Nathalie Maillard, Faut-il être minimaliste en éthique ? Genève, éditions Labor et Fides, 2014, lu par Pierre Landou

N. Maillard, dans un ouvrage ample et précis, traite une question d’éthique normative : « faut-il être minimaliste en éthique ? ». La réponse – négative – qu’elle apporte à cette question est nuancée et argumentée. L’ouvrage Faut-il être minimaliste en éthique ? tient donc la promesse de son titre et de son projet, qui selon l’auteur consiste à « proposer un argumentaire rigoureux sur les questions que [l’éthique minimale] soulève » (p. 22).

            Croisant des perspectives argumentatives et historiques, N. Maillard cherche à éviter les réactions exacerbées que l’éthique minimale a malheureusement pour elle pu produire, au profit d’analyses raisonnées. Face à la pléthore de productions éditoriales, particulièrement en France, défendant des versions minimalistes de l’éthique, ou s’indignant de ces dernières, l’ouvrage de N. Maillard parvient avec calme et efficacité à exhiber les racines de cette position philosophique, à en discuter les principes et à en montrer en détail les difficultés.

             L’auteur part de la thèse cardinale de l’éthique minimale : l’indifférence morale du rapport à soi. Sceptique sur la valeur philosophique d’une telle thèse, N. Maillard propose à son lecteur trois objectifs successifs, les deux premiers constituant la première partie de l’ouvrage, et le troisième bénéficiant d’un traitement autonome dans une seconde partie :

- qualifier les relations de l’éthique minimale et du libéralisme politique ;

- défendre contre les perfectionnistes une forme de minimalisme politique ;

- soutenir qu’il n’y a pas d’arguments convaincants en faveur du minimalisme moral.

            La première partie de l’ouvrage constitue donc plutôt une argumentation à décharge, en faveur d’un minimalisme politique, alors que la seconde partie est une argumentation à charge contre le minimalisme moral.

             Ce projet principal croise des questions connexes auxquelles est ménagée une place :

- la question des relations entre libéralisme politique et bien personnel ;

- le problème de l'éventuelle hétérogénéité du domaine moral ;

- la question de la discontinuité de la politique et de la morale.

             Discuter la place de l’éthique minimale dans un cadre libéral fait donc l’objet de la première partie de l’ouvrage. Dans un premier temps, le minimalisme moral est présenté de façon classique : sont rappelés ces trois principes fondateurs – l’indifférence morale du rapport à soi, le principe d’intervention limitée aux cas de torts flagrants, et le principe de considération égale de la voix et des revendications de chacun -. Les analyses conduites dans ce chapitre permettent aussi, de façon plus originale, de mesurer l’importance d’arguments contemporains en faveur du paternalisme, discutés aujourd’hui outre-Atlantique. Le minimalisme moral est ensuite mis en relation avec le libéralisme de la neutralité et le libéralisme de la non-nuisance. Comme souvent, c’est la valorisation des différences entre ces traditions qui intéresse le plus, les convergences et les filiations allant de soi. Prenant le temps de discuter la légitimité de l’imputation d’une forme de minimalisme moral à J.S. Mill, N. Maillard parvient de façon plus générale à exhiber les divergences internes des traditions libérales, et contribue ainsi à promouvoir la pluralité du concept de libéralisme. La présentation du libéralisme de la non-nuisance permet également de restituer l’importance des analyses de Feinberg, jalon essentiel dans la constitution des éthiques minimales, hélas trop peu connu des lecteurs français, juristes comme philosophes.

             Dans un deuxième temps, qui constitue le troisième chapitre de l’ouvrage, N. Maillard s’en prend, de façon plus détaillée encore, au perfectionnisme politique, décliné dans ses différentes versions. Elle argumente en sa défaveur, souscrivant a contrario à une forme de libéralisme politique. Partant de la distinction du juste et du bien, l’auteur examine successivement les justifications épistémologiques de la neutralité, puis les justifications morales stricto sensu - qui conduisent à examiner trois arguments désormais canoniques de Rawls, Dworkin et M. Nussbaum - enfin les justifications relatives à la nature du bien. Enfin, de même que le paternalisme avait fait l’objet d’une présentation variée et nuancée, de même le perfectionnisme est examiné dans différentes versions, des plus rigoureuses (hard) aux plus souples (soft). L’auteur conclut à la nécessité de son rejet, au profit d’un minimalisme politique que l’on se gardera désormais de confondre avec le minimalisme moral.

