Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle, dirigé par Carole Maigné, Vrin, lu par Jean Colrat

Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle, dirigé par Carole Maigné, Vrin, coll. « essais d’art et de philosophie », 2013


Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle est le principal résultat du projet FORMESTH, consacré à l'analyse du formalisme esthétique issu de Herbart et de Bolzano, qui s’est développé en Europe centrale durant la deuxième moitié du xixe siècle. Cette anthologie sélectionne, présente et traduit quelques pages essentielles des auteurs majeurs de ce courant esthétique aussi méconnu aujourd’hui que vivace en son temps. L’ouvrage, dirigé par Carole Maigné, est l’œuvre collective et interdisciplinaire de jeunes chercheurs. Il est publié chez Vrin dans la collection « Essais d’art et de philosophie » dirigée par Jacqueline Lichtenstein.


On imagine la pensée esthétique du XIXe occupée à digérer bourgeoisement, et parfois éclectiquement, le kantisme et les divers idéalismes qui inaugurèrent le siècle, trop assoupie pour remarquer le passage du charriot des alcools forts étiquetés Schopenhauer ou Nietzsche, avant que le xxe ne vienne la tirer de sa torpeur repue à coup de bourrades phénoménologiques ou analytiques dans le dos. Pendant ce temps, les questions d’art auraient été prises en main par des historiens d’art plus alertes. Même si le titre de l’ouvrage laisse croire que son objet est assez local, Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle montre que la pensée esthétique de ce temps ne se réduit pas à ce schéma, qui parfois n’en donne même pas la ligne dominante. Il suffit de penser qu’en 1857 à Paris, l’Institut met au concours la question « Existe-t-il une science du beau ? » et qu’un jury cousinien récompense son dernier avatar en la personne de Charles Lévêque, pour comprendre que non, l’esthétique n’est pas la belle endormie du second dix-neuvième siècle, si l’on sait regarder du côté où il faut, au-delà de l’Institut. Ce que fait parfaitement cette anthologie vivifiante.
On peut y distinguer une chronologie en trois temps, inégaux, derrière la série des auteurs présentés. L’essentiel est consacré à ceux qui, durant la deuxième moitié du xixe siècle, assurèrent l’élaboration théorique et la promotion de ce formalisme esthétique dans l’empire austro-hongrois. Mais ce cœur de l’ouvrage est précédé de la présentation des esthétiques herbartienne et bolzanienne, qui ouvrent l’alternative formaliste, et suivi des héritiers qui verront l’extinction de ce moment au début du xxe siècle.

