Thomas Constantinesco, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai, éditions Rue d'Ulm, 2012, lu par Baptiste Calmejane

Thomas Constantinesco, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai, éditions Rue d'Ulm, 2012.

Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai, écrit par Thomas Constantinesco, maître de conférence à l’université Paris-Diderot, paru aux éditions « rue d’Ulm », propose une analyse de l’œuvre d’Emerson. Thomas Constantinesco explicite les principales thèses de sa philosophie en insistant chaque fois sur les contradictions profondes et assumées qu’elle comporte, faisant droit à sa cohérence, résolument fragmentaire et transitoire.

Thomas Constantinesco’s Ralph Waldo Emerson, L’Amérique à l’essai (“Testing America”), which presents the writer’s philosophy, exhibits the rich paradoxes and contradictions of Emerson’s work – a work characterised by its diversity and fragmentation. Highlighting Emerson’s vision of nature, trade, “impersonal individualism” and friendship, the book also examines the writer’s approach of literary genres, distinguishing between “romance” and essay. The book shows how Emerson’s writings contributed to building up America’s political future.

Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai s’ouvre sur une préface de Matthieu Duplay, qui présente l’ouvrage et son apport à la compréhension de la philosophie d’Emerson.

L’ouvrage commence par un prologue, intitulé « Emerson en Mouvement ». Il expose les raisons qui ont conduit Emerson à choisir l’essai comme genre littéraire et philosophique de prédilection. L’auteur montre que l’essai ne relève pas de l’exigence d’exposition systématique d’idées claires et distinctes mais d’une expérience de l’écriture multiple, fragmentaire, contradictoire et provisoire, plus voisine, en ce sens, de la poésie que du traité philosophique. Emerson désirait d’ailleurs devenir poète, avant de reconnaître, bien vite et de son propre aveu, son manque de talent dans cette matière. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre la filiation du philosophe américain à Montaigne ainsi que le statut caractéristique de l’essai emersonien, forme adéquate d’une œuvre à la fois unifiée et polyphonique, « éclatée et achevée, fragmentaire et totale ». Thomas Constantinesco introduit, d’autre part, la dimension politique de l’essai, conçu comme modalité créatrice d’une identité démocratique et élaboration de la fiction du citoyen exemplaire. Dans un troisième temps, il s’intéresse à la dimension existentielle de l’essai : loin d’être séparé de la vie de l’individu-écrivain, l’essai constitue l’écriture même de cette vie. Ce qui, du reste, s’accompagne de la reconnaissance de l’impossibilité de toute coïncidence parfaite du sujet et du texte. C’est toutefois à la faveur même de l’acte d’écriture que la fiction de l’auto-engendrement du sujet et de la nation américaine devient seulement possible. Les essais oscillent ainsi entre la mise en scène littéraire des aspirations démocratiques de l’Amérique et la création d’un héros capable de gouverner les masses pour endiguer le péril révolutionnaire. Dans un dernier temps, Thomas Constantinesco introduit la figure, centrale chez Emerson, du poète, être supérieur capable « de voir dans la nature la divinité de l’homme » et qui incarne un idéal despotique « sinon tyrannique », qui n’a plus rien de commun avec le héros démocratique.

Dans le chapitre 1, « Écrire la nature », Thomas Constantinesco aborde les rapports multiples et complexes qui se tissent dans l’œuvre d’Emerson entre le sujet et la nature. L’auteur met en œuvre une étude précise et détaillée des analyses qu’Emerson propose – non sans modifications substantielles de sa pensée sur ce sujet – des relations entre le sujet et la nature depuis Nature (1836) jusqu’à « Nature » (1844, paru dans Essays : Second series) en passant par « The Method of Nature » (conférence prononcée en 1841). L’auteur propose à cet égard de corriger et de compléter l’interprétation classique selon laquelle il y aurait passage, chez Emerson, de la foi en une unification possible du sujet et de la nature (donc, aussi, en une connaissance de l’une par l’autre) à la reconnaissance explicite de l’impossibilité de tout accès et de toute adéquation du sujet à la nature (donc de l’impossibilité radicale d’une telle connaissance). La thèse directrice de Thomas Constantinesco consiste à montrer en quoi il s’agit plutôt, dans ce cheminement sans rupture radicale, d’établir une relation à la nature fondée sur l’écart entendu comme « manière d’ouvrir l’espace de la pensée et de l’écriture où vient se loger la relation de la nature, son récit », avec tous les obstacles et toutes les difficultés, profondes, que ce récit implique.

