H-S Afeissa, Portraits de philosophes en écologistes, éditions DEHORS, 2012, lu par François Chomarat

HICHAM-STÉPHANE AFEISSA, PORTRAITS DE PHILOSOPHES EN ÉCOLOGISTES, paru aux éditions DEHORS, en novembre 2012

Hicham-Stéphane Afeissa, bien connu désormais pour ses textes sur Arne Naess et l'écosophie, sur l’éthique environnementale, ou encore la « philosophie animale », et dont le dernier essai personnel s'intitulait : La communauté des êtres de nature (avril 2010, éditions MF), a publié en novembre dernier aux éditions Dehors un nouveau recueil d'études intitulé : Portraits de philosophes en écologistes. Certains des textes, réécrits, proviennent d'articles déjà parus dans des revues ou des collectifs.

Afeissa propose dans cet ouvrage, à travers trois séries de « portraits » (qui donnent leur nom aux trois sections : « en pied », « de groupuscule », « en majesté »), des lectures minutieuses d'auteurs encore peu connus chez nous (Bryan Norton ou Holmes Rolston III) et de philosophes ou penseurs rarement lus sous cet éclairage environnemental (Husserl, Heidegger, Arendt, Michel Serres notamment, la bibliographie raisonnée de la fin de l'ouvrage proposant d'autres pistes, par exemple pour une lecture « environnementale » de Lévinas.) Les protagonistes majeurs d'une pensée environnementaliste plurielle sont ainsi convoqués pour déployer le « problème du monde » et de l'homme comme habitant du monde, mais est aussi soulevée la question des passerelles possibles entre les différents courants, particulièrement entre les philosophes continentaux qui ont essentiellement pris appui sur une réflexion critique sur la technique pour aborder ces questions, et les tenants anglo-saxons de l'éthique environnementale.

 

Entre ces textes variés se tisse le thème d'un arrière-plan passé au premier plan : en effet, à la lumière de la « crise écologique », le monde n'est plus une scène indifférente ou déjà installée, mais devient le thème même des événements qui s'y déroulent. Autrement dit, il s'agit de prendre acte de « l'épuisement de l'idée qui a fait l'histoire même de l'humanité, où la différence métaphysique entre la scène préhumaine du Monde et le drame historique de l'humanité a longtemps prévalu. » (page 176)

Désormais, sur la scène, se joue la possibilité de l'avoir-lieu de la pièce. Nous avons désormais en charge l'habitation du monde, comme une tâche qui ne va plus de soi et qui suppose tout un travail d' « explicitation des conditions terrestres de toute existence » (p. 295).

Les auteurs choisis sont non seulement lus à la lumière du contexte de la « crise écologique » contemporaine, mais aussi dans un après-Hiroshima prolongé, à l'ère de la prise de conscience définitive de l'unité terrestre de l'humanité (nous sommes devenus des « monogéistes » comme le dit Peter Sloterdijk, cf. p. 295). Cette conscience prend différentes formes, mais sans doute prioritairement celle d'une menace globale à laquelle il nous faut répondre. Soulignons ici la forte expression : « à l'ombre de la bombe », qui provient de l'autobiographie de Hans Jonas et donne son titre au chapitre qu'Afeissa consacre à Michel Serres (voir p. 157 et cette citation de Serres : « Hiroshima reste l'unique objet de ma philosophie. ») Il nous semble que c'est aussi à la question de la temporalité de la conscience et de l'action écologiques que ces études nous confrontent, et l'on peut pointer à ce titre l'intérêt du chapitre sur Hans Jonas, qui retrace la généalogie complexe de son dispositif de pensée, qui trouve une de ses sources dans la théologie de l'apocalypse ou la réflexion patristique sur la repentance préventive, impliquant une théorie de la temporalité prophétique où le présent et le futur peuvent se modifier l'un l'autre (p. 132-133).

