Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Encre marine, 2014, lu par Maryse Emel

Henri Maldiney, Le vouloir dire de Francis Ponge, Encre marine, 2014. 

Un poème parfait est « celui qui porte son évidence en lui » écrivait Francis Ponge dans My Creativ Method. Nul besoin de l’expliquer : « Une œuvre s’expose dans la surprise de soi » écrit Henri Maldiney, philosophe, auteur de Le vouloir dire de Francis Ponge, réédité en février 2014, vingt ans après sa première édition, en 1994. Affirmation paradoxale, puisqu’il s’agit de présenter l’œuvre sans expliquer…. Mais le paradoxe est constitutif de l’œuvre de Francis Ponge…et de la philosophie. 

Comme le fait remarquer Henri Maldiney, à propos de l’expression « leçon de choses », nous renvoyant à un lointain passé scolaire,  et aussi au Parti pris des choses de Francis Ponge, « le  de y est la marque d’un génitif subjectif et objectif. Elle est la leçon qui est à tirer des choses et qui porte avant tout sur ce que les choses nous apprennent d’elles-mêmes » (pp. 20-21). Ainsi faut-il comprendre le titre du livre : Le vouloir dire de Francis Ponge. Un livre qui donne à lire le dire du poète, mais aussi un livre sur le vouloir dire du philosophe, à la recherche, tous les deux, du juste langage qui ne sombre ni dans la confusion « expressionniste » de la sensibilité, ni dans le formalisme réducteur du concept, un langage qui soit à la fois proche et éloigné des choses, proche et éloigné du texte philosophique :  un langage de l’oscillation, du doute, héritier en cela du doute de Cézanne, mais l’abandonnant pour une poïétique de l’objet. Le même problème se pose pour le lecteur : trouver la juste approche, la rencontre avec le texte sans en figer le mouvement singulier ou en faire un prétexte.

Ce livre s’articule en deux moments essentiels. Le premier moment, « de l’objet à l’objeu » aborde le travail du poète, la mise en place de « l’objeu », cette parole qui se heurte au départ à la « nuit » de l’objet, pour s’élever peu à peu non pas à sa contemplation mais à sa « co-naissance », dans un devenir voué au retour à la nuit blanche de la feuille. La parole est face à un « monde muet » (Chapitre «  défi ») avec qui elle se bat comme, dit-il, le texte arrache du sang à la page, semblable en cela aux rougeurs du lever du soleil. Le poète doit « faire » (au sens de poiein) l’objet écrit-il au chapitre suivant, intitulé « le doute », car rien ne préexiste. Eclairons tout de suite ce « doute » qui est crainte d’un éternel silence, qui le conduit à attendre et qui n’est pas sans rappeler « le doute de Cézanne » écrit par M. Merleau-Ponty. La  référence à la phénoménologie parcourt tout le texte, et précisément dans le quatrième et dernier chapitre du premier moment, « l’objeu » où les termes de chiasme et le verbe « entrelacer » ne sont pas là par hasard. Mais dans quel but ? Il s’agit, pour Henri Maldiney, de revisiter la phénoménologie et son  rapport au dire de la poésie, qu’elle qualifie de saisie originaire de l’être du monde, le monde étant là dans un donné. Aucun donné pour Ponge. Rien ne préexiste à la parole. Comme l’ont montré les travaux psychanalytiques de Winnicott, c’est l’absence qui permet le jeu et donc l’existence. Le monde se donne à voir dans la lumière du soleil qui n’est pas objet, mais « trou métaphysique », car on ne peut regarder le soleil. Mais de la même façon que l’aurore est la nuit du concept et son acte de naissance, le soleil donne à penser une nouvelle façon de penser l’originaire : « à la rumeur sourde des choses, répond le balbutiement du poète » (p.71). De l’absence de l’objet et de la fabrication par le jeu, ici le jeu du langage, surgit dans la lumière l’objet originaire, mais dans une « métalogique », écrit Ponge, le langage n’ayant pas plus de contenu logique que les objets n’ont d’existence, avant leur absence. Si  la couleur rouge selon Merleau-Ponty a besoin de s’incarner pour exister, « le pré vert » de Ponge, attend son existence des mots.

