François Thomas, Le paradigme du comédien, Une introduction à la pensée de Georg Simmel, Hermann, lu par Julien Méresse

Le paradigme du comédien, Une introduction à la pensée de Georg Simmel de François Thomas, Paris, Hermann, 2013.

L’ouvrage de François Thomas est une introduction à la pensée de Georg Simmel. L’originalité de l’approche tient à l’entrée choisie pour procéder à cette introduction, à savoir le problème propre à l’art de l’acteur. La problématique de l’acteur est au centre de la sociologie simmelienne. 


Le propre du comédien n’est pas de faire disparaître sa personnalité au profit du rôle, mais de faire coexister ces deux éléments. Il s’agit alors de penser l’union entre l’objectivité (le rôle du texte) et la subjectivité (la personnalité du comédien). Cela donne la possibilité de penser une « loi individuelle » : il n’y a pas la vérité d’une interprétation, mais des interprétations peuvent être fausses. Cette approche simmelienne est contemporaine de l’évolution du travail du comédien au début du vingtième siècle. Le comédien devient d’abord un modèle sociologique pour penser le lien social. Puis, la figure du comédien permet de penser philosophiquement le rôle social. François Thomas peut enfin confronter le texte de Simmel à la pratique des hommes de théâtre que sont Brecht et Stanislavski.

 

Prologue

Sociologie du comédien

            I La figure sociale du comédien

            II Comment la société est-elle possible ? Les formes théâtrales a priori de la socialisation

            III « La mise en scène de la vie quotidienne » à l’âge de la modernité

Philosophie du comédien

            I « L’énigme ordinaire »

            II L’autonomie et la singularité de l’art du comédien

            III L’individualité du comédien

Vers la pratique : Simmel, Stanislavski et Brecht

            I Stanislavski : de l’intime conviction à l’émotion collective

            II Brecht : se saisir du monde et s’en réjouir

            III Qu’allons-nous faire au théâtre ?

Le comédien – Éléments d’une « philosophie de l’art » par Georg Simmel

 

            L’ouvrage de François Thomas commence par une étude de la figure sociale du comédien. Celle-ci se transforme à la fin du dix-neuvième siècle avec l’apparition de l’acteur-vedette (Rachel, Sarah Bernhardt, Frédérick Lemaître). Le public ne vient plus voir la disparition de l’acteur au profit du rôle, mais la coexistence de la personnalité de l’acteur et de la structure du rôle via l’interprétation.

On trouve cet infléchissement au cœur de la société et du processus de socialisation. Pour qu’un individu entre dans l’interaction sociale, il doit se former une image de l’autre, puis percevoir la fonction que les autres nous assignent et enfin prendre conscience de l’écart entre nos rôles et notre individualité. La représentation sociale et la représentation scénique sont à rapprocher : l’individualité est l’expression du particulier dans et au moyen de l’universel. La figure du comédien peut alors devenir un modèle social à savoir celui de la réalisation de soi dans une société d’individus disloqués. Dans le monde de la montée de l’individualisme et de la « crise de la culture », la figure du comédien s’impose comme un élément de compréhension de la modernité.

L’individu moderne est renvoyé à sa vacuité par le phénomène de la « différenciation sociale » : les hommes vivent dans plusieurs sphères et ne parviennent pas à unifier les différents personnages joués dans ces sphères. L’individu moderne est donc à la recherche de son moi perdu et cela passe par le besoin de se distinguer. La dépersonnalisation des rapports humains ajoutée à la rationalisation des échanges (par l’argent ) engendre une volonté de se faire remarquer. Les grandes villes se remplissent de phénomènes d’excentricité et sont des théâtres de masques. Les individus sont en situation de déficit ontologique et recourent à des stratégies de distinction, dont les parures sont les éléments saillants.

François Thomas peut donc parler d’une théâtralisation de la vie sociale à l’ère de la modernité : les individus se réduisent à leurs rôles. Cependant, les individus eux-mêmes arrivent à s’inventer des personnages (le blasé, le dandy, l’original), à séduire (la coquetterie) et à se déguiser (la parure). Les individus sont donc en représentation permanente. Le comédien peut alors apparaître comme l’individu qui atteint le plus haut degré de réalisation de soi : le comédien devient lui-même à travers l’objectivité d’un rôle.  

La deuxième partie de l’ouvrage de François Thomas consiste à mettre en perspective l’approche simmelienne de la figure du comédien avec l’approche classique. Il s’agit de voir en quoi consiste l’art de l’acteur et d’examiner l’individualité du comédien.

