Denis La Balme, L'amour Carnivore. Essai sur le cannibalisme amoureux. Editions Connaissances et savoirs. (lu par Eric Delassus)

Denis La Balme, L’amour Carnivore. 

L’amour peut-il nous sauver de la frénésie destructrice à laquelle notre société de consommation nous soumet ? L’amour carnivore tente de répondre à cette question en montrant que si l’amour ne se soustrait pas toujours à une logique consommatrice, il peut cependant y échapper en se faisant amour de l’autre en tant qu’autre.

Avant-propos : L’amour et la société de consommation

La société de consommation fonctionne sur le modèle de la la nutrition d’un être insatiable qui détruit sans cesse l’objet de son désir, ce qui nécessite son renouvellement, sa production en masse et sa marchandisation.

L’amour pourrait-il nous permettre d’échapper à cette logique de destruction de l’altérité ou est-il, à sa façon, soumis à un mode de fonctionnement identique ?

Première Méditation : La violence cannibale

Alors que la violence manifeste la faiblesse de celui qui ne parvient à obtenir l’assentiment de l’autre et qui ne peut que le détruire, l’amour qui unit deux libertés en serait l’antidote. Dans une société qui produit de la violence en imposant à chacun de ne pas réfréner ses désirs et en n’apprenant pas à accepter la résistance de l’autre, l’amour serait une valeur refuge. Mais, n’y a-t-il pas aussi dans l’amour le désir de consommer l’autre ? L’amour n’est-il pas carnivore ?

Seconde méditation : L’amour carnivore

Si aimer est rechercher une autre partie de soi comme le laisse entendre le mythe d’Aristophane, il n’y a peut-être pas si loin de l’amour à la violence. Ils seraient tous deux négation de l’autre. L’amoureux fusionnel détruirait l’autre en cherchant à se l’incorporer. L’amour est donc, comme la violence, voué à l’échec. À trop vouloir posséder l’autre, on finit par nier son altérité et donc par détruire ce que l’on veut avoir. Mais c’est aussi vouloir son propre anéantissement. Aimer, c’est désirer « manger » l’autre et être « mangé » par lui, mais c’est toujours échouer car l’altérité de l’autre subsiste.

Une autre forme d’amour est-elle possible ?

Troisième méditation : La passion dévorante

La passion amoureuse n’est-elle pas la solution ? Mais la passion en tant qu’elle est désir d’un inaccessible absolu ne se satisfait que de ce que produit l’imagination. C’est donc encore soi que l’on aime dans la passion amoureuse. L’autre y est nié parce que réduit à cet absolu que produit l’imagination. Exclusive et possessive, la passion est dévorante tant pour soi que pour l’autre. Comment s’en libérer ? Faut-il, à l’instar de Lucrèce, recommander la débauche pour s’en affranchir ? Mais une telle sexualité n’est-elle pas encore plus décevante et ne consiste-t-elle pas à consommer l’autre réduit à l’état de pur objet ?

Quatrième méditation : La sexualité morbide

Si la sexualité est pour Lucrèce un remède, elle est pour Sade une voie de salut, elle est jouissance, alors que l’amour n’est que souffrance. Cependant n’y a-t-il pas contradiction à vouloir ainsi jouir d’une vie que l’on méprise en réduisant celle de l’autre à une simple source de plaisir. N’est-elle pas inconséquente l’attitude de l’hédoniste qui prétend jouir par amour de la vie d’une sexualité qu’il veut nécessairement inféconde ? Peut-on aimer la vie et refuser de la donner ? Les corps ne sont plus alors que l’objet d’un contrat dans lequel chacun s’engage à faire de son corps un objet de jouissance pour l’autre. La sexualité sans amour se réduit alors à un plaisir solitaire qui nie l’autre pour en faire le moyen de sa jouissance.

À l’issue de ces quatre méditations, l’amour et la consommation ne semblent plus si éloignés. Peut-on encore espérer un amour échappant à cette logique ?

Cinquième méditation : La saveur du mystère

Si la fusion est impossible, l’amour ne l’est pas pour autant. C’est même cette impossibilité qui le rend possible. Parce que nous sommes solitaires et séparés, nous sommes capables d’aimer vraiment. La conscience en tant que distanciation fait naître mon identité dans et par la découverte de l’altérité qui s’enracine dans une réflexivité dont l’origine provient du contact physique avec l’autre, qui me fait touchant et touché. Elle me fait tout autant autre pour les autres que pour moi-même. Je découvre ainsi que toute conscience est close sur elle-même. L’autre est par conséquent pour moi un mystère ; je ne puis donc le connaître, l’assimiler, le « manger ». Je ne puis donc me rapprocher de l’autre qu’en aimant ce mystère. Aimer vraiment, c’est le contraire de se nourrir, aimer n’est pas consommer. Aimer l’autre, c’est vouloir qu’il soit ce qu’il est, hors de moi.

Sixième méditation : Du temps pour aimer

L’amour se distingue de la consommation, il demande du temps. Aimer, dans l’amitié ou dans l’amour, c’est prendre le temps d’apprivoiser l’autre, de faire beaucoup pour lui. C’est au nom de ce que l’on fait pour l’autre que l’on peut dire qu’on l’aime. C’est pourquoi l’amour diffère de la consommation qui donne lieu à une course effrénée. Il est une construction patiente, indéfinie, qui s’initie par un acte qui n’est autre que le désir du mystère de l’autre qu’il faut entretenir. Plus je connais l’autre, plus je dois explorer ce qui en lui m’échappe. Ni fusion, ni juxtaposition de deux êtres extérieurs l’un à l’autre, l’amour est construction d’un nous, d’un monde commun. L’amour étant engagement à explorer le mystère de l’autre, c’est dans le mariage qu’il trouve sa forme la plus accomplie. Par l’amour l’homme se découvre ontologiquement pauvre, pauvreté de la connaissance de soi et de l’autre qui est la condition même de l’amour.