 Il s’agit de s’élever aux côtés de Francis Ponge, de l’objet confus jusqu’à « l’objeu » qui est travail poïétique sur le langage, afin de parvenir à un dire, une parole qui fait l’objet, sans se perdre dans les sensations éparpillées, ou un dire purement formel qui perd de vue la singularité de l’objet. Comme le met en scène le poème de Ponge sur le verre d’eau, il s’agit de trouver la parole qui circule, comme l’eau du verre, sans se prendre au piège et au vide de généralités, telles la limpidité, la pureté de l’eau. C’est de ce verre d’eau là et ici qu’il convient de parler. A Platon qui expulse les poètes de la Cité, à la métaphore du soleil dans la République, soleil source de savoir, immobile…et donc figé dans cette éternité du savoir, Henri Maldiney va opposer une autre vision du soleil, conçu comme ce qui permet l’ouverture au monde par sa lumière, la création du monde et du langage dans un mouvement dynamique, toujours à refaire : « Surgissez bois de pins ! Surgissez dans la parole ! » (Ponge)

« Qu’ici le poète cesse de récuser le philosophe ! La lumière prise comme essence aurorale du monde est à la fois, dit Hegel, « la nuit du concept et le secret créateur de sa naissance ». Tel est de même pour Francis Ponge, le premier état du soleil. » p.75

              Il ne s’agit pas d’absorber la philosophie dans la poésie, ou la poésie dans la philosophie, il s’agit plutôt de comprendre dans les deux cas que « la cursivité de l’écriture est la même que l’eau qui court ». La poésie définie comme « objeu » cherche à libérer les mots de leur mémorial, signification figée et morte des objets du monde. Son travail sur la métaphore que développera le deuxième moment du texte, dans le premier chapitre, « un texte à voix vive », fait référence à La Métaphore vive de Ricœur, et pose la nécessité de sortir des carcans formels de la logique, comprendre que le monde n’est pas une collection de choses mais « articulation d’événements » (p.86), que le langage est aussi articulation, mais différente de celle des choses.

Ainsi, après avoir été du côté des objets, c’est le tour du langage d’être examiné. Le second moment du texte a pour titre « Le ressourcement de la langue à travers la parole dans l’œuvre de Francis Ponge ». Ponge a écrit la Rage de l’Expression, qu’il pensait appeler ironiquement la Respiration artificielle.  Il s’agit ici de comprendre que le passage du dire de la parole au dire de la langue, n’est possible que parce que la parole a déjà ouvert le dire. Dès lors le travail du poète est de suivre le chemin méthodique, faire la traversée des mots pour retrouver l’originaire parole. Un travail imparfait car ce n’est pas la fermeture que cherche Ponge, mais l’ouverture. Ceci explique son attitude envers tout ce qui établit des règles figées, et son refus de la littérature de son époque, repliée sur elle-même. Il écrit :

« La prise de conscience soudain

de la verticalité de l’herbe

la constante insurrection du vert

nous ressuscite », (cité p 149).

              Insurrection, certes,  mais une poésie qui construit ses règles comme le montrent les cinq chapitres de cette seconde partie, s’attachant à l’analyse des articles, du travail sur les sonorités, de l’importance donnée à la racine des noms (ce que fait aussi Henri Maldiney) ou ses liens avec l’expression calligraphique chinoise. Insurrection aussi contre la peinture qui croit rejoindre l’originaire, et ici se joue la critique de la lecture merleau-pontienne de Cézanne.

« Prendre un tube de vert, l’étaler sur la page

Ce n’est pas faire un pré

Ils naissent autrement

[…]

Il y faut de la parole et non pas la peinture

Qui n’y suffirait nullement », (cité p 149).

Le défi de Francis Ponge ? faire vibrer la raison, contre tout désir d’unité, laisser advenir  les discordances dans une harmonie héraclitéenne,  retrouver notre premier rapport au monde dans une parole singulière et vivre cette émotion qui nous mène à l’existence. Une poïétique qui nous ramène au monde…au monde originaire de la mobilité.

C’est aussi le défi d’Henri Maldiney : ouvrir la philosophie  à un dire mobile de la poésie, au risque peut-être - mais est-ce un risque ?- de devenir poète.


A la mémoire d’Henri Maldiney mort le 6 décembre 2013 

Maryse Hemel