 

Le principal objectif affiché par l'auteur est d' « ouvrir un espace d'interlocution » et de faire ainsi dialoguer des propositions multiples plutôt que de présumer que la topique de ce champ de réflexion soit déjà solidement tracée. Si ces études sont des « portraits », l'on pourrait se demander qui s'y avance masqué. Comme le titre général et l'introduction du volume nous l'indiquent, il ne s'agit pas de restituer ces philosophes tels qu'en eux-mêmes, mais de capter et faire saisir un mouvement qui les anime et pourrait relancer plus loin leur pensée ; mais aussi, selon nous, de les exposer selon une certaine posture, de telle sorte qu'ils pourraient tout autant être affublés du masque d' « écologistes » (plutôt que d'écologues?) pour paraître au goût du jour, qu'a contrario trouver dans la situation présente l'éclairage adéquat pour manifester la pleine actualité de leur pensée. Parions, avec Afeissa, pour cette seconde option.

 

Dans les limites de cette courte présentation, plutôt que de suivre chapitre par chapitre le livre (certains chapitres portent sur un auteur, d'autres sur un groupe d'auteurs, certains auteurs sont convoqués plusieurs fois, comme Arne Naess, Bryan Norton, Martin Heidegger, Holmes Rolston ou encore Hans Jonas, mais l'ensemble suit un ordre d'exposition très précis), nous mettrons en avant deux questions qui le traversent : celle du degré de radicalité nécessaire à une pensée de l'habitation du monde (en référence à la section 1 du livre) et celle de la possibilité d'une politique liée à l'éthique environnementale (en référence aux deux autres sections).

 

Que pourrait être une philosophie de l'environnement ? Afeissa écrit, en conclusion du chapitre 2 qui porte sur Heidegger, que l'heure est venue de « fourbir les indispensables outils conceptuels permettant de faire de la crise environnementale un objet de pensée » (p. 111)

On saisit ainsi le rôle spécifique des philosophes, dans cette transformation conceptuelle qui permettrait d'aller au-delà du seul diagnostic de la crise émanant des sciences, de la nature comme de la société. Mais la question est alors de savoir s'il s'agit toujours de la même chose, si cela permet  d'élargir l'horizon du problème ou plutôt de changer radicalement de problème : peut-il être question en philosophie d'une pensée environnementale, peut-on en dégager les linéaments à partir de philosophèmes construits originellement selon une tout autre visée ? La philosophie n'aura-t-elle pas tendance à imposer son diagnostic propre, à ramener les problèmes du jour à son propre fond, par exemple en faisant de la question de l'environnement un avatar de sa question du monde ? Comment prendre en charge sérieusement ce moment de « crise environnementale » en tant que matière étrangère qui force à penser ?

 

On peut aborder ces questions à partir des points de convergence possibles entre les philosophes « continentaux » abordés et les problématiques des éthiciens environnementalistes.

Comme cela nous est rappelé notamment à la fin du chapitre sur Heidegger (ch. 2), cette convergence pourrait se construire (et Afeissa admet même qu'il convient de la forcer, pour éclairer les différences, cf. p.180)  autour du réexamen critique nécessaire de toute notre tradition, dans une remontée aux prémisses de notre pensée ontologique et morale. A la différence de la shallow ecology (écologie superficielle), la deep ecology (écologie profonde) a effectivement l'ambition, non pas d'accompagner ou de réorienter le développement économique pour le rendre plus « vert », mais de repenser toute la tradition occidentale supposée être un des facteurs-clés de la crise plutôt qu'une ressource pour la résoudre. À travers le développement d'une « éthique environnementale », l'enjeu est de mettre à jour, contester ou renverser la prémisse anthropocentriste cachée de toutes les philosophies morales, qui conduisent à rendre impensable l'idée même qu'il y aurait des valeurs dans la nature, indépendamment du souci propre de l'homme-évaluateur pour son bien-être ou ses intérêts. L'hypothèse de travail retenue est donc bien celle des racines culturelles profondes de la crise écologique contemporaine. C'est là que ce projet rentre en consonance avec ce que nous appelons ici une « philosophie radicale ». La réorientation nécessaire de nos conceptions sur le rapport homme-nature suppose une forme de sondage réflexif suffisant, que seules peuvent donner des philosophies fondamentales ou ce que Arne Naess appelaient des « vues totales» (sans aller jusqu'à admettre, avec Michel Serres, que ces questions sont celles des « fins dernières » et engagent à ce titre une religion.)