             Enfin, dans un quatrième chapitre qui conclut la première partie de l’ouvrage, N. Maillard promeut une distinction classique - entre liberté négative et liberté morale - dont le refus ou l’ignorance serait à ses yeux responsable de la confusion qui fait associer la défense de la liberté au subjectivisme ou au relativisme. Il y a ici une dimension presque généalogique dans le propos qui demeure toutefois davantage suggérée qu’explicitée. L’argumentation repose plutôt, de fait, sur une lecture minutieuse de l’article séminal de J. Waldron, A Right to Do Wrong, publié en 1981 dans la revue Ethics. La discussion se focalise donc davantage sur la question du devoir que sur celle de l’objectivité éventuelle du bien, déjà traitée dans le troisième chapitre de Faut-il être minimaliste en éthique ?, et sur laquelle il n’y avait plus lieu de s'attarder. Elle pourrait toutefois constituer un autre angle d’attaque en faveur de la thèse soutenue.

             La seconde partie de l’ouvrage est constituée de trois moments. Son point de départ consiste en un examen critique et une discussion de l’idée d’indifférence morale du rapport à soi. C’est là, sans doute, le centre de gravité de l’ouvrage. Les trois arguments habituellement convoqués par les défenseurs du minimalisme moral sont successivement critiqués : d’abord les arguments intuitifs et les résultats issus des recherches de psychologie morale, ensuite le groupe d’arguments structurés par la notion de consentement, enfin l’ensemble d’arguments qui gravitent autour de l’idée de propriété de soi (self-ownership), essentiellement présentés dans la version qu’en propose P. Vallentyne. On peut regretter que ce dernier ensemble d’arguments soit traité en quelques pages seulement, indépendamment des délicates questions d’ontologie qu’il présuppose, mais il faut voir dans ce caractère succinct le strict reflet du minimalisme éthique à la française : R. Ogien, chef de file des minimalistes français et interlocuteur supposé de Faut-il être minimaliste en éthique ?, ne souscrivant pas lui-même à la thèse de la propriété de soi, il n’était pas nécessaire à N. Maillard de se livrer à une critique exhaustive de ce concept.

             Après ce moment critique, le sixième chapitre revient sur l’idée de devoir, pour établir que le concept de devoir envers soi n’est pas incohérent, abstraction faite des exemples kantiens d’un tel devoir, peu crédibles en la matière. N. Maillard entérine donc la critique minimaliste d’un des versants du kantisme, sans pour autant rejeter le concept qui le fonde. Revenant sur la distinction de la prudence et de la moralité, l’auteur rejoint des arguments classiques qui tendent à suggérer qu’il ne saurait à proprement parler y avoir d’indifférence morale du rapport à soi. Règles prudentielles et devoirs moraux ne seraient séparés que par une cloison poreuse : leurs recoupements mutuels seraient la règle, et non l’exception. Dès lors, la thèse de l’indifférence morale du rapport à soi paraît compromise, à moins de souscrire, de manière beaucoup plus radicale, à la thèse d’une indifférence prudentielle du rapport à soi, qui semble intuitivement peu crédible.

             Le dernier chapitre du livre est plus hétérogène, bien que - ou parce que ? - très substantiel, et aurait pu donner lieu, plus développé, à un ouvrage à part entière : y sont analysées successivement les notions de souci de soi, de dignité, de servilité, d’intégrité et d’autonomie. Parmi elles, la dignité bénéficie toutefois d’un traitement plus approfondi, puisque cette notion cristallise habituellement les attaques de minimalistes moraux. La difficulté finale de l’ouvrage est sans doute qu’en acceptant le minimalisme politique tout en refusant le minimalisme moral, N. Maillard est confrontée à la difficile question de la fragmentation du domaine moral. Comme si l’homogénéisation du domaine prudentiel et du domaine moral devait se payer au prix d’une segmentation du domaine moral lui-même. L’interrogation d’éthique normative, ici, pourrait se continuer par le traitement d’une importante question méta-éthique.

             Enfin, l’auteur de Faut-il être minimaliste en éthique ? avait d’emblée averti son lecteur : une analyse des éthiques de la vertu aurait dû être menée pour parachever le projet, ce qui s’est avéré impossible faute de place dans un ouvrage déjà bien nourri. Cette absence fait souhaiter que N. Maillard poursuive son projet. Nous espérons donc un prochain ouvrage du même auteur, consacré à ces questions.