Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Paris, Hermann, 2014, lu par Paul Sereni

Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz (dir.), Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Paris, Hermann, 2014. 

Ce texte est issu du colloque sur l’auteur tenu à Cerisy en 1997, publié en 1999 aux éditions Hermann ; devenu indisponible, l’éditeur l’a republié sans changement en 2014. Afin d’en rendre compte, on ne peut présumer un public qui connait déjà Mallarmé. On a donc choisi un point de vue sélectif, celui d’un lecteur d’abord soucieux d’explication, la difficulté des textes (aussi bien en poésie qu’en prose) étant notoire. Ce parti conduit nécessairement à ne pas retenir un certain nombre de contributions qui ne répondent pas principalement à cette fonction; de même, pour faciliter la lecture on a choisi un groupement thématique des contributions retenues, en fonction des questions traitées.

L’avant-propos, signé des deux directeurs du colloque, signale deux traits relativement nouveaux dans les études mallarméennes : la diversité des approches et le croisement de plusieurs disciplines littéraires au sens large, davantage appuyées sur la philosophie que sur la linguistique ou la psychanalyse. Pour avoir un bilan et des perspectives critiques, on peut se reporter immédiatement au dernier article, de Gordon Millan (« Cent ans de critique mallarméenne, bilans et perspectives », p. 369-380) qui dessine deux types d’interrogations : d’une part, celles qui concernent les œuvres (les poésies et les proses critiques), et de l’autre, celles, plus externes, qui concernent les influences reçues par Mallarmé (notamment la question de savoir dans quelle mesure il avait lu Hegel) ainsi que son rapport à la danse, au théâtre et à la musique (notamment son attitude exacte par rapport à Wagner). Les contributions s’efforcent de répondre en partie à ces questions, en n’omettant aucun des champs disciplinaires qui peuvent être utiles à la littérature.

En premier lieu, la question de l’obscurité de Mallarmé est à la fois naturelle et décisive. Michaël Riffaterre (« Mallarmé est-il obscur ? », p.143-154) distingue obscurité et difficulté ; si Mallarmé est difficile, c’est au sens où le problème réside avant tout dans la perception et la lecture du texte. Riffaterre montre que la difficulté est chaque fois surmontable en s’appuyant sur la structure même du poème ou sur un autre poème du même auteur. L’argument s’appuie sur l’explication d’un des poèmes les plus exemplaires, A la nue accablante tu, (dont le premiers vers, qui donne son titre au sonnet, se termine sur le participe passé du verbe taire). Ainsi, une partie du problème au moins est à situer dans la rupture opérée par les poèmes avec  les mécanismes de perception et de lecture auxquels le lecteur est habitué.

Allant pour une part dans la même direction, la contribution de Pierre Campion, (« La raison poétique dans Mallarmé, Esquisse d’une notion de travail », p. 155-172) s’appuie sur le derniers vers, célèbre, du « Tombeau de Verlaine » (« un peu profond ruisseau calomnié la mort ») pour montrer sa construction et en tirer des conclusions plus larges concernant le sens de la difficulté du vers mallarméen.

Le vers cité, réécrit en prose, énoncerait : « un peu profond ruisseau calomnié, la mort ». Il est évident que le vers dit autre chose et plus que la phrase prosaïque : il s’agit de dénoncer le caractère mythologique, souverain et définitif de la mort, et « cela par l’effet d’une autre distribution grammaticale, aussi valide que la première [celle de la prose] mais qui repose sur la métrique du vers » (un peu profond ruisseau/calomnié la mort, deux hémistiches de six syllabes) qui coupe et décale en apparence « la participiale : calomnié la mort » (p. 156). Sur cette base, l’auteur conclut que « la structure préétablie du grand vers français », l’alexandrin, « est instituante de sens et de valeur en dépit ou bien plutôt à cause de sa rigueur » (p. 157).

En second lieu, on peut regrouper les textes qui traitent des préoccupations esthétiques, politiques et philosophiques de Mallarmé. L’article de Pascal Durand,  « Du sens des formes au sens du jeu » (p. 87-114), bien qu’il ne soit pas centré sur cet aspect, permet ainsi de faire le point, provisoirement, sur le rapport réel de Mallarmé à la philosophie de Hegel. Si on le suit, il faut toujours garder à l’esprit que : 1) si Mallarmé connaissait Hegel, c’est à travers la vulgarisation qu’en avait faite Victor Cousin, André Vera ou encore Edmond Scherer, auteur (beaucoup moins connu) d’un article sur l’hégélianisme paru en 1861 dans la Revue des deux mondes ; 2) Hegel, à cette époque, « chez les non- philosophes ne nomme pas tant, à vrai dire, un système spéculatif qu’un fantasme de totalité », qu’on retrouve « aussi bien dans les sciences humaines que dans la musique ou les discours des musiciens », « aussi bien dans le journalisme cultivé qu’en littérature et, à l’intérieur de celle-ci, aussi bien dans la production distinguée », dont celle de Mallarmé lui-même, que dans la production infra-littéraire », notamment celle de Jules Verne (p. 95). Il est au total peu probable que le sens de certains des mots-fétiches du vocabulaire mallarméen, comme Idée ou Néant (qui, comme le signale Gordon Millan dans sa propre contribution, reviennent sans cesse sous sa plume) puisse être éclairé en confrontant le texte mallarméen à des références philosophiques hégéliennes.

