Gabriel Bonnot de Mably, Doutes proposés aux économistes, Presse universitaire du Mirail, 2012, lu par Olivier Chelzen

Gabriel Bonnot de Mably, Doutes proposés aux économistes, édité et présenté par Eliane Martin-Haag, collection Philosophica, Presse universitaire du Mirail, 2012. 

Condillac avait un frère, Gabriel Bonnot de Mably, philosophe renommé en son temps mais quelque peu oublié aujourd’hui. Avec cette réédition, Eliane Martin-Haag nous fait partager tout l’intérêt qu’elle trouve dans ce précurseur de la philosophie sociale.


Le texte de Mably constitue une critique en règle de l’œuvre du physiocrate Le Mercier de la Rivière intitulée L’Ordre essentiel et naturel des sociétés politiques, qu’il suit pas à pas. L’enjeu est clair : il s’agit de s’attaquer à la doctrine des physiocrates selon laquelle le politique aurait essentiellement pour fonction de garantir le développement de la sphère économique en favorisant la liberté du commerce, et notamment des produits agricoles. Pour Mably cependant, on ne rend pas une société heureuse en menant une politique qui aura immanquablement pour conséquences de creuser les inégalités de fortune, de promouvoir l’avarice au rang de passion dominante et d’aboutir finalement à la lutte généralisée des intérêts particuliers. Nous avons plus à apprendre des cités antiques comme Sparte, où l’unité du peuple au service de l’intérêt général était conditionnée par la communauté des biens et l’égalité des conditions.

L'ouvrage commence par une longue introduction d'Eliane Martin-Haag dont nous allons évoquer quelques aspects importants. Celle-ci s'attache à situer le texte de Mably au sein de sa philosophie. Il est donc question ici de l'œuvre philosophique dans son ensemble, et non des Doutes proposés aux philosophes économistes en particulier. E. Martin-Haag montre que Mably est intéressant notamment en ce qu'il participe au mouvement de constitution d'une philosophie sociale, c'est-à-dire d'une philosophie qui prend pour objet la société civile en tant qu'elle est soumise à des contraintes propres, interdisant la réduction pure et simple du social au politique. Chez lui, cette étude prendra essentiellement la forme d’une physique des passions sociales.

C'est cette philosophie sociale qui doit nous faire comprendre l'erreur des physiocrates : croire que le citoyen, devenu un homo oeconomicus n'ayant plus en vue que la prospérité et l'enrichissement personnel, pouvait être désormais dirigé par des "experts" dont le savoir sans faille rendrait seul possible une bonne gestion, ne consacrant alors rien moins que la fin du politique. Mais selon Mably, on ne gouverne pas la société au moyen de la science, qui s’avère impuissante contre la force des passions, seul ressort de l'action pour les gouvernés aussi bien que pour les gouvernants. Or, ces passions étant toujours incarnées dans une société particulière, il faut prendre grand soin de distinguer en celle-ci la passion dominante qui l'anime. On comprend alors la méthode de Mably, qui s'appuie sur une histoire comparée des sociétés.

Il faut donc mettre en avant le politique, car seule une bonne législation sera à même de réformer les mœurs, de les modeler afin qu'elles favorisent le lien social et renforcent le caractère national. E. Martin-Haag insiste particulièrement sur cette dernière notion, esprit d'un peuple uni qui va par passion à l'intérêt général. A contrario, les sociétés dominées par la passion de l'enrichissement fournissent à Mably d'éclairants contre exemples. C'est notamment le cas de l'Amérique naissante où le culte de l'argent alimente l'égoïsme et rend impossible la constitution d'un véritable bien commun. Pour contrer cette prise du pouvoir de l'économique sur le politique, générateur des pathologies sociales particulièrement visibles en Amérique, mais présentes dans toute l'Europe, Mably en appelle à la création d'une société cosmopolitique des esprits libres, ou de ce que E. Martin-Haag nomme, non sans une certaine malice, une "internationale" des opposants.

Venons-en donc au texte de Mably. Celui-ci comprend dix lettres, dont les deux premières portent sur la première partie de l'ouvrage de Le Mercier, consacrée à la théorie de l'Ordre, où il s'agit essentiellement de démontrer l'ancrage de l'ordre politique dans l'ordre physique.

Dans la première lettre, Mably s'élève contre l'idée défendue par les physiocrates selon laquelle la propriété foncière ferait partie du droit naturel, au même titre que la propriété personnelle. Pour notre auteur cependant, cela est absolument inacceptable ; le mal vient en effet de la propriété foncière, des inégalités et des passions qu'elle engendre. Si l'on se réfère à la nature, on peut constater que celle-ci a plutôt préparé les hommes à l'égalité, ce dont témoignent d'ailleurs de nombreuses sociétés du passé qui, ignorant la propriété foncière, prouvent bien que cette dernière n'est pas dans la nature des choses.

