Robert Castel, La montée des incertitudes, Points Essais, Seuil, Paris 2013, lu par Philippe Blanc

Robert Castel, La montée des incertitudes, Points Essais, Seuil, Paris, 2013, 457 pages.

Dans cet ouvrage  composé de textes s’échelonnant de 1995 à 2008, Robert Castel nous propose un plaidoyer pour la défense du droit du travail et de la protection sociale à partir d’une analyse historique, remarquablement  synthétique, de l’évolution juridique et socio-économique de la condition salariale.

Robert Castel reconnaît avoir choisi délibérément de privilégier ce registre d’analyse centré sur les contraintes objectives qui pèsent sur les acteurs sociaux pour mieux accéder à ce qu’ils éprouvent et à ce qui les motive, seul moyen selon lui, de prendre la mesure de leurs réelles capacités de résistance par laquelle ils peuvent conquérir, y compris dans des situations extrêmes, une sorte de souveraineté en tant qu’individus.

C’est ainsi que ce qui apparaît être au cœur de sa réflexion, y compris dans sa dimension  philosophique, est sans nul doute, la question de l’individu, de sa nature, de sa valeur et de son statut dans le cadre de la société libérale, originellement établis et fondés dans la doctrine politique de John Locke en particulier. Le traitement spécifique de cette question dans le cadre des évolutions de la société post-industrielle fera l’objet du long et magistral chapitre de conclusion : « le défi de devenir un individu : esquisse d’une généalogie de l’individu hypermoderne ».

 

 

Dans la première partie de l’ouvrage « Les dérégulations du travail », R. Castel décrit l’évolution positive du droit du travail jusqu’à son point de bascule vers une spirale régressive amorcée dès les années 1970 qu’il appelle « la grande transformation ». Nous sommes entrés dans un nouvel âge du capitalisme, essentiellement caractérisé par l’hégémonie croissante du capital financier  qui attaque de front les régimes de protection sociale et par l’apparition de mutations technologiques qui affectent de manière profonde l’organisation du travail et la nature du travail salarié (se substitue progressivement au salarié protégé, le « prestataire de service » qui négocie lui-même à ses risques et périls ses conditions d’emploi).

R. Castel montre d’emblée l’enjeu de cette évolution, en centrant son analyse sur la question du droit du travail, en montrant comment et pourquoi il a été progressivement institué. Du monde préindustriel de l’ancien régime où coexistent deux juridictions contradictoires entre l’obligation du travail pour tous y compris les « gens de peine et de bras » et la fermeture du régime des corporations (les métiers réglés) condamnant la plupart d’entre eux à la mendicité et au vagabondage, on est passé à un régime contractuel censé améliorer la condition des travailleurs, libérer la dynamique économique et fonder la relation de travail sur un principe de réciprocité. On connait les effets négatifs de cette évolution et en quoi finalement l’ordre contractuel n’était que la couverture d’un rapport de force réduisant une majorité de salariés à vivre dans une situation pas très éloignée de leurs ancêtres sous l’Ancien Régime, et donc susceptible par là même, de présenter un risque dommageable pour l’ordre social et la garantie qu’il représente pour le développement de la production et des échanges, c'est-à-dire au fond pour l’intérêt des classes possédantes : « classes laborieuses, classes dangereuses ». C’est ainsi qu’à travers de longues et tumultueuses luttes sociales, le régime contractuel du salariat est devenu un régime statutaire. Le contrat individuel de travail s’est vu progressivement entouré et traversé de protections collectives garanties par la loi.  

On le voit, pour R. Castel, la question de l’intégration sociale et donc de la nature et des conditions de la citoyenneté apparait cruciale.  C’est pourquoi, sans méconnaître la nécessité d’une évolution imposée par les changements provoqués par les mutations du capitalisme post-industriel, il entend dénoncer la remise en question du droit du travail et de la protection sociale qu’elles sembleraient légitimer. Il s’attaque tout d’abord au mythe de « la fin du travail », puis à l’idée que les jeunes générations chercheraient hors du travail, de nouvelle manière de s’intégrer socialement et de s’épanouir individuellement et enfin à l’idée que l’emploi « dérégulé » serait plus adapté aux nouvelles exigences du monde économique.