Il existe une énigme ordinaire : comment le comédien fait-il pour disparaître derrière un être de fiction ? Comment apparaît-il comme un autre ? François Thomas passe alors en revue des modèles pour penser la relation de l’acteur à son rôle : en se distanciant (avec Diderot), en se confondant (avec Hegel), en s’irréalisant (avec Sartre). Or, pour Simmel, le comédien ne doit pas s’effacer derrière son rôle. L’interprétation devient centrale.

L’activité du comédien devient un art à part entière. Simmel pense l’autonomie du travail du comédien. Le rôle est fondamentalement incomplet puisqu’il ne peut pas donner à lui seul le travail d’interprétation. L’inventivité des comédiens est donc fondée et permet de penser la pluralité des interprétations possibles pour un même rôle. L’originalité de Simmel est ici mise en lumière. Le comédien ne peut pas être soumis au texte littéraire puisqu’il perdrait alors sa liberté et il ne peut pas non plus imiter la réalité puisqu’il perdrait le « jeu ». Le comédien doit donc « rendre sensible » la pièce de théâtre. Cela passe d’abord par l’appropriation du rôle. L’appropriation donne la singularité du travail du comédien : il puise dans son expérience des sentiments et des émotions, non pour les vivre comme tels, mais pour les élaborer de façon stylisée. Il s’en sert comme une matière organisée dans la mise en forme artistique.

À partir de ces analyses se dessinent les contours du « relativisme » simmelien. Si l’art du comédien ne repose ni sur un dogmatisme littéraire, ni sur une imitation du réel, ni sur le tempérament (la « nature ») du comédien, sur quoi repose-t-il ? Sur une « loi individuelle », conception que François Thomas repère pour le comédien, mais également pour d’autres artistes. L’interprétation personnelle du rôle, si elle est assumée, pensée et appropriée, ouvre à la vérité du personnage. Or une autre interprétation, dans d’autres conditions d’appropriation, ouvre tout aussi bien à cette vérité. On comprend alors qu’il peut y avoir plusieurs interprétations fascinantes pour un même rôle, mais également que certaines interprétations peuvent être fausses.

Le cœur du travail de l’interprétation a pour fondement l’improvisation bien comprise. Le comédien doit recréer son personnage à chaque instant. L’originalité du jeu se tient dans cette tension entre l’objectif et le subjectif. Le comédien n’est pas un récitant mécanique, mais n’est pas non plus un imitateur de la réalité. Le grand comédien est disponible : dans la phrase dite mille fois, il recrée l’étonnement puisqu’il dit la phrase comme pour la première fois. Autrement dit, la synthèse s’effectue entre l’élaboration de la pensée et la redécouverte du sensible. François Thomas peut alors faire saisir à son lecteur, par ce prisme, les propos de Jouvet sur « la façon sensible de penser », mais également les propos de Schiller sur la façon dont l’homme peut se trouver avec lui-même. Le comédien devient une référence dans le monde de la « tragédie de la culture » : à la différence de l’individu qui se perd dans ses différents rôles, le comédien se trouve et se retrouve dans une synthèse toujours recommencée du subjectif et de l’objectif. Face au chaos de la vie, l’art apparaît comme une délivrance.

La troisième partie de l’ouvrage est simmelienne dans son esprit puisqu’elle consiste à passer de la hauteur des spéculations philosophiques à la "concrétude" de la pratique de l’art théâtral. François Thomas confronte ici les analyses de Simmel à deux réflexions majeures du monde du théâtre : celles de Stanislavski et de Brecht. Ces derniers ne connaissent pas les écrits de Simmel sur le théâtre, mais la confrontation est fructueuse. François Thomas peut ainsi étudier l’empathie entre le comédien et le rôle en mettant en parallèle les analyses de Simmel et de Stanislavski. La vision brechtienne permet ensuite une étude du divertissement noble et de la liberté théâtrale. Le théâtre a une fonction libératrice, ce qui permet de repenser le divertissement et de le placer au cœur du processus de création.

L’ouvrage se termine par une traduction inédite d’un article de Simmel paru en mars 1909 dans le quotidien berlinois Der Tag.  

L’intérêt de l’ouvrage de François Thomas est triple. Tout d’abord, il permet de comprendre l’évolution de la représentation sociale de la figure du comédien. Il permet ensuite de comprendre certains aspects essentiels de la pensée de Simmel. En plaçant le comédien comme schème interprétatif de la « tragédie de la culture », l’auteur jette un regard éclairant sur la théâtralisation de la vie sociale. Enfin, François Thomas étudie les avancées théoriques simmeliennes concernant le travail du comédien pour analyser leur mise en pratique, sous la forme de la mise en scène et du travail du comédien. Une mise en scène théâtrale « simmelienne » (en lien avec les enseignements de Stanislavski et de Brecht ) peut alors prendre forme.  

Julien Méresse