La contribution d’Antoine Compagnon (« La place des fêtes : Mallarmé et la troisième République des Lettres », p. 39-86) prend comme point de départ l’activité professionnelle de Mallarmé, professeur d’anglais. En fait, à travers une large documentation, il s’agit d’étudier la question : « fallait-il sanctionner le mauvais professeur ou encourager l’artiste ? » (p. 41). La réponse est que Mallarmé et l’Instruction Publique eurent des rapports ambigus : le poète considérait son métier comme une rente lui permettant d’écrire, l’institution l’encouragea peu, mais ne le sanctionna pas. En revanche, Mallarmé et la République des Lettres partageaient une préoccupation commune, celle de donner à la nation un type de fête qui la rassemble et qui la soude. La différence tient dans la réponse : Mallarmé trouve insuffisante la commémoration de la Révolution de 1889 et pense à une cérémonie qui redonnerait le premier rôle à la littérature. Ainsi, Mallarmé réclame « une fête d’Etat qui lie la foule moderne mieux que le régime représentatif et donne forme à l’espace public démocratique » (p. 77).

Cette dernière analyse peut être en partie rapprochée de celle de Bertrand Marchal (« La Musique et les Lettres de Mallarmé, ou le discours inintelligible », p. 279-294). Marchal choisit d’étudier non un poème, mais un texte qui se présente comme un discours, au sens de l’art de l’éloquence et de la rhétorique : la conférence intitulée « La Musique et les Lettres », prononcée deux fois en français (après avoir été lu dans une traduction anglaise) à Oxford et Cambridge. Comme le souligne Marchal, il s’agit bien d’un discours, avec ses formes classiques reconnaissables (exorde, narration, confirmation, digression, péroraison) ; mais « les discours de Mallarmé sont aussi inintelligibles que ses poèmes » (p. 280). Dès lors, l’article traite deux questions. D’une part,  à quoi correspond cette forme même du discours ? Pour le dire plus brutalement, quel est l’intérêt de tenir un discours inintelligible ? De l’autre, de quoi est-il question en réalité dans ce texte ?

La contribution propose deux réponses. D’un côté, Mallarmé entend dépasser les formes classiques du discours (qu’il reprend en partie) au profit de la littérature qui se confond chez lui avec la poésie : ainsi Mallarmé intitulait-il ses discours des « poèmes critiques ». De l’autre, le texte de la conférence citée « ne se contente pas de rattacher » les polémiques littéraires déclenchées par l’invention du vers libre (1886) « à une crise plus générale de la société ; ce que montre en fait La musique et les Lettres, c’est que cette crise de la société est une crise de la représentation » (p. 292) ; « par conséquent, il s’agit d’une crise littéraire » (p. 292), qui se déroule dans et par le langage. Dès lors, au-delà de son public premier (celui d’Oxford et de Cambridge), La Musique et les Lettres « vise en fait un public plus lointain, non d’auditeurs mais de lecteurs, ceux qui du moins auront appris à lire autrement que dans le journal » (p. 293).

Il y a, pour résumer, deux gestes chez Mallarmé : annexer tous les domaines de l’écrit rhétorique à la littérature, c’est-à-dire pour lui à la poésie (versifiée ou non) ; placer hypothétiquement la littérature ainsi entendue au centre de la cité et de l’espace public, pour fournir une religion dédivinisée ou du moins un culte civil. Il y a donc bien pour Mallarmé une crise de la société, dont une des solutions serait l’invention d’un nouveau culte. En ce sens, le discours cité recoupe pleinement le problème de la religion, au sens large, dans la pensée et la poésie mallarméennes.  

 

Il est dans la nature de ce type d’ouvrage d’être hétéroclite. Il en ressort cependant assez clairement quelques acquis. D’abord, le retour à la combinaison de plusieurs méthodes de critique littéraire, qu’on cherche à rendre complémentaires: l’analyse textuelle (l’explication et le commentaire de texte); la sociocritique; la biographie intellectuelle, et l’abandon de la vulgate psychanalytique au profit de l’histoire des idées. Ensuite, il est évident que Mallarmé a placé au centre de sa pensée les deux questions de la signification du vers et de la distinction entre prose et poésie. Enfin, on peut lire ici l’importance des préoccupations politiques de Mallarmé, au sens où il s’est soucié constamment des rapports entre l’esthétique et l’organisation de la chose publique, quelles qu’aient été ses opinions et positions politiques concrètes. De ce point de vue, Mallarmé n’a certainement pas été indifférent à son siècle. L’ouvrage pourra donc intéresser un public beaucoup plus large que celui des spécialistes de cet auteur.

 

Paul Sereni