Dans la seconde lettre, la critique de l'évidence est jointe à celle de la propriété. Plus précisément, ce sont les contradictions inhérentes à la conception physiocratique de l'homme qui sont mises en avant. En effet, celui-ci est considéré d'un côté comme "un animal qu'il faut repaître", lorsque l'on fait de l'abondance des récoltes le critère d'une bonne politique. D'un autre côté, il est considéré comme un être capable d'agir conformément à la raison, comme "un ange qui a le bonheur de ne pouvoir résister à la force de l'évidence". Le politique, conduit par cette évidence, ne pourrait alors que bien faire. Mais c'est tenir pour rien la fausse évidence, si difficile à distinguer de la vraie. C'est aussi verser dans un intellectualisme ignorant de ce que les passions seules font avancer les hommes, et constituent "l'âme du monde".

La seconde partie de L'ordre essentiel et naturel des sociétés politiques consiste en une théorie du gouvernement. Sa critique fait l'objet des huit lettres suivantes.

La troisième lettre porte sur le « despotisme légal », système de gouvernement prôné par Le Mercier, dans lequel le despote est soumis aux lois de l'évidence et institue des lois inspirées par la raison, à la différence du despotisme arbitraire où l'on ne reconnaît d'autre guide que sa fantaisie. Le despote des physiocrates ressemble ainsi à un démiurge qui contemple les lois immuables et les introduit ensuite froidement dans la Cité. Mais c'est oublier que notre despote est un homme comme les autres et, en cela, sujet à l'erreur aussi bien que conduit par les passions. Nul doute pour Mably que le despotisme légal tournera alors fatalement en despotisme arbitraire.

Les quatrième et cinquième lettres portent sur un exemple, la Chine, censé illustrer pour Le Mercier ce despotisme légal qu'il appelle de ses vœux. Pour Mably cependant, la stabilité politique dont témoigne cet empire n'exprime pas le bien-être d'un peuple rendu heureux par le gouvernement de l'évidence. Bien plutôt, si les chinois acceptent leur condition, c'est seulement parce que l'habitude de la soumission les a rendus apathiques et donc incapables de se révolter. Ainsi Mably s'adressant aux physiocrates : "ce que vous prenez pour l'ouvrage de la raison et de la plus haute sagesse, n'est que le fruit de l'affaissement de l'âme et de la lassitude d'un peuple qui a désespéré d'être libre, et qui s'est enfin accoutumé à son esclavage".

Les lettres suivantes proposent un examen des différents systèmes de gouvernement. Dans la sixième, Mably critique l'idée selon laquelle le législatif et l'exécutif doivent nécessairement se trouver dans les mêmes mains. Pour lui en effet, dans une République, l'exécutif n'est qu'une force secondant le législatif ; dans toute forme de despotisme au contraire, l'exécutif devient rapidement le seul maître. Dans les septième et les huitième lettres, c'est la critique physiocratique des gouvernements démocratiques ou aristocratiques qui est sur la sellette. D'une manière générale, le mal vient pour Le Mercier de la pluralité des suffrages, facteur d'indécision et d'instabilité ; c'est pourquoi il défend le despotisme, examiné dans la neuvième lettre.

La seconde partie de la neuvième lettre, et surtout la dixième, sont consacrées au gouvernement mixte, ou à ce que Le Mercier appelle "le système des contre-forces". Il s'agit d'un système où les pouvoirs comprennent les représentants des différents ordres de la société. Pour Mably, la République romaine constitue alors un modèle de gouvernement, où la force des tribuns (qui représentent le peuple), celle des patriciens, celle du Sénat enfin, s'équilibrent et s'empêchent l'une l'autre de dériver.

Selon notre auteur, ce gouvernement mixte est préférable aux autres pour trois raisons essentielles. D'abord, en permettant à tous les ordres dont la société est composée de participer au gouvernement de la Cité, il tend à mettre un frein aux inégalités engendrées par la propriété foncière. Ensuite, les passions des uns et des autres s'équilibrant, il est le mieux à même de favoriser l'amour du bien commun et de la loi. Enfin, il est le seul convenable pour qui conçoit la raison non comme la voie d'accès à l'évidence, préalable à l'action politique, mais plutôt comme le résultat d'une discussion, entre des êtres imparfaits ne pouvant que confronter leurs opinions et partager leurs faibles lumières.

A la lecture des Doutes proposés aux philosophes économistes, on ne peut qu'être frappé par les résonances de ce texte avec le monde contemporain. Notre époque ne témoigne-t-elle pas de manière éclatante du fait que la politique est devenue la servante de l'économie? Eliane Martin-Haag nous convainc donc de tout l'intérêt de cette réédition. Si les notes de bas de page sont peu nombreuses, l'introduction est très bien faite et donne au lecteur des instruments précieux pour comprendre le texte.


Olivier Chelzen