Dans le chapitre 2, l’auteur analyse le texte « Compensation », publié en 1841, dans Essays : First Series. Il y montre comment Emerson oppose deux types d’économie : une économie du gain et de la surabondance, celle de l’esprit, et une économie de la perte et de la spoliation, celle du réel, dans la mesure où ce dernier est gouverné par les lois du commerce et la logique du capitalisme en expansion. Il ne s’agit toutefois pas pour Emerson de disqualifier unilatéralement le progrès des échanges et du commerce mais de « rédimer le capitalisme en substituant au commerce des hommes une économie poétique capable de recomposer l’unité du monde et de générer un profit spirituel infini ». Cependant, mimétique de son propre objet, le texte d’Emerson ne cesse d’avancer une thèse (gain) pour mieux la contredire (perte). Il affirme finalement que si toute perte est annonciatrice d’un gain, réciproquement, tout profit se voit toujours annulé par une perte équivalente. C’est là le double sens de la notion de loi de compensation formulée par Emerson, dans la mesure où celle-ci constitue une « structure qui régule le monde et régit les lois de son ordonnancement ». L’idée directrice est que si dans le monde de l’économie réelle aliénée (capitalisme servile) tout gain suppose une perte corrélative, dans le monde de l’économie symbolique, spirituelle, toute perte est le signe d’un gain à avenir, au point qu’Emerson fait de l’économie de la perte une économie paradoxalement gagnante, où la « dépense somptuaire » est « l’annonce d’un bénéfice futur ».

Dans le chapitre 3, une analyse de la notion paradoxale d’individualisme impersonnel est développée. L’individu désigne d’abord l’être autonome, capable de self-reliance et à partir duquel seulement sont possibles l’Union et le pacte social américains. Mais cet individualisme n’est pas une fin en soi. L’union à soi est moyen, dans la conception d’Emerson, d’un retour de Dieu, de la transcendance en soi-même. L’identité personnelle, loin d’y être propriété de soi par soi (Locke), passe par le dessaisissement et l’ouverture à l’universel et l’impersonnel. Ce devenir impersonnel est accueil de la transcendance en soi. L’expérience littéraire elle-même doit donner à lire le monde impersonnel, « la circulation des contenus de conscience à même le texte », au-delà du moi biographique de l’auteur.

Si la conscience s’écrit comme un réseau de relations impersonnelles, la relation amicale elle-même prend la forme d’un réseau de consciences impersonnelles affirme Thomas Constantinesco au début du chapitre 4, « L’amitié par correspondance ». Si les amis apparaissent d’abord comme « cercle de divines personnes » caractérisées par leur « noble intelligence », cette harmonie première de la proximité idéale laisse rapidement place à l’exigence de mise à distance réciproque. Il faut savoir renoncer à l’amitié pour pouvoir seulement la préserver, l’amitié ne pouvant paradoxalement se faire qu’en se défaisant, sous la forme d’une disparition de l’autre, de l’ami, que je dois assumer, pour ne pas dire, symboliquement vouloir et provoquer moi-même. La médiation de la correspondance devient, dès lors, essentielle : elle est la forme même de l’assomption de l’impersonnalité foncière de la relation amicale et du jeu infini de la présence et de l’absence, de la proximité et de l’éloignement, du besoin et de la disparition. Tout se passe comme si l’ami était aussi… l’ennemi le plus intime ; et comme si l’amitié n’existait que dans « l’écart entre présence fantasmée, et même ardemment désirée, et absence constatée » et assumée. L’écriture de l’amitié se fait conjuratoire de la perte de l’ami en affirmant son impossibilité pour se prémunir de sa disparition même. Enfin, l’auteur analyse aussi la dimension anti-érotique de l’amitié, célébration de l’impersonnalité qui a pour fin négative de repousser les tentations de l’amour, non sans achever cette analyse par la recension des lieux où « craquent les coutures de la morale », où la charge amoureuse contenue dans l’expérience même de l’amitié se fait sentir à même le texte.