Sur le premier point, il fait remarquer que statistiquement le nombre des salariés n’a pas diminué mais plutôt augmenté, qu’on assiste à une intensification des tâches et un surinvestissement au travail, à une augmentation des heures supplémentaires et à un ralentissement de la réduction du temps de travail. Le développement de l’emploi précaire et non protégé montre que ce n’est pas l’emploi qui manque, mais un certain type d’emploi dérégulé et non protégé qui s’impose. Ce sont donc les risques sociaux qu’il génère qu’il convient d’évaluer et de prévenir par une protection sociale adaptée, car il n’existe pas d’alternative consistante au travail pour assurer l’indépendance économique des individus et leur intégration sociale.

C’est ce que prouve le rapport des jeunes au travail, qui contrairement aux idées reçues sont très attachés à la « valeur travail ». Des études montrent que celle-ci demeure pour eux, une « valeur prioritaire classée juste après la famille, avant l’amour et les valeurs plus hédonistes comme l’argent et la sexualité » ; de plus la sécurité de l’emploi l’emporte pour eux sur l’intérêt au travail.

Enfin, R. Castel montre que l’instabilité de l’emploi n’est pas forcément compatible avec les exigences d’un système économique prônant la concurrence exacerbée des individus qui doivent, pour rester « concurrentiels » justement, acquérir, entretenir, renouveler des compétences professionnelles, ce qui n’est pas sans nécessiter une forme de stabilité pour garantir l’efficacité du processus. De ce point de vue, il paraît nécessaire de transposer sur la personne du travailleur les droits lui garantissant un minimum de sécurité, de « donner un statut au travailleur mobile » selon l’expression d’Alain Supiot. Renoncer à instituer ce type de dispositif aboutirait à transformer en simple assistanat, la solidarité dans sa capacité propre à « assurer une interdépendance organique entre les membres de la société » en permettant que chacun soit pourvu de « ce minimum de ressources et de droits communs qui constituent leur citoyenneté sociale ».

 

 

Dans la deuxième partie de l’ouvrage : « les reconfigurations des protections », R. Castel analyse la notion de « protection sociale » et son évolution au cours de l’histoire. Pour répondre à la question : « qu’est-ce qu’être protégé ? », il propose une analyse comparative et historique de l’émergence du développement et du déclin de l’Etat social.

         Au fond la question se subdivise entre : qui doit être protégé ? et, qui est en charge de cette protection ? Historiquement c’est le schéma « assistantiel » et non « assurantiel » qui est premier, c'est-à-dire le secours aux nécessiteux pris en charge par une grande variété d’acteurs laïques ou religieux, implantés localement, avant une prise en charge par l’Etat  telle que l’exige par exemple, la Convention en 1794, comme reconnaissance d’« une  dette sacrée de la Nation à l’égard des citoyens malheureux ». Mais qui est nécessiteux ? celui qui ne peut subvenir à lui-même et à sa famille parce qu’il est invalide et ne peut travailler ou parce qu’il est pauvre ? Cette distinction est cruciale ici et permet de distinguer les deux rôles dévolus à l’Etat social : les secours d’une part et la protection du travailleur de l’autre. Jusqu’à une date très récente nous dit R. Castel, l’aide sociale a laissé « hors de son champ ceux dont la capacité de travail était intacte ».