 

On pourra s'expliquer les chapitres de la première section sous cet angle :

Le chapitre premier porte sur Husserl, le philosophe du « monde de la vie », qui reprend à la racine la méditation sur les conditions de possibilité des sciences de la nature, sur la validité des constructions de l'espace qui leur sont propres. Cela débouche sur une approche de la terre comme sol, sur un examen de la possibilité de « lieux » qui ne soient pas seulement des parties d'un espace homogène. Afeissa développe ici (pages 77 à 82) un plaidoyer pour une « topo-phénoménologie » qui finit par rejoindre certaines considérations sur la « localité culturelle » ou le projet local (le territoire habité comme « diagramme de sens » d'une communauté, inscrit dans le bâti et le paysage.)

Le chapitre 2 sur Heidegger aborde plus précisément la lecture qu'en a donné Michael Zimmerman (un des animateurs de la revue d'écologie radicale américaine The Trumpeter), tentant d'en dégager les implications normatives, si l'on s'appuie sur des propositions comme laisser être les étants, ce qui devient ici : « laisser les choses et les êtres se manifester eux-mêmes en accord avec leurs propres limites, plutôt qu'en accord avec les limites que leur imposent les constructions scientifiques et les projets technologiques.» (page 107) Peut-on faire une règle pratique de l'injonction à ne pas vouloir exploiter toutes les possibilités latentes de la terre et des êtres ? Afeissa souligne ici, à propos d'une autre approche de Heidegger : celle de Bruce Foltz, qu'il serait néanmoins vain de vouloir rapprocher trop directement le questionnement heideggérien et l'éthique environnementale, sans en passer par un patient travail préalable de construction de médiations (p. 96-97).

Après les chapitres 3 et 4, sur Arne Naess et Hans Jonas, arrêtons-nous sur le chapitre 5, très éclairant, sur Michel Serres, qui insiste notamment sur la nécessité de  repenser la dualité des sources de notre culture, correspondant à deux modalités fondamentales, la latine (placer dans l'ombre) et la grecque (mettre en lumière) – et de revenir plus en arrière encore aux racines même de l'hominisation, pour comprendre ce pourquoi homo sapiens est tout autant l'animal despotique. Le projet occidental de la science gagnerait ainsi à prendre conscience de sa dualité problématique, entre idéalité et puissance mortifère, et d'une possible nouvelle bifurcation ou « recommencement du processus d'hominisation » (page 167) que Serres appelle l' « hominescence ». À l'heure où nous réalisons que nous dépendons de ce qui dépend de nous, nous devons prendre en charge – à travers un nouveau type de contrat - les objets-monde nouveaux, puisque nous sommes devenus des acteurs planétaires et « naturants ».

Au bout du compte, la philosophie – qu'Afeissa défend contre toute attaque paresseuse contre le spéculatif – nous permettrait effectivement de penser une forme de désinscription d'une histoire par trop anthropocentrée, pour nous réinscrire en une temporalité plus profonde et nous projeter ainsi dans un autre avenir possible.

 

Les « Portraits en pied » de la première section du livre (p. 27-176) débouchent logiquement sur des questions d'ordre pratique et politique, dans la partie suivante intitulée « Portraits de groupuscule » (p. 179-280). On y découvre une critique des positions du pragmatisme écologique dans le chapitre consacré à Bryan Norton qui représente son principal défenseur (surtout p. 218 à 229.) En effet, ce pragmatisme – en pronant une sorte d' « abstinence métaphysique » - revient, selon Afeissa, à nier l'existence de « causes profondes » de la crise écologique, et à récuser ainsi toute l'entreprise « fondationnelle » de l'éthique environnementale. Les lectures philosophiques que nous venons de mentionner, au contraire, tentaient de faire entrer la métaphysique au titre d'une dimension supplémentaire du dialogue nécessaire pour construire une pensée du monde susceptible d'avoir une préoccupation morale pour les êtres naturels. En fin de compte, le paradoxe est que la prise en compte des philosophies continentales n'ayant pas l'environnement pour principal objet rapproche de l'éthique environnementale, plus que ne le feraient des conceptions explicites des problèmes environnementaux, comme on les trouverait chez Ulrich Beck ou Bruno Latour par exemple (le cas de Jonas étant un peu particulier), dans la mesure où ces dernières visent avant tout une recomposition du politique qui ne rompt pas suffisamment, aux yeux d'Afeissa, avec l'anthropocentrisme (voir les pages 187 à 194.)