Comme l’indique Carole Maigné dans une riche et précise introduction, Johan Friedrich Herbart (1776-1841) et Bernard Bolzano (1781-1848) furent combattus au début de leur siècle mais l’herbartisme devint quasiment la philosophie officielle de l’Empire après 1848. Bolzano ne bénéficia pas de cette réévaluation, mais les textes qu’il a consacrés aux questions d’esthétique l’inscrivent indéniablement aux sources du formalisme ici présenté. Robert Zimmermann (1824-1898) est la figure principale de ce groupe de penseurs qui, sans constituer une école, a suffisamment de cohérence pour que cette anthologie mette à jour une esthétique bien définie, autour d’une relecture de Kant, d’une opposition à Hegel, de la promotion de la psychologie scientifique, du réalisme et de la conception formaliste du beau. Leur attention à l’art de leur temps, presque toujours marquée par une activité de critique littéraire ou musicale fait aussi leur communauté.
Après avoir montré les enjeux politiques d’une philosophie qui s’écrit entre Prague, Vienne, Budapest et la Pologne, dans un empire où le monolinguisme allemand s’impose de moins en moins aux mondes universitaire et savant, l’introduction montre ce qui réunit les différents auteurs présentés, tout autant que les tensions au sein d’un formalisme qui ne fut jamais uniforme. L’affirmation de l’objectivité du beau, et d’une objectivité d’ordre conceptuel et non idéal, fait l’unité première de cette esthétique. Ce postulat, susceptible d’être empiriquement confirmé face aux œuvres, conduit les herbartiens à faire consister la beauté dans le formel, accessible au concept, à condition de ne pas comprendre la forme plastiquement, comme une allure d’ensemble, mais comme un ensemble de rapports. Mais « ensemble de rapports » est une formule encore vague, et l’introduction montre comment s’établissent entre les herbartiens des tensions qui, mettant en jeu l’articulation de la forme et du contenu, décident du rapport entre esthétique générale et esthétiques appliquées aux différents arts, en même temps que de la spécificité qui reviendra à chaque médium artistique (et particulièrement, en ces temps et ces lieux, celle du rapport entre le beau musical et le beau poétique).
Le refus d’une critique kantienne du goût au profit d’une psychologie scientifique du sentiment esthétique fait la deuxième solidarité de ces esthétiques. S’il y a une objectivité du beau, sa réalité ne se joue pas dans le goût kantien, qui serait finalement une faculté d’auto-affection du sujet, mais dans les formes objectives qui le produisent, dont il importe alors de mesurer les conditions d’efficacité du côté du sujet au moyen d’une psychologie scientifique et quasi expérimentale, dont il n’est pas étonnant que Theodor Fechner ait pu se reconnaître inspiré. Aucune contradiction dans cette objectivité du beau et cette psychologisation de l’esthétique. Car « objectivité du beau » ne signifie pas que le beau consiste dans l’objet (à la façon d’un classicisme esthétique qui chercherait alors à définir cette propriété miraculeuse), mais qu’il se produit objectivement dans le sujet sous forme de rapports de représentations induits par l’œuvre.
Qu’il s’agisse de chercher du côté de l’objet les conditions formelles du plaisir esthétique ou du côté de la psychologie du sujet comment elles s’y focalisent, tout concourt à donner à cette esthétique anti-métaphysique l’ambition d’une science de l’art dont l’introduction indique pour finir qu’elle n’a pas été sans effet sur les historiens de l’art viennois, et tout particulièrement Aloïs Riegl.

1) Les fondateurs : Bolzano et Herbart
La partie proprement anthologique de l’ouvrage commence avec la présentation des deux figures fondatrices. De Bolzano, elle propose l’extrait d’un texte significativement intitulé Du concept du beau (1843), tandis que pour Herbart, ce sont les premiers chapitres de la troisième partie de son Manuel d’introduction à la philosophie (1837), consacrés à l’esthétique, qui ont été choisis. Leur présentation est faite par Carole Maigné, aidée par Gaëtan Pégny pour la traduction.

La part esthétique de l’importante œuvre de Bolzano a été tardivement mise en valeur par Robert Zimmermann (dont il sera question plus loin), avant d’être oubliée jusqu’à la fin du xxe siècle. Si elle est moins expressément revendiquée comme une source par les formalistes ici étudiés, l’introduction a montré combien il est justifié de la tenir pour fondatrice, aux côtés de Herbart, et l’extrait choisi pour la traduction le confirme puisqu’il est consacré à critiquer les quatre moments kantiens du beau. L’opposition à Kant s’affirme en quatre thèses : il y a un intérêt à l’existence du beau ; le beau suppose la subordination de l’objet à des règles ou à des concepts (qui peuvent être déterminés ou bien présents dans notre âme sans que nous nous les représentions) ; nous ne cherchons pas une finalité dans le beau mais des règles ; il n’y a pas de nécessité véritable dans le jugement de goût lorsqu’il porte sur des réalités empiriques (une fleur) et non sur des vérités conceptuelles (la vertu est belle).