C’est par le développement du salariat au début de l’ère industrielle, et donc sous l’influence de facteurs conjoints, technologiques et sociologiques que l’Etat social est conduit à prendre progressivement en charge la protection des travailleurs laissée auparavant aux bons soins paternalistes et philanthropiques du patronat ; cette position « arbitrale » ayant été contestée aussi bien par la droite libérale qui voyait dans cette intervention une ingérence insupportable dans le domaine « privé », que par la gauche marxiste voyant dans cette prise en charge une soumission à l’ « ordre bourgeois ». L’Etat n’intervient pas dans le processus de production, mais il réduit l’arbitraire dans les relations employeurs/employés (la première loi sur les retraites est votée en 1910). Le travailleur non-propriétaire accède à la propriété sociale qui est « comme un minimum de propriété » qui assure un minimum d’indépendance, lui permet de jouir d’une certaine liberté et d’être un citoyen comme les autres. Ce programme est parachevé par les gouvernements de l’après-guerre et en particulier par l’institution de la Sécurité Sociale qui s’étend à presque toute la population. Cette extension est corrélative de l’extension du salariat (86% de la population active en 1975). Cette dynamique d’expansion des protections, par laquelle l’Etat constitue et garantit la « solidarité organique » de la société culmine vers le milieu des années 1970.

Ce sont les trois piliers de cet « Etat social » qui vont commencer à être ébranlés à partir des années 80, par le nouveau régime du capitalisme post-industriel : la relative autonomie de cette structure, la consistance du statut de l’emploi et la force et l’étendue des services publics. Les deux facteurs conjoints de la construction européenne et de la mondialisation  tendent inéluctablement à déposséder les Etats-Nations de la maîtrise des paramètres de leur développement économique et en particulier sur l’ensemble des dispositifs juridico-administratifs qui peuvent faire obstacle à la compétitivité dans un contexte de concurrence exacerbée ; d’où le développement de la précarisation des relations de travail, du chômage de masse, du basculement des services publics vers le secteur marchand. R. Castel remarque ainsi deux « décrochages » significatifs du rôle initial de l’Etat social générés par ce contexte ; le premier, à travers les politiques de décentralisation, l’Etat se retire de l’action et l’organisation directe de l’action sociale pour se cantonner à un rôle de simple animation ou d’impulsion de politiques locales ; le second, à travers la mise en œuvre de politiques dites « d’activation des dépenses passives » qui consistent à n’accorder de prestations qu’à certaines conditions, c'est-à-dire dans une logique de « contrepartie » : des allocations chômage allouées à proportion de l’engagement à s’investir « activement » dans la recherche d’un emploi, ou comment la « responsabilisation » du demandeur d’emploi conduit à le tenir pour responsable de sa situation.

         R. Castel s’intéresse ensuite à l’évolution du « travail social » et à la manière dont le secours aux populations « reléguées » est progressivement conçue et mise en œuvre dans ce même cadre socio-historique. Ce point est essentiel car on ne peut définir l’Etat social par son seul rôle de redistributeur, mais par son action concrète pour lutter contre la misère et les risques sociaux. Son analyse prépare ici la troisième partie de l’ouvrage consacrée au processus qu’il appelle « désaffiliation », c'est-à-dire à la manière dont est générée et entretenue une forme de « marginalisation » de certaines populations dans le cadre socio-économique du capitalisme post-industriel.

         De son origine privée et religieuse, le travail social dans fonction d’assistance s’est progressivement structuré et organisé à travers des institutions publiques prenant en charge délinquants et handicapés. Sa fonction de réparation et d’intégration sociale a fait l’objet de fortes critiques comme ne constituant en réalité qu’une forme de contrôle social à la disposition du pouvoir politique ; paradoxalement fait remarquer R. Castel ce serait son impuissance sur ce rôle initial qu’on lui reprocherait actuellement.

