Jean-Claude Fondras, Santé des philosophes, philosophes de la santé, ENCD, 2014. Lu par Marine Frontera

« J’ai étudié consciencieusement la maladie d’un point de vue philosophique. Il me semble que ce que j’ai lu ne m’a rien appris. Ne m’a rien permis de comprendre. Ne m’a prévenue de rien. En matière de souffrance, la philosophie est d’un piètre secours ». Ce propos de Claire Marin, philosophe atteinte d’une grave maladie, pourrait nous détourner d’un ouvrage philosophique sur la santé comme celui de Fondras, intitulé Santé de philosophes, philosophes de la santé.

Du moins, ce livre garderait une pertinence pour ceux qui ne souffrent pas d’une maladie incurable et qui, ayant un goût pour une certaine manière de philosopher, se plaisent à interroger les évidences. En effet, dès qu’on rencontre quelqu’un, la politesse veut qu’on lui demande comment il se porte ; et la formule la plus générique qu’on prononce avant de boire un verre en famille, entre amis ou entre collègues n’est autre que « Santé ! ». Ces lecteurs philosophes aiment aussi se livrer à une entreprise d’hygiène du langage et constatent aisément la pluralité des attributs qu’on associe à la santé : on dit en effet « avoir la santé », « craindre pour sa santé » comme si la santé obéissait à la loi du tout ou rien. A l’inverse, dans d’autres occurrences, on parle d’une petite santé  ou au contraire d’une grande santé, d’une belle santé ou d’une santé chétive. La santé n’est-elle qu’une absence de maladie ou de souci somatique, auquel cas elle n’admet qu’une définition négative, ou bien est-elle au contraire la vigueur du corps et l’attention joyeuse à sa propre puissance, auquel cas elle est une variable quantitative et qualitative ? Mais dès lors, l’extension du concept de santé risque d’être immaîtrisable car bien trop vaste.

On pourrait objecter à l’auteur que la pratique médicale n’a pas attendu de réponses à cette question pour naître et demeurer, et on pourrait alors lui demander : à quoi bon une philosophie de la santé si ce n’est pour satisfaire certains amateurs de philosophie ?

Peut-être pour deux raisons. La première se formule comme suit : l’existence de « sensations de santé » conduit Fondras à chercher une définition positive de cette dernière. Mais si la santé ne se réduit pas à l’absence de problème corporel, serait-elle alors l’optimisation des capacités humaines ? Si oui, la médecine risque de devenir une anthropotechnie où la visée première d’Hippocrate est perdue, où l’objectif n’est plus de répondre à une souffrance corrélée à un état physiologique mais de dépasser les limites de l’espèce humaine.

La seconde raison légitimant une philosophie de la santé est la suivante : si la philosophie est d’un piètre secours pour Claire Marin, elle parvient néanmoins à aider quelques autres personnes pourtant aussi très malades. Fondras ne fait jamais allusion à Claire Marin. En revanche, il cite à plusieurs reprises une philosophe britannique, Havi Carel, souffrant d’une maladie au diagnostic fatal et qui, nourrie du stoïcisme, se soucie de trouver le bonheur à même la maladie.

On argumente en faveur ou contre des thèses, pas en faveur ou contre des témoignages, à plus forte raison peut-être quand il s’agit de témoignages où il est question de souffrance. Robert Antelme décrit, dans L’Espèce humaine, la liberté intérieure qui demeure chez un prisonnier des camps d’extermination ; or, son témoignage contredit celui de Primo Levi dans Si c’est un homme. Personne ne peut se permettre de dire que l’un a raison ou que l’autre a tort, personne ne peut dire que le discours de Claire Marin est pertinent au rebours de celui de Havi Carel. Mais si la philosophie n’aide pas nécessairement en toute occasion, elle peut être parfois d’un grand soutien, c’est ce que montrent les quelques grandes figures de la philosophie occidentale dont Fondras a choisi de faire l’esquisse. Son livre se compose, en effet, de deux grandes parties que l’auteur veut complémentaires et s’éclairant l’une l’autre.

 

Alors que dans le second moment de son ouvrage, l’auteur traite de problématiques contemporaines, le premier temps de cette œuvre est une galerie de portraits non exhaustive allant de Platon à Nietzsche. Pourquoi cette sélection ? Ce sont les grands classiques qui ont marqué particulièrement Fondras  et qui ont pensé la santé avant la révolution médicale du milieu du XX° siècle. Sur le thème qui nous importe, il y a beaucoup plus de continuité que de rupture entre ces philosophes. Comme jusqu’au XX° siècle la thérapeutique est peu développée, il s’agit, pour ces penseurs, de trouver des moyens afin de se maintenir en bonne santé et faire face à la maladie. Or il n’y a peut-être pas mille façons d’affronter cette dernière. Fondras expose leurs thèses en les émaillant d’anecdotes concernant leur vie personnelle, comme si l’on ne pouvait réfléchir sur la santé qu’à travers l’expérience que l’on en a. Toute œuvre philosophique est une biographie involontaire dirait Nietzsche, a fortiori une œuvre philosophique sur la santé. Montaigne déploie, peut-être plus qu’aucun autre, une définition positive de la santé. Descartes propose une «  instinctothérapie » à la princesse Élisabeth, dans l’attente d’une médecine digne de ce nom soignant parfaitement le corps mécanique : à côté de la morale par provision, il y aurait chez Descartes une médecine par provision, le temps que la science connaisse les progrès nécessaires. Kant, de son côté, distingue bien la santé objective, objet du savoir médical et la santé subjective qui apparaît dans l’expression « se sentir en bonne santé ». Au-delà des caractéristiques qui leur sont propres, les analyses de ces grands philosophes présentent trois grands points communs : l’aspiration à être médecin de soi-même, la référence au Stoïcisme et la distinction entre malade et maladif.