Johann Friedrich Herbart qui occupa longtemps la chaire de Kant à Königsberg (1808-1833), avant de revenir à Göttingen où il avait commencé son enseignement, est la référence clairement revendiquée du formalisme esthétique austro-hongrois. Aucun de ses écrits n’est spécifiquement consacré aux questions d’esthétique, presque tous leur accorde une place importante. L’extrait choisi appartient au Manuel d’introduction à la philosophie, plusieurs fois modifié et réédité, qui connut une grande diffusion dans le monde germanophone. Herbart présente les chapitres ici traduits comme une introduction à l’esthétique. Leur tonalité leibnizienne s’impose d’entrée : l’esthétique générale doit d’abord s’employer à défaire les confusions qui ont envahi les questions de beauté pour pouvoir « indiquer les vrais éléments du beau et ajouter nettement quelque chose aux doctrines de l’art » (p. 82). Le discernement principal doit passer entre ce qui, dans l’expérience esthétique, relève du beau objectif et ce qui exprime les affects subjectifs occasionnés par la rencontre du beau (l’agréable, le charmant, le joli). Ces excitations subjectives sont une part inévitable de l’expérience esthétique, mais elles ne disent rien du beau. Elles concernent « l’homme tel qu’il est » (p. 84), elles intéressent la création et la critique artistiques, jamais l’esthétique générale qui doit savoir faire abstraction de la diversité subjective pour s’élever au formel. Cette activité d’abstraction met à jour ce que Herbart appelle « les éléments esthétiques », c’est-à-dire les rapports entre les représentations issues de l’objet, rapports suscités par l’objet sans y être contenus. L’esthétique comme science est la mise à jour de ces rapports qui font l’expérience de la beauté. Cela prend la forme d’une phénoménologie de la beauté, attentive à la réalité vécue des expériences que nous en faisons, mais toujours en vue d’en dégager la dimension formelle, l’ordre des rapports. Ils peuvent être successifs, comme dans la mélodie ou la poésie, ou bien simultanés comme dans l’harmonie ou les arts plastiques. Les différents beaux-arts sont alors analysés en fonction des rapports qu’ils permettent d’abstraire, mais aussi de la façon dont chacun se rapporte à ces rapports depuis la particularité de son contenu matériel. Les résultats concrets : pas de beauté du monochrome puisqu’il n’y a pas de rapports mais possible beauté d’une plastique abstraite qui juxtaposerait des surfaces monochromes ; une œuvre ennuyeuse ne plaît pas car lorsque l’on perd le fil, les rapports entre les parties finissent par nous échapper ; il y a davantage de sortes de rapports possibles dans l’espace tridimensionnel que dans le temps, qui est donc esthétiquement moins fécond… Le plaisir du beau vient de l’appréhension de ces rapports et non d’un contenu d’âme qui émanerait de l’œuvre belle. Le formalisme de Herbart ne laisse guère de chances à l’expressionisme. Cela ne permet pourtant pas d’assimiler la théorie des arts de Herbart à un froid formalisme abstracteur. Certes, le beau ne consiste réellement que dans la saisie des rapports entre les représentations, mais cette saisie résulte d’une abstraction qui s’opère à partir d’une matière qui, seule, peut et doit la susciter. Ainsi s’opère chez Herbart le lien de l’esthétique générale avec une doctrine des arts, dans laquelle le formaliste se fait attentif à la diversité des procédés selon lequel chaque art, depuis sa réalité matérielle, est propre à activer le passage au formel. D’où le paradoxe seulement apparent d’un formalisme attentif à la réalité des œuvres, et qui prétend ainsi valoir non seulement à la formation du jugement de goût, mais aussi à la critique d’art, à l’histoire de l’art et finalement à la création artistique elle-même.