         Fondamentalement les difficultés rencontrées par l’action sociale reposent sur le fait que sont mis à mal les collectifs structurés auxquels les individus « relégués » avaient vocation à être réintégrés et en particulier les collectifs de travail, assortis de leurs organisations  (syndicats,  associations professionnelles) et de leurs protections sociales propres : l’individu déjà « intégré » en quelque sorte est de plus en plus laissé à lui-même dans la gestion de sa carrière. Il faudrait donc que le rôle intégrateur du travail social fonctionne paradoxalement dans ce schéma « individualiste » : c’est pourquoi, à terme la finalité socio-politique de son mandat se transforme en traitement psycho-relationnel des difficultés de ses potentiels bénéficiaires. On retrouve ici le schéma rencontré précédemment dans la mise en œuvre de l’ « activation des dépenses passives ».

         Cette réflexion sur l’évolution de la protection sociale conduit R. Castel, en particulier dans un passage  très suggestif et éclairant où il se réfère à Hobbes, à formuler le véritable enjeu de la question : comment peut-on véritablement exister en tant qu’ individu ?:  «  Les analyses de Thomas Hobbes n’ont sans doute pas été assez prises au sérieux à cause de la conception effrayante de l’Etat (le Léviathan) qu’il a construite sur le modèle de l’absolutisme royal qu’il voyait de mettre en place sous ses yeux. Il est vrai que l’Etat de Hobbes est un Etat absolu qui présente une figure repoussante du pouvoir. Mais c’est aussi le seul garant de la paix civile, du développement des arts, du commerce et de l’industrie. A l’ombre du Léviathan, les individus sont asservis politiquement, mais ils sont libres dans leurs pratiques privées et dans leurs pratiques sociales, grâce à l’Etat ils peuvent être des individus. L’existence des individus en tant qu’êtres capables de conduire leur vie dans un cadre régulé et protégé suppose l’existence d’un Etat ».

         C’est pourquoi par rapport aux effets désintégrateurs, tant au niveau de l’individu que de la société, de l’évolution du capitalisme, R. Castel veut promouvoir ce qu’il appelle un « réformisme de gauche » qui permettrait de préserver les forces libératrices du marché en restant intransigeant sur la référence au droit et au rôle de la puissance publique comme ultime garant de la cohésion sociale.

  

         Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage R. Castel étudie la question de la spécificité du mécanisme de désintégration sociale provoquée par le nouvel âge du capitalisme, à savoir les phénomènes de marginalisation et d’exclusion qui lui sont propres ; il caractérise cette spécificité par ce qu’il appelle « la désaffiliation » dont il trouve le paradigme dans l’histoire de Tristan et Yseut qui selon lui présente autant de séquences d’une même expérience de désengagement social. Les personnages, sans se présenter comme des transgresseurs de l’ordre social, sont amenés à une répétition de décrochages par rapport à lui ; leur amour n’a plus aucun support possible dans la vie sociale ; il ne régule pas des successions et des partages, ne s’inscrit pas dans des stratégies sociales et matrimoniales, et ne donne pas lieu à une descendance. Ce roman de la désaffiliation illustre le problème de ceux qui sont conduits à vivre sans les supports négociables que peuvent offrir les structures de régulations sociales.

         Une des figures prise par la désaffiliation est celle du marginal : celui qui a rompu les amarres par rapport à sa communauté d’origine, qui vit au gré d’opportunités qu’il saisit hors du cadre patrimonial et professionnel, dans une forme d’instabilité permanente quant à ses relations sociales et affectives ; contrairement au pauvre qui reste intégré à l’ordre du monde, le marginal est une sorte « d’étrange étranger » dont l’existence peut tout autant susciter la répulsion que l’attirance . C’est pourquoi pour R. Castel, il convient de distinguer avec précision la marginalité de l’exclusion, surtout afin de démasquer comme il le montrera par la suite l’usage discutable de ce deuxième concept dans les politiques sociales dites de « lutte contre l’exclusion ».

         On peut caractériser la marginalité comme l’effet distinct de deux logiques sociales : l’une d’exclusion, à l’origine forme de séparation « instituée » par des procédures ou des rituels appuyés sur des règles (frappant par exemple les criminels, les hérétiques ou les fous), l’autre de stigmatisation des populations vulnérables. Ainsi l’exclusion n’est pas la marginalisation, bien qu’elle puisse y conduire, car le processus de désocialisation que génère la marginalisation a pour cause l’impossibilité de construire des positions assurées dans un type de société.