Enfin le dernier chapitre de l’ouvrage, « la romance d’un caractère », s’ouvre sur un parallèle, entre, d’un côté, l’opposition de l’amitié vertueuse et de la passion amoureuse indécente, et, de l’autre côté, l’opposition entre l’essai et la romance ou fiction. L’auteur revient sur la théorie des genres littéraires élaborée par Emerson et sur son principe directeur : opposition entre la fiction, mensongère, et l’essai, porteur de vérité et de vertu. La romance est d’abord l’objet d’une condamnation pour les simulacres, faux-semblants, illusions et sortilèges qu’elle produit. La mission du poète authentique est alors d’amender la romance en y introduisant la vérité et la vertu (tempérance, justice) dont elle a besoin pour échapper à la condamnation légitime de la morale. On retrouve ici le double héritage de Platon et du puritanisme. L’écriture selon Emerson doit être à la fois véridique et poétique, ne pas se limiter au particulier, à la circonstance, au costume mais chercher l’accès à l’universel. C’est dans cette perspective qu’Emerson définit le projet d’une romance de caractère, « fiction mettant en scène un héros représentatif doué de la force de caractère que doit posséder tout citoyen américain si l’Amérique veut un jour accomplir son devenir démocratique ». Thomas Constantinesco révèle la tension interne de cette figure, à la fois représentant politique unificateur d’un corps électoral hétérogène et poète amené à dominer les masses par ses pouvoirs exceptionnels et sa force de caractère hors du commun.

L’épilogue, enfin, revient sur l’antinomie (féconde) qui traverse la conception emersonienne de « la littérature, de l’Amérique et de l’Amérique en littérature » : position d’un idéal d’unité, d’adéquation, d’ordre et mise à nu des différences, de la diversité, du désordre et des contradictions qui animent tant la vérité que le devenir de la société américaine. Thomas Constantinesco revient ainsi sur l’une de ses thèses principales qui consiste à comprendre la vérité selon Emerson non comme une coïncidence à soi ou à la nature mais comme le creusement d’écarts entre les figures multiples et variables de cette vérité - imaginale et tropique en son essence même.

L’un des intérêts du livre de Thomas Constantinesco est d’introduire son lecteur à la philosophie d’Emerson à travers les problèmes et les antinomies qui la structurent et l’animent. Sur les thèmes divers de la connaissance de la nature, de l’individu, de l’économie, de la relation à l’ami et du rapport entre littérature et politique, l’auteur restitue et épouse le mouvement d’une pensée qui assume le paradoxe, l’inachèvement, le renversement et l’interrogativité permanente comme mode de création philosophique et littéraire. Il parvient ainsi à nous faire saisir, dans la pensée d’Emerson, une conception de l’activité philosophique et de la vérité qui trouve sa place dans une histoire de la philosophie, qui des essais de Montaigne aux aphorismes de Nietzsche refuse le postulat de la vérité comme objet final dans lequel la philosophie et le philosophe pourraient, même en droit, se poser et se reposer. La vérité n’est pas dans l’unité du sujet pensant et de son objet, elle émerge des différences, des écarts, des mouvements contradictoires de la pensée qui se confronte à ses objets et à elle-même, sans pouvoir jamais parvenir à une coïncidence, une unité parfaite, définitive et, in fine, illusoire et mortifère. Si une première lecture ou une lecture parallèle d’Emerson peut faciliter la compréhension des problèmes et des enjeux littéraires et philosophiques de l’ouvrage, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai permet de saisir (ou de ressaisir) la dimension problématique et dynamique des ”théories“ emersoniennes (faisceaux mouvants d’hypothèses plutôt que propositions définitives et exclusives) de la connaissance, de l’économie, de l’amitié, de l’individu, de la littérature ainsi que de son rapport à la double figure, entre mythe et projet, du héros démocratique et du poète souverain dans la société américaine.

Baptiste Calmejane

SOMMAIRE

Préface - 9

Prologue – Emerson en mouvement -15

CHAPITRE 1 – Écrire la nature -33

Voir la nature face à face - 38

L’extase et la méthode - 52

La nature, l’excès, l’essai - 66

CHAPITRE 2 – Les lois de l’économie symbolique - 79

Eschatologie du rachat et compensations divines - 80

Versions de la compensation - 87

L’économie de la compensation -102

Le « pas » de la spéculation - 112

CHAPITRE 3 – L’individualisme impersonnel - 125

« L’âge de la première personne du singulier » -126

Le crépuscule des personnes - 134

L’impersonnel en personnel -143

CHAPITRE 4 – L’amitié par correspondance -153

L’amitié à la lettre -156

L’ami absent -162

Désir d’amitié - 174

Post-scriptum -188

CHAPITRE 5 – La romance d’un caractère - 191

Les sortilèges de la fiction -196

« Romans des circonstances » / « romance du caractère » - 211

Le héros représentatif, homme de caractère - 222

Épilogue – La vérité en fonction - 243

Bibliographie - 251