2) Le développement esthétique de l’herbartisme.
Robert Zimmermann (1824-1898), ancien étudiant de Bolzano, fut titulaire de la chaire de philosophie à Prague de 1852 à 1860 puis à Vienne jusqu’en 1896. Son Allgemeine Aesthetik, publiée en 2 volumes en 1858 et 1865, est sans doute l’ouvrage principal de l’esthétique formaliste. Mildred Galland et Jacques-Olivier Bégot le présentent et traduisent l’important article « Pour une réforme de l’esthétique comme science exacte » (1862). Ils montrent que vers 1850, quand Zimmermann commence à écrire et enseigner, les idéalismes de Hegel et de Schelling dominent (de façon plus récente qu’on ne pourrait l’imaginer). L’herbartisme de Zimmermann s’oppose à cet idéalisme qu’il considère comme une trahison de Kant. Mais c’est bien Kant qui aurait commencé à ne pas être vraiment fidèle à lui-même, de sorte que le travail de Zimmermann se développe en trois axes : un retour au « vrai » Kant, une critique des idéalismes mais aussi une critique des contemporains qui cherchent de façon insuffisante, selon Zimmermann, à échapper à l’hégélianisme. L’auteur de L’Esthétique ou science du beau (1857), Friedrich Theodor Vischer, est ici visé et le débat avec Zimmermann durera jusqu’à la mort de Vischer en 1887. Ce débat, qui oppose deux conceptions du rapport de la forme et du contenu plutôt qu’une esthétique de la forme à une esthétique du contenu, constitue le lieu le plus vivant de l’élaboration du formalisme viennois. Pour Zimmermann, la forme est un rapport entre les contenus de plusieurs représentations, qui n’est pas déterminé par la nature des éléments mis en rapport (un même rapport peut lier des contrastes colorés ou sonores différents). La beauté s’en trouve ainsi indifférente au contenu, forme pure, en même temps que déterminable objectivement par la mise à jour de cette légalité formelle. Pour Vischer, la forme pure est pure apparence et la forme effective est le résultat d’un processus d’information par lequel une teneur spirituelle est exprimée. La forme résulte alors d’une projection de la vie psychique que Vischer appellera « symbolisme ». Ce symbolisme auquel Zimmermann s’oppose vivement est la matrice du concept d’Einfühlung (empathie), développé par le fils de Vischer puis par Theodor Lipps (Esthétique. Psychologie du beau et de l’art, 1903-1906), et qui devait prendre tant d’importance dans l’esthétique allemande et européenne à la fin du xixe siècle.
L’article de 1862, intégralement traduit, aborde la plupart de ces aspects et se consacre à une histoire très analytique de l’esthétique depuis Kant, à fin corrective. Zimmermann constate que si la philosophie s’est heureusement détournée de l’idéalisme métaphysique en direction des méthodes des sciences exactes, l’esthétique n’a pas encore pris ce nécessaire tournant. Elle reste aussi confuse que chez Baumgarten, et s’en trouve négligée par les artistes (c’est une préoccupation constante de Zimmermann que de pouvoir être déterminant du côté de la création). C’est évidemment contre Kant que Zimmermann affirme qu’il peut et doit y avoir une science du beau. L’a-scientificité de l’expérience du beau chez Kant tient à la localisation de cette expérience dans le goût et dans l’harmonie de l’imagination et de l’entendement. C’est le résultat de la psychologie vieillie de Kant, psychologie wolffienne qui croit en des facultés « mythologiques ». Son dépassement, au double profit d’une psychologie et d’une esthétique scientifiques, suppose le déplacement de l’harmonie qui fait le beau : harmonie des rapports entre les représentations singulières données par l’objet, et non plus harmonie des facultés du sujet. Faute de quoi, on s’engage vers la longue dérive que représente, pour Zimmermann, les idéalismes subjectif ou absolu de Fichte, Schelling et Hegel au terme de laquelle c’est l’expression de l’Idée dans le phénomène qui fait la vraie beauté, dont la valeur se trouve alors plus éthique qu’esthétique. Le débat avec Vischer s’inscrit ici, où Zimmermann lui reproche de ne pas trancher assez nettement avec une « logique-éthique-métaphysique du beau » et de dissimuler derrière un apparent formalisme une réelle théologie. À laquelle Zimmermann oppose : « Tout cela seul par quoi l’approbation esthétique – ou son contraire – a le droit  d’être déterminée, est contenu dans la simple image de ce qu’il y a à juger, en tant qu’il est représenté […] Si ce qui est représenté est, d’où il vient et grâce à quoi il existe, tout cela relève de l’appréhension purement théorique des choses » (p. 147), donc nullement esthétique. Vischer et son esthétique de l’expression de l’idée oublie comment Kant a séparé la source du plaisir esthétique de la raison théorique, passe à côté du phénomène sensible du beau et vire à l’historicisme attaché à retracer l’épopée des contenus substantiels successivement sources de plaisir. C’est Herbart qui permet de redonner toute sa force à ce kantisme supposé plus orthodoxe que l’original, en distinguant nettement un agréable qui relève du seul sentiment et un beau, enfin déterminable, parce que le jugement exprime l’évidence de rapports formels.