De Platon à Nietzsche, les grands auteurs se réunissent autour d’une méfiance à l’égard des médecins et des apothicaires qui se veulent scientifiques alors qu’ils ne le sont pas encore. Ils soignent tous les maux par des saignées et des diètes sévères, faux remèdes qui aggravent le mal plus qu’ils ne le traitent. Ce faisant, ces grands penseurs s’emploient à être leur propre médecin en prévenant et en évitant la maladie alors très difficile à soigner.  Aussi se prescrivent-ils des règles d’hygiène de vie, pour n’en citer que deux : un régime alimentaire qui, pour une fois, met Kant et Nietzsche d’accord dans leur rejet de la cuisine allemande jugée trop lourde à digérer ; et la nécessité de la promenade déjà chère à Aristote et à Montaigne. Être médecin de soi-même est un écho au Stoïcisme.

En effet, la fameuse distinction qui ouvre le Manuel d’Épictète sépare « ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas ». La maladie ne dépend pas de nous dans une certaine mesure, mais il est en notre pouvoir d’avoir une vie saine favorisant la santé. Quand la maladie survient, il dépend de nous d’exercer une force d’âme pour lui faire face, même et surtout si elle est incurable. Sur la question de la santé, Montaigne, Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, etc. : tous se réfèrent au Stoïcisme soit pour l’épouser comme c’est le cas de Kant ou de Nietzsche, soit pour s’en détourner comme Montaigne qui demeure néanmoins fasciné par cette philosophie antique selon laquelle le mal n’est pas dans la maladie mais dans le jugement qui lui est associé. Face à la maladie de la pierre qui le fait tant souffrir, Montaigne aimerait être un sage stoïcien qui poursuit sa lecture quand on l’opère sans anesthésie des varices, mais rien n’y fait : « si ma santé est florissante et le temps beau et clair, me voilà un honnête homme ; si j’ai un cor au pied, me voilà renfrogné, ronchon et fuyant.»

Malgré cela, Montaigne parle de ces individus qui ont « souvent une pierre dans l’âme avant de l’avoir dans les reins » et reprend à son compte un héritage du stoïcisme, celui qui consiste à différencier le malade du maladif. Le Stoïcisme montre qu’on ne peut pas lutter contre la maladie en ce sens qu’on ne décide pas d’être malade, en revanche on décide quel malade l’on est. On peut être un malade combatif ou un malade maladif. Et comme le montre Kant qui nous confesse être atteint d’hypocondrie, on peut être maladif sans avoir une maladie avérée. Ces neuf illustres philosophes recommandent tous de prendre soin de soi sans être aux petits soins avec soi-même.

Ce stoïcisme ou plus précisément cette éthique stoïcienne qui réunirait (parfois avant l’heure) Platon, Aristote, Épicure, Sénèque, Montaigne, Descartes, Spinoza, Kant et Nietzsche peut-il encore être d’un certain secours aujourd’hui, à notre époque où la santé est devenue un véritable problème théorique ?

 

La deuxième partie de l’ouvrage aborde ainsi diverses problématiques contemporaines. La première consiste en une définition de la santé. Fondras oppose d’une part une conception naturaliste de la santé selon laquelle on peut déterminer objectivement la santé et la maladie indépendamment de l’évaluation qu’en fait l’individu ou le groupe, et d’autre part une conception normativiste selon laquelle ces deux états, loin d’être naturels, sont des constructions sociales liées à une norme dictant ce que devrait être la santé, à laquelle on donne une valeur positive, à l’inverse de la maladie. Cette opposition rejoint en partie le binôme posé par Kant « santé objective / santé subjective » et aurait pu faire débattre Descartes et Nietzsche, Bernard et Canguilhem. Mais pour bien la cerner, Fondras choisit de mettre en regard les théories du philosophe américain Boorse et de son adversaire suédois Nordenfelt pour les dépasser vers une thèse hybride défendue par Wakefield sur la maladie mentale.

