

Thibault Masset.