Jean-Luc Nancy , Tu vas obéir !, Bayard Jeunesse, lu par Agathe Arnold

Jean-Luc Nancy, Tu vas obéir !, Bayard Jeunesse, 2014, 60 pages.

Tu vas obéir ! est l’une des « Petites conférences » tenues par Jean-Luc Nancy devant un jeune public. L’objet de ces conférences n’est pas d’exposer une thèse ni de déployer les perspectives philosophiques classiques sur le concept en jeu, mais bien plutôt d’explorer l’ambiguïté de la notion interrogée.

Le propos ici, comme dans les conférences précédentes, a le souci d’être illustré simplement afin de faire saisir à l’auditoire les enjeux réels des distinctions conceptuelles patiemment établies. Les questions des enfants publiées en prolongement du texte de la conférence témoignent en effet du caractère « brûlant » de l’interrogation sur l’obéissance (qui doit obéir, et à qui ?), parce qu’elle se pose dans leur existence particulière.

Par une brève mise en scène, -en commandant à l’assistance de se lever puis de s’asseoir-, Jean-Luc Nancy provoque la réflexion philosophique, à savoir soupçonner derrière l’évidence, -« il faut obéir »-, l’ambiguïté de l’obéissance. Pourquoi obéit-on ? Partant du constat fait de visu dans la salle de conférences que l’on obéit facilement à une autorité reconnue comme telle (ici l’autorité intellectuelle du conférencier), Jean-Luc Nancy montre alors qu’en dépit de cette reconnaissance de l’autorité tout ordre de sa part ne sera pas pour autant automatiquement considéré comme légitime. Seul un ordre justifié, compris, dont on perçoit le sens, nous apparaît comme devant être écouté. C’est d’ailleurs là l’étymologie de l’obéissance : « ob audire », tendre l’oreille, bien écouter.

« Tu vas obéir » : cette phrase peut prendre une tonalité plus interrogative, dans la mesure où l’on insiste sur la nécessité de la prise de conscience de celui à qui l’on s’adresse que ce que l’on demande est légitime, et a du sens, ou du moins entre dans un certain « ordre des choses ». En ce sens-là on peut obéir à des personnes (les parents, les enseignants), mais aussi à des situations (par exemple suivre le mode d’emploi d’un objet technique pour qu’il fonctionne). Mais « tu vas obéir » peut aussi être affirmatif et caractérise alors des rapports dans lesquels l’obéissance comme soumission nécessaire à l’efficacité, -celle d’un fonctionnement d’une armée ou d’une usine par exemple-, prime sur l’intérêt de celui qui obéit. Ainsi Jean-Luc Nancy distingue-t-il entre « obéissance naturelle » et « obéissance technique » : dans l’une la personne qui doit obéir est concernée en propre. Exiger l’obéissance, par exemple en tant qu’éducateur, supposera donc d’être attentif à l’intérêt de celui à qui il commande, et qui n’est pas nécessairement identique au sien propre. Dans l’autre la personne qui doit obéir n’est pas vraiment en jeu, et la fin visée est bien plutôt l’efficacité (la victoire dans une guerre, la productivité d’une usine). On pourra ainsi opposer le sens de l’obéissance de l’écolier à celui de l’obéissance du soldat ou de l’employé.

Nancy interroge alors la pertinence de l’expression « obéissance naturelle », qu’il a d’abord choisie, en présentant la distinction entre nature et culture. Si la nature est caractérisée par un certain déterminisme, notamment par ce qui relève du réflexe, il semblerait que l’on ne puisse pas parler d’obéissance naturelle si cela doit désigner l’obéissance légitime, puisque justement, dans celle-ci, c’est notre liberté qui est paradoxalement la fin visée. Dans l’expression « obéissance naturelle », il faut donc plutôt entendre par « naturel » ce qui peut être compris ou du moins s’inscrire dans un horizon de sens pour celui qui s’y soumet. L’obéissance naturelle désignerait alors d’une part le fait de se soumettre à un commandement qui vise le déploiement de notre être, et non pas notre soumission, et d’autre part le fait de suivre ce qui ce que nous exigeons de nous-mêmes pour accroître notre puissance, quitte à désobéir aux attentes sociales de son temps.

 Le moment le plus stimulant de la conférence est sans doute celle qui évoque de célèbres « désobéissants » (Socrate, Luther, des savants, les impressionnistes, Hugo…) : Jean-Luc Nancy souligne alors que toute « grande désobéissance », celle qui est créatrice, qui invente, nécessite qu’on ait le sens d’ « une plus grande obéissance encore » : « nous obéissons à quelque chose de plus fort qui n’est pas à son tour une autre aberration que celle à laquelle nous voulons échapper ».

Pour des élèves débutant en philosophie, Tu vas obéir !  et de manière générale les « Petites conférences » de Jean-Luc Nancy peuvent donner un bon aperçu de ce que représente l’exercice de distinction conceptuelle et de mise en évidence de paradoxes. En choisissant délibérément de livrer son propos tel qu’il a été prononcé, comme stricte transcription des enregistrements pour en « garder (le) ton, avec ses incertitudes », Jean-Luc Nancy manifeste que la pensée et la mise au jour de la complexité d’un aspect de l’expérience humaine (ici l’obéissance) passent par des hésitations et des tâtonnements, des propositions d’explicitation que l’on reprend et affine peu à peu. Loin de provoquer l’impatience, loin de passer pour de vaines esquisses préparatoires, ces « hésitations » témoignent du sens et du plaisir que l’on prend à penser, et révèlent en creux  la vanité et le contre-sens que représenterait toute velléité de « didactisation » protocolaire normative de l’enseignement de la philosophie auprès de jeunes élèves.

Agathe Arnold