Pour Boorse, la maladie est une « dysfonction biologique », autrement dit « un état interne qui réduit une (ou plusieurs) capacité fonctionnelle au-dessous de son niveau habituel d’efficacité ». Le problème de cette définition de laquelle doit découler celle de la santé est qu’elle ne prend pas en compte la souffrance du patient. En outre, à la suivre, un yogi qui travaille à avoir un pouls ralenti serait malade. Nordenfelt s’attaque à cette conception et propose de partir de la santé pour définir par la suite la maladie, la santé est alors, sous sa plume, un équilibre entre capacités et objectifs. Nordenfelt a le mérite de ne pas réduire la santé à une question biologique, mais celle-là semble, ce faisant, errer parmi les notions vagues comme celle du bien-être.

Fondras prend alors le parti d’une thèse qui associe le normativisme et le naturalisme, celle du philosophe new-yorkais Wakefield qui caractérise la maladie mentale comme étant un « dysfonctionnement préjudiciable » ; le « dysfonctionnement étant un vocable relevant de la biologie évolutionniste, « préjudiciable » étant un terme évaluatif se rapportant aux conditions jugées négatives selon les standards socioculturels. La maladie mentale n’est pas juste un comportement marginal rejeté par la société comme aurait tendance à le dire le constructivisme, mais elle n’est pas non plus qu’un ensemble de symptômes répertoriés qui rendent inutile la considération de l’histoire du patient. Par exemple, une tristesse est préjudiciable pour l’individu mais elle n’est pas nécessairement un dysfonctionnement ; toute tristesse même tenace n’est pas une dépression. Fondras souligne la pertinence de cette définition et propose de l’étendre à toute maladie s’il semble rester réservé sur une définition de la santé.

Fondras déclare alors que rechercher le contenu du concept de santé n’est pas la seule manière de philosopher sur la santé, une autre manière serait par exemple de se demander : « qu’est-ce que faire l’expérience de la santé ? ». C’est notamment l’occasion pour l’auteur de critiquer la fameuse citation de René Leriche, chirurgien de la première moitié du XX° siècle : « La santé est la vie dans le silence des organes ». Dans la maladie, le corps se ferait bruit et se rappellerait à nous. Pourtant, on peut être très malade sans que la maladie ne fasse, du moins dans les premiers temps, de bruit. En outre, on peut avoir des « sensations de santé » comme les dépeint Camus dans Noces à Tipasa.

Suit un chapitre où l’auteur aborde la question du rôle de l’état face à la santé et discute l’expression de « droit à  la santé ». Puis, Fondras se concentre sur les problèmes pouvant découler d’une conception positive de la santé à laquelle pourtant il se rallie dans le sillage de Montaigne et de Camus. Il traite alors du Transhumanisme selon lequel la médecine a pour tâche d’améliorer les fonctions biologiques de l’espèce humaine qui pourrait peut-être un jour se passer de sommeil sinon dormir très peu et dont les capacités intellectuelles pourraient être améliorées. Fondras s’élève contre une humanité devenue cyborg, devenue plus intelligente grâce à un implant cérébral mais du même coup plus contrôlable, voire plus maîtrisable par un biopouvoir thématisé par Foucault.

Enfin, Fondras aborde un autre aspect découlant d’une conception positive de la santé : le lien entre la santé et le bonheur. C’est alors l’occasion de souligner deux grandes différences qui éloignent notre époque de celle des grands classiques de la philosophie. La première est qu’auparavant la santé était considérée comme un élément du bonheur, alors qu’aujourd’hui le bonheur est un moyen pour la santé. Nous avons fait nôtre cette phrase de Voltaire : « Je me suis mis à être gai parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé ». On assiste à présent – et l’auteur le déplore –  à une sacralisation de la santé qui engendre une dilatation du médical. L’autre grande différence entre notre époque et celles qui l’ont précédée, Fondras la formule à partir d’un témoignage, celui de Havi Cavel qui souffre d’une très grave insuffisance respiratoire  et qui, contrairement à la logique aristotélicienne, pense qu’on peut être à la fois en bonne santé et malade, plus précisément qu’on peut avoir des moments de santé dans la maladie. Il n’y a pas que la maladie qui apparaît par épisodes, la santé aussi. Mais on aurait alors envie de demander à l’auteur s’il ne s’agit pas d’une santé subjective qu’on pourrait encore appeler dans la lignée stoïcienne : « santé de l’âme » ?

 

On pourrait regretter que cet ouvrage passionnant et très documenté ne soit pas davantage systématique. Mais le lecteur est prévenu dès l’introduction : l’ambition de l’auteur, anesthésiste et docteur en philosophie, est de « dresser un panorama des idées marquantes, de suggérer des pistes de réflexion et d’en tirer quelques conclusions ». Fondras défend, en définitive, la définition de la maladie comme « dysfonctionnement préjudiciable » et souhaiterait une définition positive de la santé qu’il ne semble pas parvenir à formuler clairement. Face aux problèmes découlant d’une santé positive, il en appelle au Stoïcisme : on ne peut pas tout faire contre la maladie, tout ne dépend pas de nous malgré les progrès incessants de notre technique. La maladie, comme la mort et peut-être comme l’amour, est le signe d’une finitude qui colle à la peau de notre humanité, d’une humanité qui peut encore espérer avec les Stoïciens, être heureuse malgré et dans la maladie.

Marine Frontera