La marginalisation est donc une production sociale qui trouve son origine dans les structures de base d’une société, dans l’organisation du travail et des divers rôles sociaux. Or au début de la révolution industrielle, on peut remarquer que le processus de production qui lui est propre a été paradoxalement pris en charge par des populations aux conditions de vie propres à la marginalité, ces « prolétaires campant au milieu de la société occidentale sans y être casés ».

Cette situation du  prolétariat originel, qui deviendra « la classe ouvrière » nous fait comprendre que toute restructuration d’une société entraîne nécessairement une marginalisation de certains groupes sociaux. On peut comprendre ainsi comment les transformations actuelles du capitalisme engendrent de nouvelles formes de marginalité à travers la mise en instabilité par le chômage et la précarité, de groupes précédemment intégrés : la dérégulation des rapports de travail conduisant par exemple une part significative de la jeunesse pour sortir de « la galère » à chercher des ressources dans la débrouille et les expédients (solidarité familiale, aide sociale et parfois un peu de délinquance). Cette situation interroge très profondément la structure sociale dans son ensemble, car les tentatives de réponses sociales (politiques de réinsertion diverses) à cette nouvelle marginalité, bien que nécessaires restent fragiles.

         Mais pour caractériser cette situation et tenter d’y remédier, c’est le terme « d’exclusion » qui s’est imposé institutionnellement, et dont R. Castel note d’emblée la faiblesse sur le plan analytique et pratique. Il peut en effet s’applique à des situations aussi différentes que celle d’un chômeur de longue durée reclus chez lui, qu’à celle d’un jeune « glandeur » dont l’existence à tous vents est toute d’extériorité ; l’un est menacé par la dépression, l’autre guetté par la délinquance. Ainsi le terme d’exclusion nomme un manque sans dire en quoi il consiste et d’où il provient. En réalité dans la plupart des cas  « l’exclu » est un désaffilié  dont la trajectoire est faite d’une série de décrochages par rapport à des équilibres antérieurs et de ce point de vue focaliser l’attention sur « l’exclusion » nous rend aveugle sur le fait que ce sont bien des processus continus et spécifiques qui y conduisent et nous rend impuissants à agir pour juguler cette vulnérabilité autrement qu’en terme de remédiation ou d’assistance et non de prévention.

         User de ce mot d’une manière « métaphorique », en prenant le terme « d’exclusion » comme synonyme fallacieux de « précarisation  ou de vulnérabilisation » est encore plus illégitime dans la mesure où il conduit à confondre deux logiques hétérogènes : l’une de discrimination, l’autre de dégradation des supports de sociabilité ; ce qui peut conduire à un traitement discriminatoire de populations ou de groupes en déficit d’intégration (le traitement réservé récemment par les pouvoirs publics à  la population Rom serait ici un bon exemple). C’est pourquoi R. Castel préconise sur cette question trois axes de vigilance : tout d’abord ne pas nommer « exclusion » tout type de dysfonctionnement social, éviter ensuite que les mesures prises pour les « traiter » ne débouchent pas sur un statut d’exception et enfin privilégier la prévention dans les politiques d’intervention.