Qu'en est-il des implications politiques d'une telle rupture ?

 

Page 157, Afeissa prend pour exergue un extrait de texte de l'écrivain vaudois Charles Ferdinand Ramuz, où l'on peut lire ceci : « La terre est elle-même toute perdue et transitoire dans les espaces où elle erre en se détruisant peu à peu. »  Comment, dès lors, retrouver la terre, ou lui faire regagner son site, pour nous post-coperniciens ? Peut-on se contenter d'une sorte de diagnostic en archipel, selon lequel la crise écologique/environnementale actuelle se dirait en plusieurs sens, mais avec cette difficulté pratique de savoir comment éclairer l'action dans des conditions plurielles ? Doit-on chercher à formuler, comme Arne Naess l'a fait pour la deep ecology, une sorte de « plate-forme » commune, qui permettrait de définir des lignes directrices pour l'action ?

À plusieurs reprises, H.-S. Afeissa affirme la nécessité d'échapper à un double écueil : soit l'éthique de la nature se ramène à la protection des conditions de la survie des hommes sur terre, et sa portée écologique est réduite ; soit elle défend le projet d'une éthique de la valeur intrinsèque, au risque de se rendre politiquement stérile et inefficace (voir par exemple la discussion des positions de Jonas, page 198, puis de B.Norton, p. 199, sur cette question.)

Dès lors, quelle troisième terme avancer ? On peut se demander si Afeissa n'a pas délibérément fait sienne la « stratégie » d'Arne Naess de laisser délibérément dans une sorte de « vague » spécifique l'énoncé des principes, en accord avec les théories sémantiques de Naess qu'Afeissa prend soin d'expliciter (voir notamment le chapitre 3, pp. 116-121, et le chapitre 8, pp. 235-241, sur l' « empirisme sémantique » de Naess ; on apprend dans ce chapitre 8 que Naess a mené une série de travaux importants pour l'UNESCO dans le cadre d'un projet portant sur l'analyse des « états de tension » dans le monde et les méthodes de résolution). Le risque est alors que la pratique politique se limite à la seule articulation de « diverses formes d'activisme écologique  » (p. 252)

On discerne bien, en effet, quelques lignes directrices pour la pratique : 

-Tout d'abord, intervenir au niveau de l'aménagement de l'espace. Si le territoire est défini, avec Husserl, comme « une formation géo-historique, l'inscription de limites historiques symboliques à même la surface de la terre », le « péril » consiste aujourd'hui dans la raréfaction des lieux au profit d'espaces uniquement fonctionnels (page 69.) Plus généralement, on peut trouver là un rapprochement possible avec les propositions de Guattari, lesquelles – au-delà des seules trois écologies (voir p. 271) – engagent à se soucier de tous les « territoires existentiels » en voie de disparition.

-Plus encore : Créer, au lieu d'intervenir ? Une humanité garante de la nature, d'un « laisser être », peut se mettre à l'écoute des « géoplasticiens », de Goldsworthy à Herman de Vries, lesquels nous font ressentir et en quelque sorte nous mettre à l'ambiance de la terre et des éléments (voir le chapitre 11, à nouveau sur Heidegger, où les liens établis entre la pensée de Heidegger et le land art ne nous ont pourtant pas paru très convaincants.)

-Ou bien encore : retrouver le sens des possibles au niveau local.

