Chantal Jaquet, Les Transclasses, ou la non-reproduction, PUF, 2014, lu par Jérôme Jardry

Chantal Jaquet, Les Transclasses, ou la non-reproduction, PUF, 2014.  

L’essai de Chantal Jaquet sur Les Transclasses, ou la non-reproduction se veut non pas une réfutation de Bourdieu, mais le prolongement de la théorie de la reproduction sociale. 

Les cas d’exception avaient déjà été mis en évidence par Bourdieu et lui-même faisait figure de « transclasse ». Il s’agit de pousser le raisonnement du sociologue au bout de sa démarche et de montrer que certains individus, pour de multiples raisons, ne deviennent pas ce qu’ils auraient dû devenir. Logique de l’écart, plutôt que de l’exception, certains réussissent en dépit de conditions sociales qui n’auraient pas laissé présager un tel destin ; certains doivent surmonter les conditions données : la couleur de la peau, le genre et les orientations sexuelles sont autant de déterminations qui exigent et appellent des transgressions dans les trajectoires des individus.

            Fidèle à la philosophie de Spinoza, la démarche du livre de Chantal Jaquet se place précisément dans l’ambition du troisième « genre de connaissance », à savoir une connaissance du singulier. Les individus qui ont une réussite sociale hors du commun, et surtout au-delà de ce que permettaient les conditions sociales dans lesquelles ils ont été élevés, ne font pas que « confirmer la règle » de la reproduction. Ces « destinées », faisant figures de « destins », procèdent de causalités multiples qu’il est possible d’envisager. Et il ne peut s’agir de « se borner à saisir ce “que chacun a fait de ce qu’on a fait de lui”, comme Sartre invite à le faire, mais il faut analyser ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui et des autres » (p. 95, souligné par l’auteur). Non seulement les causes sont multiples mais elles ne se rapportent jamais seulement à l’individu. C’est avec ou contre l’environnement social, économique, géographique même que l’individu se constitue : « Le transclasse est moins un héros solitaire qu’un héraut porteur d’aspirations personnelles et collectives, que ce soient celles de la famille, du village ou du quartier, de la race ou de la classe, du sexe ou du genre » (p. 95).

            L’un des apports du premier chapitre est de déjouer l’idée que certaines causes identifiables (l’ambition, les modèles alternatifs familiaux, les dispositifs d’incitations financières du type des bourses) suffiraient à elles seules à expliquer les exceptions à la reproduction. Ces causes jouent leur rôle, mais jamais isolément les unes des autres : « toute détermination isolée peut être à la rigueur une condition nécessaire mis non suffisante de l’apparition des transclasses. La non-reproduction n’est donc pas un phénomène individuel, mais transindividuel » (p. 97-98). En ce sens l’opposition inné/acquis n’a rien d’opératoire, comme le montre l’analyse du concept d’ « ingenium », traduit par « complexion[1] », moins « génie » qu’ingénieur « ingénieux ». Le terme renvoie non pas seulement à des dispositions innées mais s’avère dépositaire du glissement de l’individuel à l’historique, ce que recouvrirait le concept d’ « ingenium », puisé de la philosophie rationaliste du xviie siècle, mais en fait dès la philosophie de Montaigne :

« C’est en ce sens que le concept d’ingenium est employé, par exemple, dans la philosophie de Spinoza. L’ingenium renvoie à l’ensemble des traits caractéristiques singuliers d’un individu, qui sont le produit de l’histoire commune, de ses habitudes propres, de ses rencontres avec le monde. L’ingenium pourrait se définir comme un complexe d’affects sédimentés constitutifs d’un individu, de son mode de vie, de ses jugements et de son comportement » (p. 99).

Le terme d’ingenium peut se traduire par « tempérament » ou « caractère », mais également « complexion », que l’on retrouve chez Montaigne (Essais, I, XXVI, cité p. 101) et chez Descartes (Méditations métaphysiques, VI, AT IX, p. 65, cité p. 104). La complexion est par ailleurs conforme à l’esprit de la philosophie de Spinoza car l’ingenium désigne l’« assemblage complexe et singulier de déterminations physiques et mentales liées entre elles » (p. 101) : « Entendu en ce sens, l’ingenium ou la complexion désignent la chaîne de déterminations qui se nouent pour former la trame d’une vie singulière ». Surtout la complexion permet de penser l’individu en sa singularité aussi bien que dans sa totalité.

L’individu ne se pense plus en effet à partir d’un moi substantiel, mais au contraire comme un moi en mouvement, passant d’un état à un autre et plus exactement d’une classe à l’autre, avec toutes les fêlures et les contradictions qui sont sous-tendues par le passage (passing). Le transclasse est à la fois celui qui s’adapte et l’inadapté par excellence une fois qu’il est passé de l’autre côté. Chantal Jaquet radicalise ainsi, à travers ce terme de « passing » —qui fait écho à un roman de Nella Larsen (Passing, traduit par Clair-obscur, 1929)— le concept d’« habitus clivé[2] » que l’on trouve chez Bourdieu. Le transclasse ne se range jamais seulement dans un camp : parvenu sur une autre rive, il garde le souvenir de celle d’où il vient, ce qui se manifeste par la contradiction entre docilité et indocilité par exemple, par les sentiments de culpabilité ou de honte, c’est-à-dire « l’imagination d’un regard extérieur désapprobateur, de sorte que le sujet se voit avec les yeux qu’il prête à autrui et voudrait se cacher et disparaître sous terre, mais il ne le peut, parce qu’il est scindé en deux[3] ». Dans le même esprit, les complexions des transclasses sont travaillées par les contrariétés : d’illustres transclasses qui témoignent de leur parcours le prouvent. « La Honte » est le titre même d’un texte d’Annie Ernaux, et Didier Éribon explique que l’homosexualité suppose d’adhérer à une identité qui est elle-même déterminée et valorisée, ou dévalorisée, c’est-à-dire à une identité stigmatisée (Retour à Reims, p. 202 par exemple, cité p. 174).

Loin d’être un phénomène unifié, la non-reproduction renvoie plus exactement à une multitude de facteurs qui placent le sujet dans une situation où il obéit à sa propre nécessité, composée de déterminations intérieures et extérieures, et non dans une alternative où le choix serait libre entre des préférables, objets d’une délibération.

Ces multiplicités individuelles et singulières dessinent des biographies, celles des transclasses dont les portraits parcourent le livre de Chantal Jaquet, et l’essai –dédié à tous les transclasses–, est évidemment, pour une part, une tentative d’écriture de soi. Les transclasses témoignent ainsi de l’importance cruciale des influences –indirectes– et des rencontres : la tante institutrice favorise la réussite d’une petite fille à l’école normale d’instituteurs pour réussir le concours de l’ENS et devenir professeure des Universités. L’influence d’un professeur charismatique favorisera la réussite aux concours les plus difficiles. Il s’agit toujours d’expliquer, en partie, comment un sujet se fraye un passage entre des contraintes, dans une existence vécue, et non pas dans une vision essentialiste de l’homme.

Jérôme Jardry

À Stéphane, d’un translasse à un autre

 

 



[1] Cf. p. 101.

[2] Cf. p. 156.

[3] p. 167.