         Afin de préciser et d’expliquer encore la nature et les effets de « la grande transformation », suit un chapitre au titre provocateur : « Pourquoi la classe ouvrière a perdu la partie » où  R. Castel montre que celle-ci a été victime d’une «double dépossession » ; si l’on prend comme point de repère 1936, on peut remarquer qu’ à ce moment même où la classe ouvrière apparait consciente de sa force, dotée d’une idéologie propre et d’appareils organisés (partis et syndicats), elle reste néanmoins subordonnée au pouvoir économique et politique ; certes le salariat ouvrier représente 75% du salariat dans les années 30, mais celui-ci ne représente que la moitié de la population active, ce qui ne place pas encore la classe ouvrière en position de renversement radical de l’ordre social. Or pour R. Castel, l’évolution du salariat jusqu’aux  années 1975, n’est pas d’ordre quantitatif (le nombre des ouvriers n’a pas sensiblement augmenté depuis les années 30), mais qualitatif, ce qui lui ôte alors toute perspective de type révolutionnaire ; la classe ouvrière n’ira donc pas au « paradis », « doublée », pour ainsi dire par le développement spectaculaire d’un salariat « haut de gamme » constitué par les cadres et les professions intermédiaires. Ainsi la question sociopolitique qui se pose dans ce contexte n’est plus celle de la révolution, mais celle de la répartition équitable des richesses.

         C’est la mise à mal des conséquences positives de cette évolution qui constitue la deuxième phase de la dépossession. En effet, on peut faire un double constat concernant ce développement « qualitatif » du salariat : il a permis d’une part une amélioration du sort des différentes catégories ouvrières et d’autre part la cohésion de chacune de ces catégories, dont le statut est relativement stable grâce à son inscription dans un système de droits sociaux (par exemple le SMIC).

C’est ce qui paraît aujourd’hui remis en cause par la dégradation du statut de nombreuses catégories salariales. La nouvelle conjoncture de l’emploi creuse les disparités entre les catégories ; le chômage et la précarité brisent les homogénéités intercatégorielles ; la mise en concurrence des égaux par la nouvelle organisation du travail (individualisation) casse les solidarités catégorielles et empêche la reconnaissance d’une commune condition. Le nouveau défi que doit relever le monde du travail consiste donc dans cet effort de « recollectivisation », tâche d’autant plus difficile que comme le remarque R. Castel en post-scriptum, le processus de rupture des solidarités sociales est accentué par le développement d’une forme de ressentiment social qui bascule vers le culturel, voire « l’ethnique », et le rejet de l’autre supposé « mieux traité que nous ».

         C’est donc la question de «l’altérité » et la mise en exergue de son enjeu politique : la question de la citoyenneté, qui va constituer le chapitre final de cette troisième partie.  Pour R. Castel, il faut « oser le mot : la racialisation de la question sociale » est attestée par une série de formes de discriminations dans plusieurs domaines : recherche d’emploi, rapports avec la justice ou les forces de l’ordre, accès au logement, rapports avec le système scolaire, à l’appartenance religieuse ou ethnique. Ces discriminations sont le terreau du développement du communautarisme qui, tout en constituant une réponse légitime à ce discriminations en tant que recherche de formes de solidarité et de supports d’identité et d’existence, représente une menace pour « le pacte républicain ».

Sur ce point R. Castel compare les différentes politiques mises en œuvre sur cette question, en Allemagne, en Grande-Bretagne et au Québec (il cite à ce propos le célèbre rapport Bouchard-Taylor, bien connu sur la question multiculturelle, en particulier à travers le traitement à double étage des conflits culturels : les ajustements concertés et les accommodements raisonnables). Cette étude comparative le conduit à définir la spécificité française sur cette question et à en tirer une règle méthodologique générale pour traiter ce difficile problème. En particulier, il faut remarquer dit-il, que le traitement réservé aux jeunes « issus de l’immigration » renvoie à des caractéristiques bien précises de la société française : « la prégnance du modèle républicain, le poids de l’héritage colonial, le chômage de masse, la dégradation de la situation sociale surtout en banlieue ». Ainsi, sur un plan général, on peut en tirer l’hypothèse de recherche suivante : « le rôle joué par une minorité se comprend à partir de la problématique propre à la société dans laquelle elle prend place…Il faudrait toujours partir des problèmes qu’a à affronter la majorité, parce que c’est elle qui définit les règles du jeu…L’altérité est réinterprétée à partir de la problématique des groupes dominants », R. Castel cite ainsi Georg Simmel : l’étranger est déjà membre du groupe, et la cohésion du groupe est déterminée par le rapport qu’il  entretient avec cet élément ».

