Axel Cherniavsky, Concept et méthode. La conception de la philosophie de Gilles Deleuze, Publications de la Sorbonne, 2012, lu par Stéphane Llérès

Axel Cherniavsky, Concept et méthode. La conception de la philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

La définition de la philosophie comme création de concepts, telle qu’elle est explicitée par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? ne s’applique sans doute à nulle autre œuvre mieux qu’à celles de Deleuze et de Deleuze et Guattari, tant leur nouveauté a pu, à bien des égards, dérouter ses lecteurs. 

À propos de L’Anti-Œdipe, Deleuze remarquait que « […] ceux qui trouvent surtout que le livre est difficile, ce sont ceux qui ont le plus de culture, notamment de culture psychanalytique. Au contraire, ceux qui savent peu de choses […] ont moins de problèmes et laissent tomber sans souci ce qu’ils ne comprennent pas. »[ii] Comme si le fait de détenir une culture philosophique traditionnelle –universitaire –devait constituer un obstacle[iii]à la compréhension d’une œuvre qui se pense explicitement comme création.

Ce n’est évidemment pas si simple. D’une part, l’œuvre de Deleuze accorde une large part à cette tradition philosophique, au moins par les monographies qu’elle consacre à certains de ses plus grands noms.[iv] Mais d’autre part, Deleuze lui-même n’a cessé de revendiquer son appartenance à cette tradition, et ce à propos des textes mêmes qui pouvaient apparaître le plus vivement en rupture. Ainsi, à la question de savoir de quoi il s’agit dans Mille Plateaux, Deleuze répond très clairement : « Philosophie, rien que de la philosophie, au sens traditionnel du mot. »[v]

Comment comprendre la revendication explicite par Deleuze de ces deux aspects apparemment contradictoires –création et appartenance à une tradition ? C’est le problème qu’Axel Cherniavsky entend résoudre dans Concept et méthode – La conception de la philosophie de Gilles Deleuze. Et puisque c’est dans l’ouvrage de 1991[vi] que la philosophie est théorisée comme création de concepts, c’est sur lui qu’il faudra se concentrer, pour éclaircir les éventuelles relations de la création avec la tradition.

Que, même pensée comme création, la philosophie de Deleuze appartienne à la tradition, cela implique qu’il est possible  de rapporter celle-là à celle-ci, d’opérer littéralement une traduction de la langue deleuzienne dans celle de la tradition.[vii] Et sur ce point, il faut saluer la cohérence de la démarche d’Axel Cherniavsky. Concept et méthode est en effet la reprise d’une thèse de doctorat, ce qui n’est pas anodin lorsqu’il s’agit de montrer l’appartenance d’une pensée à une tradition, dont l’institution universitaire est la dépositaire. Elle procède selon un ordre lui-même emprunté à la tradition : d’abord une théorie des éléments, qui a pour tâche d’exposer de quoi la philosophie est faite, à savoir de concepts, plans d’immanence, et personnages conceptuels. Mais cette exposition fournit d’emblée quelques éléments de solution : la philosophie est création de concept, mais le concept est lui-même une multiplicité, et tient ensemble des composantes hétérogènes. Celles-ci venant toujours d’ailleurs –et notamment d’autres concepts préexistants, la création relève d’une recomposition et implique donc une réappropriation de la tradition. Elle présuppose l’instauration d’un plan d’immanence –qu’Axel Cherniavsky comprend comme une ontologie implicite –qui coexiste avec les autres plans, instaurés par les autres philosophies. Mais si cette coexistence rend toute discussion entre ces philosophies impossible, elle signifie aussi la présence de tous dans chacun d’entre eux, au point que l’instauration d’un nouveau plan revient à celle d’une nouvelle manière d’embrasser toute l’histoire de la philosophie. Ils requièrent encore le personnage conceptuel, qui est le véritable agent d’énonciation du discours philosophique, non pas celui que l’auteur fait semblant d’être, mais bien plutôt le devenir-philosophe de l’auteur. Axel Cherniavsky montre que Deleuze n’élabore cette notion qu’au contact de l’histoire de la philosophie –Nietzsche, en l’occurrence.

 Il n’y a donc de nouveauté que par une réélaboration de la tradition, et non par une rupture pure et simple : c’est ce qu’expose la théorie des éléments ; c’est ce que devra expliquer une théorie de la méthode qui prend en charge, cette fois, le comment de la création. Cette méthode se résume en deux termes : singularisation et connexion, c’est-à-dire mise en communication de composantes hétérogènes –des singularités. La création se pense alors comme assemblage, composition ou agencement. Mais si l’on demande comment des hétérogènes peuvent tenir ensemble, la réponse réside dans leur hétérogénéité elle-même. Une singularité, en un sens dérivé des mathématiques, n’est rien d’autre qu’un rapport différentiel, elle ne se définit que par sa différence avec d’autres. Aussi, un nouvel agencement ne produit pas seulement un nouveau composé, mais aussi de nouvelles composantes, puisque dans la recomposition, elles se trouvent redéfinies.

C’est donc dans la tradition philosophique que s’élabore la création conceptuelle. Cela permet assez d’écarter la fausse alternative entre l’histoire de la philosophie vue comme la restitution fidèle d’une pensée, et la philosophie en nom propre –alternative selon laquelle on a l’habitude de partager la pensée de Deleuze lui-même, en une première période consacrée à diverses monographies, et une seconde, ou se constituerait sa pensée propre (à partir de Différence et répétition). L’histoire de la philosophie est elle-même une connexion de singularités –la philosophie restituée, le philosophe la restituant –dans laquelle chacune se trouve redéfinie dans et par la connexion comme rapport différentiel. Il n’y a donc pas, d’une part, à s’étonner de que le Spinoza de Deleuze ne ressemble pas à celui de Hegel ou de Badiou ; pour autant, c’est bien à la pensée de Spinoza que tous se rapportent fidèlement. Mais d’autre part, c’est cette connexion qui est créatrice d’une pensée-Hegel, ou d’une pensée-Deleuze, qui implique Spinoza, et les autres auteurs auxquels ils ont pu consacrer des travaux.

Le lecteur trouvera donc dans le livre d’Axel Cherniavsky une démarche d’une grande cohérence, qui fait  preuve d’un perpétuel souci didactique et vise constamment la clarté ; il constituera donc un outil précieux pour tous ceux qui ne connaîtraient l’œuvre de Deleuze que de loin, et chercheraient à approfondir cet auteur à la pensée réputée difficile.

Stéphane Llérès


[i] Paris, Editions de Minuit, 1991.

[ii] « Lettre à un critique sévère », in Pourparlers, Paris, Editions de Minuit, 1990, p. 17.

[iii] « C’est pour cette raison que nous avons dit que ce livre, au moins en droit, s’adressait à des types de quinze ou vingt ans. » Ibid.

[iv] Par exemple, « Platon et les simulacres », et « Lucrèce et le simulacre », in Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969 ; Empirisme et subjectivité, Paris, P.U.F., 1953 (consacré à Hume) ; Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962 ; La philosophie critique de Kant, Paris, P.U.F., 1963 ; Le bergsonisme, Paris, P.U.F., 1966 ; Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Editions de Minuit, 1968.

[v] « Huit ans après : entretien 80 », in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 163.

[vi] Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 1991.

[vii] Selon la formule d’Axel Cherniavsky dans son avant-propos : « […] il faut bien un dictionnaire qui rapporte la langue deleuzienne à celle de la tradition. »