La composition de l’ouvrage de Denis La Balme en six méditations — selon la tradition qui inspira Descartes, une par jour, à l’exception du dimanche — nous invite à une lecture quotidienne de ce qui, au-delà d’une réflexion sur l’amour, concerne plus largement la question de l’altérité. Dans notre société de consommation, l’autre est à la fois ce que je désire et ce que je détruis. La société de consommation, en effet, est aussi société de destruction, elle ne peut fonctionner qu’en détruisant au plus vite ce qu’elle produit. Pour à nouveau produire, et détruire, encore et encore. Nous dévorons sans cesse ce que nous avons tant de mal à réaliser pour avoir à nouveau à le reconstituer, en mieux, sous une forme nouvelle, en créant de nouveaux appétits, pour d’autres objets encore plus désirables et encore plus éphémères. C’est donc sur le modèle de la nutrition que se forment la plupart de nos comportements.

Face à cette frénésie destructrice dans laquelle se dissout et se dilue le sens de nos existences, l’amour est peut-être la seule voie de salut. Il ne veut rien détruire, il aspire à l’éternité et souhaite conserver son objet pour toujours. Si ce n’est que, souvent, l’amour, lui aussi, peut être carnivore, à vouloir trop s’unir à l’autre on finit par l’anéantir en tant qu’autre, chacun se perd en l’autre et perd l’autre par la même occasion.

S’il en restait aux quatre premières méditations de ce livre, le lecteur pourrait n’y voir que la dissipation des illusions que nous nourrissons au sujet d’un amour qui apparaît salvateur alors qu’en réalité il nous plonge insidieusement dans ce que nous voulons fuir. L’amour ne nous sauverait en rien de la logique de consommation, il serait essentiellement carnivore, car il ne chercherait qu’à assimiler l’autre pour le détruire en tant qu’autre.

Mais ce livre n’est en rien un traité de la désespérance, il nous offre la possibilité de penser l’amour autrement. S’inspirant de Lévinas et de Sartre, il nous invite à découvrir dans le rapport à l’altérité de l’autre, l’expérience du véritable amour. Avec cette différence, relativement à Sartre, que pour l’auteur, les autres, ce n’est pas l’enfer, mais le paradis. L’impossibilité de connaître l’autre fait de l’amour un manque paradoxalement source de plénitude, perçu comme ce qui dépasse la raison et relève de la foi. Ne pouvant connaître l’autre, je ne puis que croire en lui.

L’auteur fait donc l’éloge de la fidélité et d’une sexualité qui ne prend sens que dans et par l’amour, comme don de soi et accueil du corps de l’autre. Sa position entraîne donc une condamnation sans appel d’un hédonisme, tel celui de Michel Onfray, qui réduit l’autre à l’état d’objet dans une sexualité qui ne peut faire sens parce qu’elle ne consiste qu’à consommer l’autre.

Les positions de Denis La Balme qui, s’inspirant des thèses de Kierkegaard et Jean-Luc Marion, présentent le mariage comme la forme le plus accomplie de l’amour, apparaissent conventionnelles et traditionnelles. Elles ont cependant le mérite d’être assumées clairement et de dénoncer les contradictions d’un anticonformisme qui prétend remettre en cause un ordre établi dont il épouse la logique, celle de la course effrénée vers la consommation de toute chose.

D’inspiration ouvertement chrétienne, l’ouvrage se termine par un éloge de la pauvreté qui s’oppose radicalement à la richesse illusoire que nous invite à désirer la société de consommation. Cela n’empêche pas Denis La Balme de conclure en citant André Comte Sponville qui ne fait pas mystère de sa conception matérialiste.

Eric Delassus

SOMMAIRE:

Avant-propos : L’amour et la société de consommation

Première méditation : La violence cannibale

  • Je te prends
  • La violence ne prend rien
  • La violence de la société de consommation
  • Le refuge dans l’amour ?

Seconde méditation : L’amour carnivore

  • Ne faire qu’un avec l’autre
  • Le désir d’appropriation
  • L’échec du cannibalisme amoureux
  • Le contrat de mariage
  • De la magie de la chair à l’emprise du corps
  • L’échec du désir érotique

Troisième méditation : La passion dévorante

  • Le désir d’absolu
  • La vie imaginaire ou l’expérience de l’absolu
  • Je te veux à moi, rien qu’à moi
  • Je ne prends rien quand je veux te prendre
  • Le refuge dans la sexualité

Quatrième méditation : La sexualité morbide

  • La sexualité vide
  • L’impasse

Cinquième méditation : La saveur du mystère

  • Je suis seul au monde
  • L’enfer, c’est les autres ?
  • L’autre est un mystère
  • Aimer le mystère d’un être
  • Le visage et les caresses
  • Aimer n’est pas consommer
  • L’offrande de soi

Sixième méditation : Le temps d’aimer

  • Du temps pour aimer
  • L’habitude, ennemie de l’altérité
  • Le monde commun du « nous »
  • L’amour dans le temps ou le mariage comme vérité de l’amour
  • Conclusion : Amour et pauvreté

Epilogue.