La philosophie, comme un roman. « De Socrate à Arendt, les philosophes répondent à nos questions » ( de Laurence Hansen-Löve, en collaboration avec Laure Becdelièvre et Fabien Lamouche, ed Hermann, Presse de l’Université Laval, 2014) lu par Maryse Emel

le projet de Laurence Hansen-Löve : s’entretenir sur le mode de l’écrit avec les philosophes, hommes d’un temps, d’une histoire, sans faire étalage d’une collection d’idées. 

En ce qui concerne d'abord cette galerie d'opinions que présenterait l'histoire de la philosophie - sur Dieu, sur l'essence des objets de la nature et de l'esprit - ce serait, si elle ne faisait que cela, une science très superflue et très ennuyeuse, alors même qu'on invoquerait la multiple utilité à retirer d'une si grande animation de l'esprit et d'une si grande érudition. 

HEGEL

  

  •      Philosophie et Roman ?

La philosophie, comme un roman. « De Socrate à Arendt, les philosophes répondent à nos questions » ( de Laurence Hansen-Löve, en collaboration avec Laure Becdelièvre et Fabien Lamouche, ed Hermann, Presse de l’Université Laval, 2014) ressemble à première vue à un ouvrage présentant une "histoire des idées". Il n’en est rien. Tout d’abord il y a le rapprochement du mot « roman ».  Or, on n’écrit pas une histoire de la philosophie comme on écrit un roman. Il y a des histoires qui ne sont parfois que des histoires, des mensonges. Cesse de raconter des histoires entend-on parfois…La philosophie n’est ni un travail de fiction,  ni une invention, même si elle se déploie dans la sphère de l’écriture et de la lecture.  D’où le projet de Laurence Hansen-Löve: s’entretenir sur le mode de l’écrit avec les philosophes, hommes d’un temps, d’une histoire, sans faire étalage d’une collection d’idées.  Le roman renvoie à la narration et surtout à une certaine unité. Quelle est cette unité qui permet de parler de roman ? C’est la première question que nous nous sommes posée en lisant ce livre.  Il y a un thème qui ne cesse de revenir comme en musique : le thème du mal. C’est le questionnement autour de ce thème qui crée l’unité.

Chaque entretien est précédé d’une présentation du philosophe dans son  temps et si des anecdotes apparaissent aussi dans le corps du texte, elles sont très vite mises à l’écart, comme non essentielles.  Même si elles permettent de comprendre que l’accidentel, le détail n’ont guère de place dans la réflexion,  elles montrent aussi par leur présence que l’universel passe par la singularité d’un philosophe. L’universel de la pensée suppose une pensée singulière pour la faire passer à l’acte.  La philosophie appartient ainsi à une temporalité.  Ces entretiens sont l’incarnation de la raison de philosophes singuliers. Ils sont aussi la réponse à un formalisme vide qui suppose la pensée désincarnée et déterritorialisée. Philosopher c’est hériter et construire…La table rase de Descartes conserve au moins le « je pense ».

La philosophie, comme un roman : c’est une formulation qui n’est pas sans rappeler la trop célèbre formule « comme maître et possesseur de la nature » de Descartes, à la sixième partie du Discours de la Méthode.  Si on ne prête pas attention au « comme » tout le sens de l’analyse de Descartes sur la technique est faux. Il ne défend nullement une absolue maîtrise de la nature par l’homme.  Il en va de même ici. Le livre se rapproche du roman tout en gardant ses distances… Réponse au Monde de Sophie [i]: l’histoire de la philosophie ne saurait être un simple déroulement chronologique et descriptif. Philosopher est plus complexe que lire une lettre, même si c’est Sophie (Sophia-sagesse) qui l’envoie. Philosopher ce n’est pas collectionner des affirmations. D’ailleurs qui est le philosophe ? Les entretiens de Laurence Hansen-Löve permettent d’esquisser une réponse et de montrer la diversité de ses visages, à travers des rencontres sur fonds de désaccord ou d’incompréhension avec plusieurs d’entre eux. Non pas parce que la philosophie serait un exercice de combat, mais parce que ce sont les enjeux qui permettent de prendre des positions multiples, et comme le rappelle à plusieurs reprises ce livre, il n’y a pas de philosophie sans amitié. Cette amitié n’est pas acceptation de tous les propos de l’autre,  mais un exercice de la réflexion fondé sur la présence égale en tous de la raison. Ainsi le désaccord appartient à l’amitié. C’est sur fonds de désaccord que se construit toute réelle pensée – à condition de se donner comme objectif la vérité et non l’illusion de  la puissance.

Le rapprochement avec Descartes n’est pas accidentel. Il s’agit de mettre en place une réflexion sur  la démarche philosophique qui suive un « cheminement » non réductible à de simples procédés, du courrier de la poste aux  « innovations numériques ». Un chemin, un trajet comme celui de l’écriture. La philosophie se lit et se déploie dans une temporalité lente et linéaire.Ce livre est une réponse aux chants des sirènes du numérique ou aux exercices formels désincarnés de tout héritage philosophique, le refus d’un prêt à portée de la pensée. Refus de la précipitation, de la course à l'efficacité.

Si la linéarité du discours philosophique  importe c’est parce que le temps y figure avec ses trois modes : passé, présent, futur. La philosophie appartient au temps de l’histoire, et toute question se met en place à partir de son héritage. Le numérique a ceci de fâcheux qu’il se présente en rupture, dans un présent qui cache un hors-temps. Le Monde de Sophie c’est la pure histoire, le numérique, au contraire, c’est l’exercice détaché de tout repère dans le temps de l’histoire.