 

 

         La conclusion de cet ouvrage, et sa composition, d’une grande cohérence dans l’articulation de ses différentes parties, constituées pourtant d’articles distincts, témoignent du combat que R. Castel entendait mener par son travail de sociologue, pour que chacun puisse rester ou devenir un individu « digne de ce nom ». Sa réflexion finale prend la forme d’une caractérisation paradoxale de ce qu’il appelle « l’individu hypermoderne », qui le conduit à déterminer le socle à partir duquel « peuvent se déployer les aventures de la subjectivité », c’est-à-dire les conditions objectives spécifiques, sans la défense et la promotion desquelles nul ne peut prétendre réellement se constituer en tant qu’individu.

 La forme choisie pour traiter la question sera donc celle d’une « histoire de l’individu », de ses transformations par rapport à la valeur de référence qui définit l’individu par la capacité à se conduire de manière libre et responsable, selon les conditions qui conduisent à tenir ou à trahir cette promesse. Ici R. Castel se réfère à la démarche foucaldienne de problématisation, à savoir comment rendre compte d’une réalité sociale actuelle à partir de ses transformations historiques.

De la conception initiale qui fait de Dieu le support de l’individu, qui ne peut de ce fait  exister en réalité hors de son Royaume, R. Castel analyse la conception moderne de l’individu née au 17ème siècle qui fait de la propriété son support essentiel, dans la mesure même où seront définies par le terme de « propriété sociale » les protections sociales et juridiques dont bénéficieront par la suite, avec le développement du salariat, les « non-propriétaires » pour être capables d’exister en tant qu’individus, c’est-à-dire à la fois hommes et citoyens.

 C’est ce modèle d’individu indissociablement lié à ses supports qui est mis à mal par « la grande transformation » qui valorise un autre modèle que R. Castel appelle « individu hypermoderne » paradoxalement contraire au concept historiquement construit et conceptuellement cohérent en ses propriétés précédemment définies. Ce nouvel « individu » prend en réalité deux formes distinctes et opposées ; l’une qu’on peut appeler « par excès », l’autre, « par défaut ». Reprenant les analyses de G. Lipovetsky entre autres, R. Castel  caractérise ce premier type par une forme de recentrage de l’individu sur lui-même, par un excès de subjectivité qui le conduit aux limites du narcissisme, noyé en lui-même, croyant posséder tendanciellement la capacité à être auto-suffisant, c’est-à-dire croire avoir en lui-même les supports nécessaires à assurer son indépendance. L’extension de ce modèle dont il faudrait analyser plus précisément l’implantation et la diffusion montre qu’il n’est nullement l’apanage des « nantis », de ceux qui ne doutent pas de leur « capital » culturel, social, relationnel et symbolique. On peut au moins remarquer qu’il permet de comprendre en partie les phénomènes actuels de décollectivisation et de désinstitutionnalisation.

L’autre modèle que R. Castel dégage est celui de l’individu « par défaut », de celui qui « aspire » à être un individu, mais qui manque  des ressources nécessaires pour assumer positivement son indépendance. A la désaffiliation revendiquée et assumée par l’individu « par excès », s’oppose ainsi la désaffiliation subie par l’individu « par défaut ». C’est cette distinction, que voudrait occulter l’expression « société des individus », souvent invoquée pour caractériser le monde actuel, qui permet de comprendre comment la centralité de l’individu défini par la propriété de biens puis de droits, est en fait érodée « par les deux bouts» si l’on peut dire. 

De ce point de vue, elle nous conduit à réfléchir, en tenant compte de l’évolution  du capitalisme post-industriel, à la caractérisation et à la défense des bases objectives, des supports qui rendent possible l’existence de l’individu, en reconnaissant qu’il n’existe pas d’individus sans supports et qu’il n’y a pas de supports sans Etat.

 

Philippe Blanc