La question plus globale que l'on peut se poser sur ces propositions, porte sur la signification de cette formule qu'utilise Afeissa : « Re-territorialiser la praxis politique » ? De quel territoire s'agit-il ? Est-ce le même que celui des vastes étendues de l'Utah où installer des œuvres de land art, ou bien celui de la « vie paysanne » entièrement fantasmée par Millet, Rilke et Heidegger (cf. le chapitre 11) ou réinventée par Ramuz, ou encore des « niches », « écosystèmes » ou « paysages », voire biorégions, des différentes écologies scientifiques ? Ou bien encore, du « monde de la vie » que Husserl a en vue ? Peut-être faudrait-il clarifier cet usage du terme de territoire.

Il nous semble pourtant que la réponse de l'auteur est contenue dans sa critique de la considération de la Terre vue de l'espace. L'opinion écologique courante voit dans ces clichés qui ont « fait le tour de la Terre » (à tous les sens du terme!) le moment d'une prise de conscience de la fragilité de notre habitat, une valeur au cœur de la pensée écologique (voir l'ensemble du chapitre 10, « La Terre vue d'en haut », p. 283 à 304.) Afeissa discerne plutôt, dans les clichés multipliés de cette prétendue « Terre auratique », une nouvelle preuve de la perte de la Terre comme sol. Dès lors, les Temps Modernes apparaissent définitivement comme l'ère d'une terre devenue « laboratoire à ciel ouvert » (p. 304) La « crise » écologique ne serait-elle pas la conséquence de cette « pensée de survol » ? Sa résolution ne pourrait dès lors s'accomplir qu'en admettant notre situation comme être dans le monde et du monde, on serait tenté de dire : il s'agit d'une forme d'éthique de renoncement à l'infini.

 

L'ouvrage se termine en compagnie d'Holmes Rolston III, pour qui l'histoire naturelle doit être conçue comme un récit : on ne peut que la raconter, car on ne peut en déduire les étapes les unes des autres par aucun argument logique ou en faisant fond sur une chaîne causale univoque. Cette perspective, qui fait de la biologie une bio- ou une géo-graphie, voire une herméneutique du vivant, débouche sur cette notion intéressante de « storied residence » qu'Afeissa traduit – en jouant sur les divers sens possibles en anglais – par « résidence légendaire » (pp. 325-326) et qui pourrait très bien déboucher, selon nous, sur une forme inédite d'approche écologique de notre identité narrative, renvoyant là encore à la problématique de la temporalité que nous avons soulignée plus haut. Elle suppose ici de revêtir la « longue histoire de la vie » dans laquelle nous nous situons, d'une dignité qui force le respect.

En tout cas, si l'on suppose qu'Afeissa reprend à son compte les conclusions de sa lecture de Holmes Rolston (chapitre 12 et dernier, notamment, p. 328 à 330), on peut alors restituer sa position ainsi : la nature ne nous enseigne pas comment nous devons agir les uns envers les autres au sein de la culture, mais bien comment nous devons agir envers elle. La politique consiste alors à mettre en œuvre les conditions de la prise en compte la plus large possible des valeurs naturelles. L'originalité de cette position est qu'elle suppose – à rebours d'un certain nombre d'environnementalistes qui tentent plutôt de dépasser ce dualisme – de maintenir une césure nature/culture, condition d'un primat de la morale sur la politique et d'une certaine transcendance maintenue (ne serait-ce qu'au sens phénoménologique) dans l'approche des relations homme-nature à l'ère de l'anthropocène.

 

On l'aura compris, la grande richesse de ce livre exigerait plusieurs lectures. Il est de fait qu'une des manières de procéder de son auteur, réside dans un effort intellectuel salutaire pour mettre en dialogue les différentes approches, sans exclusive, ce qui ne signifie pas sans examen critique. Cependant, il manque peut-être quelques médiations pour rendre le dialogue encore plus fructueux.

On peut être quelque peu inquiet, par exemple, si l'on confronte l'exégèse d'Afeissa à ces lignes de Holmes Rolston dans son avant-dernier ouvrage : « À la fin, nous devons poser les questions avec lesquelles le livre de la Genèse commence : en contemplant une création qui mène à des personnes qui sont à l’image de Dieu. Nous sommes mieux placés que n’importe quelle génération dans l’histoire humaine pour poser ces questions. De prendre leur mesure.» (3 Big Bands, Matter-Energy, Life, Mind, Columbia UP, 2010, p. XI-XII.) Cela ne donne-t-il pas une autre tonalité à la notion de « résidence légendaire » qu'Afeissa relie plus volontiers au néodarwinisme ? Ne faut-il pas être plus tranché, ici, et tenir fermement l'exigence philosophique d'éviter de faire fond sur une téléologie à trop bon marché ?