Dans son entretien avec Nietzsche l’auteure rencontre cette objection : « je ne veux pas voir ma philosophie réduite à des formules ». p. 208

Tenir ensemble histoire de la philosophie et exercice de la réflexion, tel est le projet de Laurence Hansen-Löve.

  •     La question du mal : un fil narratif possible

«  Tout ce que Socrate avait à dire sur le lien entre le mal et l’absence de pensée est que les hommes qui ne sont pas amoureux de la beauté, de la justice et de la sagesse  sont incapables de pensée ; tout comme, à  l’inverse, ceux qui aiment l’examen critique et donc « philosophent »  sont incapables de faire le mal ».p.298 (Hannah Arendt)

Laurence Hansen-Löve s’entretient avec des philosophes en suivant l’ordre chronologique : « de Socrate à Arendt, les philosophes répondent à nos questions ». Très vite, cependant, le questionnement prend le dessus sur la ligne du temps. Un entretien qui n’est pas sans rappeler aussi l’Enquête de Socrate dans l’Apologie de Socrate de Platon qui raconte le procès de ce dernier et sa condamnation à mort. Afin de vérifier les propos de l’oracle de Delphes, affirmant qu’il était le plus savant des hommes, il enquêta  et mit à jour les propos défaillants des hommes politiques et des religieux, en quête de gloire et non de savoir.  Ainsi Laurence Hansen-Löve n’hésite-t-elle pas, dès le premier entretien, au nom de l’amitié, condition de tout dialogue, à pousser Socrate dans ses retranchements. Comment peut-il défendre la thèse selon laquelle « nul n’est méchant volontairement » et être victime d’une justice inique au sein d’une Cité réputée pour ses institutions démocratiques ?  Socrate va tenter une réponse. Cette question est le point de départ de cette série  d’entretiens, où, chacun leur tour, les philosophes vont tenter de répondre et de comprendre : Pourquoi le mal ? Ainsi le projet d’histoire de la philosophie est-il la prise en compte d’une question et des difficultés pour y répondre.

Si Socrate est donc celui par qui commence à se poser la question du mal, Hannah Arendt achève – provisoirement – cette question, 25 siècles plus tard. On sent Socrate gêné, embarrassé. On ne peut vouloir le mal…et pourtant… le mal est là. Cette  difficulté qui ne se résout pas en peu de temps, c’est ce que les philosophes nomment problème. Problème qui ne cesse jamais de rebondir. Ainsi, Epicure, dans l’entretien suivant, nous apprend que les hommes sont surtout gouvernés par la quête du plaisir, plaisir qui ne contribue pas toujours à un mieux vivre et peut conduire à des abus. Suivre la raison, au sens de mesure,  apparaît comme une solution plausible.  Puis, Epictète va souligner au cours d’un autre entretien, la puissance de la volonté humaine, irruption de la liberté face à un destin qui relève du nécessaire, inscrit dans la nature. Il y a des choses qui dépendent de nous, et d’autres non. Difficile d’accepter la position d’Epictète qui voit la source de nos douleurs dans la représentation que nous nous en faisons. Ne serait-ce pas un pur jeu rhétorique ? «  Vous avez une haute idée de l’humanité » lui dit Laurence Hansen-Löve. Trois façons de voir le mal. Trois façons d’y réagir. Descartes ira jusqu’au bout de ce refus d’attribuer à Dieu l’origine du mal. C’est bien notre volonté qui porte en elle le trouble. Volonté infinie explique Descartes, volonté qui échappe au contrôle d’un entendement limité, caractéristique humaine.  Epictète n’est pas si loin.  Mais la différence selon Descartes, c’est la possibilité de ramener la volonté à une juste mesure par un bon usage de cette dernière. Générosité au sens ni chrétien ni cornélien…au sens  cartésien. Mais, Spinoza, victime de ses choix religieux, insistera lors de son entretien sur le poids de l’opinion et des idées inadéquates pour comprendre les illusions humaines. Ce n’est pas en faisant confiance à la raison humaine que l’on trouvera une réponse à la question du mal. La générosité est une illusion finaliste.  La solution n’est pas en l’individu. Il faut penser le politique, et la place à accorder à la religion qui très vite prend le visage de la superstition. Cette opinion si difficile à circonscrire et puissante, Laurence Hansen-Löve lui prête parfois sa plume, l’incarnant et la sortant de ce fait de son flou.

Après avoir pensé la question du mal et sa résolution, à l’aide de la raison humaine, le livre prend un tournant avec Spinoza : il faut distinguer politique et religion, penser le politique dans son autonomie pour résoudre cette question du mal.  Qu’est-ce qui va justifier cette nouvelle orientation ? L’entretien avec Hume. La notion de cause explique-t-il, est à mettre en doute. Ce n’est qu’une croyance. Chercher la cause du mal ? Le penchant des hommes au pouvoir.

Rousseau, Kant, Marx, Freud, Russell s’entretiennent à leur tour…
Une réponse ? La réflexion est un cheminement qui n’est pas  à l’abri des erreurs reconnaît Kant. Personne n’y échappe. Penser c’est prendre le risque de se tromper.

 Laurence Hansen-Löve en citant Russell, montre tout l’enjeu de son travail : « J’aimerais contempler un monde dans lequel l’éducation viserait à libérer l’esprit de la jeunesse, plutôt qu’à l’emprisonner dans une armure de dogmes, destinée à le protéger, tout au long de son existence des flèches de la preuve objective. Le monde a besoin de cœurs ouverts… »p. 272

La philosophie est aussi une histoire d’amour…comme  un roman

 Maryse Emel



[i] Le Monde de Sophie est un roman qui se dit  philosophique ; publié en 1991 et écrit par l'écrivain norvégien Jostein Gaarder.