Zimmermann ayant quitté Prague en 1860, le transfert de l’herbartisme y fut principalement assuré par Josef Durdik (1837-1902). Les § 38, 39 et 40 de son Esthétique générale (1875) rédigée en tchèque sont présentés et traduits par Xavier Galmiche. Ils dessinent une rapide histoire de l’esthétique, dénoncent les tentatives contemporaines de concilier idéalisme et réalisme et situent l’esthétique au sein de cette « vision du monde unifiée » qui définit, selon lui, la philosophie. Fidèle à sa formation scientifique, Durdik conçoit son esthétique comme le nécessaire « dégrisement » par lequel doit passer toute spéculation voulant s’instituer en science. L’esthétique, en son histoire, oscillerait entre un principe de forme aristotélicien et un principe de contenu inauguré par Plotin, tandis que Platon représenterait une figure exemplairement indécise, entre une esthétique de la forme inspirée par la plastique grecque et une esthétique du contenu issue de sa théorie des Idées. La même indécision marque l’esthétique de Kant, source de tous les idéalismes à venir par son refus de reconnaître l’existence d’un concept du beau, en même temps que d’un vrai formalisme, pour qui sait le lire comme le fit Herbart, c’est-à-dire en allant trouver dans l’autonomie du jugement moral la possibilité pour un donné d’emporter l’adhésion pour des raisons exclusivement formelles. Autrement dit : le meilleur de la contribution de Kant à l’esthétique se trouve dans la deuxième critique et non dans la troisième. C’est dans la lecture kantienne de Herbart que Durdik trouve ainsi trois thèses fortes : la légitimation du formalisme esthétique, l’occasion d’inverser les rapports entre éthique et esthétique et une redéfinition de la philosophie. La philosophie se divise en science de ce qui est (la métaphysique) et science de ce qui plaît (l’esthétique) ; le bon, dans son universalité, est une espèce du beau parce qu’il est l’expérience d’une volonté qui ne peut absolument pas refuser son adhésion et cette absoluité de l’impératif ne peut s’expliquer que si c’est par sa forme qu’il s’impose. Ici encore, c’est l’esthétique comme science à condition d’un strict formalisme, et un formalisme à condition de Kant relu par Herbart. La psychologie et l’histoire de l’art seront les « sciences auxiliaires » de l’esthétique, la première cherchant à dégager les lois de cette manière de plaire, la deuxième lui donnant à la fois le matériel de son enquête et la possibilité de tester ses résultats.

Avec Eduard Hanslick (1825-1904), c’est un domaine majeur de ce formalisme austro-hongrois qui apparaît, celui de la musique. Premier professeur d’Histoire et d’Esthétique de la musique à l’université de Vienne, soutenu par son ami Robert Zimmermann, Hanslick est, selon Julien Labia qui le présente et le traduit, le principal musicographe d’Europe centrale pour la deuxième moitié du xixe siècle. Son ouvrage majeur, Du Beau dans la musique, fut plusieurs fois repris et réédité, mais c’est un article de 1853, « Sur l’impression subjective de la musique et sur sa place dans l’esthétique », qui est ici partiellement proposé.
L’exemplarité de la musique tient à la façon dont elle peut aussi bien être mise au service d’une esthétique expressionniste de « la souveraineté du sentiment » (p. 184) que d’un formalisme qui la définit par le « continuel modelage » d’une « mise en forme » de rapports. C’est bien sûr contre la première que Hanslick écrit : « Ce qui pousse le musicien talentueux à composer une œuvre d’art n’est pas un sentir intérieur, mais un chanter intérieur. » (p. 186) Plutôt que nier la présence du sentiment dans la composition et dans l’audition, il faut analyser ce sentiment pour reconnaître que sa dimension vraiment musicale n’est pas sentimentale mais d’abord physiologique. Sans tomber dans un matérialisme qui assimilerait l’effet musical à un effet acoustique, la psycho-physiologie devra éclairer cette puissance du formel dans l’art. Mais elle n’épuisera jamais sa connaissance car cette intense activité de la musique sur le système nerveux, propre à la musique, n’est pas encore le lieu vraiment esthétique des conditions du plaisir musical, qui sont celles, spirituelles et communes à tous les arts, de « la contemplation pure » (p. 201). Ce sont elles que le formalisme doit faire émerger, contre tout ce qu’il peut y avoir de sentimentalo-sentimental dans la musique et contre tous les effets pathologico-moraux qu’elle peut être entraînée à produire lorsque, pauvre en formes composées, elle joue seulement de ses éléments sonores. Toute la fin de l’article est une charge vive contre ces effets qui n’excitent selon Hanslick que la part la plus inculte de la sensibilité. Même s’il reconnaît la façon dont les Grecs ont pu, dans ces conditions élémentaires, développer une sensibilité auditive inégalée, Hanslick ne peut y voir vraiment de la musique, et les pages fortes qu’il consacre à cela (p. 206-209) furent visiblement lues par Nietzsche qui semble y réagir tout aussi vivement dans Humain trop humain (voir aphorisme 217). Le spirituel dans l’art musical, Hanslick le nomme joliment « une réflexion de l’imagination » (p. 209) : une capacité à construire dans l’imagination une forme complexe par le jeu des rappels, des anticipations confirmées ou trompées et de la constante modification de cet art qui élabore ses formes dans le temps.