Mais peut-être ne faut-il pas en tout cas s'en étonner. En effet, et si l'on garde à l'esprit les exemples de Jean-Pierre Dupuy, Michel Serres et Hans Jonas, on voit que la figure du futur – ou plutôt de l'avenir – prend, à la lumière de la crise écologique, le plus souvent un caractère prophétique. Il s'agit effectivement de se déplacer en dehors du temps de l'histoire, puisque celui-ci est la manifestation de la différence homme-nature qu'il s'agit de repenser et de surmonter. La considération de l'avenir de la Terre devient ainsi souvent l'objet d'une religion possible ou pour le moins d'une spiritualité. N'est-ce pas une étude plus serrée des diverses modalités de notre rapport au futur qui nous fait défaut sur ces questions ? Pour ne pas nous contenter d'une opposition binaire et stérile entre le calcul technoscientifique et la vision prophétique (y compris sous son mode révolutionnaire), ou bien encore pour retrouver le sens du possible (thème du chapitre d'Afeissa sur Gilles Deleuze, Félix Guattari et Isabelle Stengers), ne faut-il pas redonner poids et sens aux multiples futuritions dont nous sommes capables : anticipations, projets, scénarios prospectifs, conjectures et heuristiques ? C'est une piste qu'esquisse d'ailleurs Afeissa en un passage important sur le rôle des utopies, et d'une prometteuse poétique de la volonté selon une expression empruntée à Ricoeur (notamment p. 266-267), à condition de ne pas faire de l'utopie la seule modalité alternative capable de pluraliser les futurs. Le travail de Jean-Pierre Dupuy sur les boucles temporelles serait d'ailleurs à mettre en avant sur ce point (rappelons qu'il place lui-même tout son travail sous l'inspiration de Vertigo d'Hitchcock, et l'obsession de la « spirale du temps ».)

Dans le même ordre d'idée, on peut regretter que les sciences soient parfois traitées comme un des deux pôles d'une dichotomie un peu figée, selon une version qui ne retient que rarement leur rôle et leur inscription dans la culture. On s'explique ainsi ce passage contestable du livre sur la question du climat (p. 264-265) : comme s'il fallait rappeler aux climatologues qu'il ne consiste pas uniquement en « attributs physiques de la planète » (p. 264) et qu'il est « toujours pris dans un récit », pour être bien certain d'en faire un enjeu social et politique. N'est-ce pas pourtant les avancées de la climatologie elle-même qui ont pu faire du climat un objet de questionnement pour nous aujourd'hui ?

Risquons une antithèse sur ce point : à défaut de pouvoir inventer de toutes pièces une nouvelle éthique, n'est-ce pas la connaissance scientifique, quand elle est capable de réflexivité et non réductible à un « positivisme » borné, qui force notre éthique à se poser de nouveaux problèmes qu'elle ne se posait pas, à s'enrichir elle-même de nouvelles propositions, jusqu'à pouvoir, -qui sait ?-, se métamorphoser ? On gagnerait sans doute à ne pas opposer l'épistémologie à l'éthique, les deux faces d'une même intelligence de l'habitant du monde.

 

NB : On pourra lire d'autres titres récents du même auteur, notamment un recueil d'articles : Nouveaux fronts écologiques. Essais d'éthique environnementale et de philosophie animale, chez Vrin, ainsi que la traduction entièrement révisée du livre d'Arne Naess, Ecologie, communauté et style de vie, qu'il a dirigée (février 2013 aux éditions Dehors).

 + Une nouveauté à paraître fin Août 2013 : le chapitre sur l'éthique environnementale, dans : Éthique des relations internationales direction Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Ryoa Chung, PUF.

François Chomarat