Retour à Prague avec Otakar Hostinsky (1847-1910), où il fut professeur d’esthétique, d’histoire de la musique et des arts plastiques ainsi que critique littéraire et musical. On lui doit l’édition en 1891 d’un recueil des textes esthétiques disséminés dans les livres de Herbart. Même s’il est une figure majeure du néo-herbartisme praguois, il se démarque du formalisme de Zimmermann auquel il oppose un « formalisme concret » ouvert à des questions historiques et sociologiques. C’est ainsi que Le Beau musical et l’œuvre d’art totale du point de vue de l’esthétique formelle (1877) s’achève sur une défense de l’œuvre d’art totale au sens wagnérien, peu orthodoxe en milieu formaliste et à laquelle réagira Josef Durdik, qui avait été le professeur de Hostinsky. C’est le chapitre IV de ce livre qui est ici présenté et traduit par Céline Trautmann-Waller.
Ce chapitre IV s’interroge sur les conditions d’une participation des différents arts à une œuvre d’art totale qui soit autre chose que leur rapprochement dans le cadre hiérarchisé d’une décoration scénique. La première condition est la concordance de leur contenu. Pour leur forme apparente externe, la différence tranchée entre les arts du temps (danse, musique et poésie) et les arts de l’espace (architecture, peinture et sculpture), semble limiter leur unité organique à l’intérieur des deux ensembles, à condition encore que les œuvres ne soient pas seulement juxtaposées. Mais le mouvement que les arts de l’espace peuvent imprimer à leurs images pourtant fixes, qui se révèlent alors essentiellement plastiques, laisse envisager des formes d’union possibles et satisfaisantes (et l’on voit même Hostinsky rêver d’un art où l’image devenue mobile pourrait enfin s’unir sans reste avec les arts scéniques). Hostinsky examine alors les conditions d’unions possibles entre les arts du temps et de l’espace et entre leurs divers composants, pris deux à deux, où l’on voit comment la question de l’œuvre d’art totale sert à multiplier les analyses formelles. Outre les unités objectives de contenu et de forme, il faut aussi l’unité subjective des impressions produites sur le spectateur, appelée « harmonie de l’atmosphère », plus psychologique qu’esthétique mais que Herbart lui-même n’a jamais négligée, dès lors que l’analyse ne se veut pas seulement une esthétique mais aussi une doctrine de l’art utile aux créateurs. C’est ici que le formalisme de Hostinsky s’ouvre à des conditions apparemment externes : si l’œuvre d’art est un ensemble de rapports, l’œuvre d’art totale sera rapports de rapports et la multiplication des jugements qu’elle induit pour être perçue ne peut plus être indépendante des conditions socio-culturelles dans lesquelles ces rapports sont perçus. Et c’est aussi la différence entre esthétique et doctrine de l’art qui sert à justifier la soumission wagnérienne de la musique au drame, irrecevable au seul point de vue esthétique où les rapports musicaux ne sont pas moins riches que les rapports poétiques, mais légitime au plan subjectif de l’impression car le pouvoir « atmosphérique » de la poésie pour imiter les affects l’emporte sur celui de la musique.

3) Derniers feux herbartiens
Avec Emil Utiz (1883-1956) et Otakar Zich (1879-1934), respectivement présentés et traduits par Markéta Theinhardt et Xavier Galmiche, Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle achève son parcours dans le formalisme herbartien austro-hongrois.

Esthéticien, musicologue, compositeur, Otakar Zich reprit, à Prague, l’enseignement de Hostinsky dont il avait été l’élève. Son œuvre théorique majeure est son Esthétique de l’art dramatique (1931) mais c’est la première partie de L’Évaluation esthétique et artistique (1917) qui est ici traduite. Après avoir refusé d’assigner l’esthétique à un travail seulement descriptif et jamais normatif, Zich s’interroge sur l’acte de l’évaluation. Qu’il s’agisse de l’agréable ou du beau (naturel ou artificiel), une valeur fondée sur le sentiment de satisfaction ne peut être que relative, individuelle et culturelle (Zich évoque au passage l’œuvre du philosophe français Jean-Marie Guyau). C’est la satisfaction, en fait multiple, que Zich qualifie d’esthétique. Mais avec l’art, il doit y avoir une autre source d’évaluation, absolue, puisque nous croyons alors à une universalité, qui signifie nécessairement une objectivité selon Zich. Cette première partie de l’ouvrage ici présenté cherche à délimiter la différence, et la conjonction possible, des valeurs esthétiques et de la valeur artistique. La valeur artistique apparaît finalement, sans surprise, liée au caractère autotélique de l’œuvre d’art. C’est donc l’affirmation de la théorie de l’art pour l’art qui vient ici légitimer l’approche formaliste de l’œuvre et orienter la science de l’art vers une étude de la composition qui fait de Zich un moment de transition entre l’herbartisme et le structuralisme.

L’anthologie s’achève avec un article d’Emil Utitz intitulé « L’Esthétique de Bernard Bolzano » (1908). Cela permet de boucler la présentation du formalisme austro-hongrois en revenant sur une de ses références fondatrices et de montrer comment ce courant majeur a moins disparu qu’il ne s’est diffusé à travers de multiples horizons auxquels participe la riche personnalité de Utitz. D’abord disciple de Brentano, ayant suivi l’enseignement de psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt, participant à la réception praguoise de la phénoménologie husserlienne, professeur aux universités de Rostock, Halle-Wittemberg puis Prague, Emil Utitz est en particulier l’auteur de Fondement de la science générale de l’art (1914-1920).
L’article ici traduit veut révéler l’intérêt des écrits esthétiques de Bolzano, trop peu connus selon Utitz, et en donner une lecture critique autant que descriptive. Il insiste sur la façon dont Bolzano n’a jamais renoncé à la normativité de l’esthétique, c’est-à-dire à la nécessité qu’elle participe à une doctrine des arts, et sur le fait que Bolzano a porté fermement l’héritage kantien qui place l’esthétique sur le terrain de la représentation, vrai lieu du plaisir du beau, plutôt que sur celui de l’objet. Mais Utitz se désolidarise alors du formalisme herbartien par lequel la connaissance de la belle représentation a voulu se construire en science, comme le montre cette anthologie, qui s’achève ainsi sur un congé donné à l’herbartisme par un philosophe qui en hérite pourtant.

Formalisme esthétique. Prague et Vienne au xixe siècle porte donc à notre connaissance un immense champ très méconnu de la pensée esthétique, depuis ses origines herbartiennes jusqu’à sa disparition qui est plutôt sa dissolution dans des philosophies du xxe, et sans doute aussi dans l’histoire de l’art (la musicologie en particulier). Tout autant que de riches analyses et de nombreux textes utiles, c’est un esprit de clarté qu’elle peut inspirer. Les dernières lignes de l’article d’Emil Utitz le disent clairement : « Le mérite de Bolzano réside dans le fait d’avoir su rester, à une époque de chancellement et d’ivresse généralisées, l’un des plus sobres et des plus réfléchis. Son appel incessant à la précision et à la clarté est également le notre. Seules la précision et la clarté rendront possibles un progrès scientifique sain. Et celui-ci nous tient à cœur ! »