Thierry Gillyboeuf, Henry David THOREAU, Le célibataire de la nature, Fayard, 2012, lu par Michèle Sultana

Thierry Gillyboeuf, Henry David THOREAU, Le célibataire de la nature, préface de Michel Onfray, Fayard, 2012, 493 pages

Le vrai philosophe ne prêche pas aujourd’hui des idées pour agir tout à l’inverse demain ou après demain . Son existence fait corps avec ses idées : il met en pratique ce qu’il dit et ce qu’il pense.

Le livre de Thierry Gillyboeuf est consacré à la vie et à l’œuvre de l’écrivain Henry David Thoreau ( 1817-1862), né et décédé à Concord, petite cité du Massachusets, peu éloignée de Boston, ville florissante, berceau de l’indépendance américaine, et capitale intellectuelle de la Nouvelle- Angleterre. C’est dans cette ville historique, haut lieu des luttes pour la liberté, que le jeune D.H.Thoreau, dont le père dirigeait une fabrique de crayons, accomplira sa scolarité, au collège de Harvard, sans en tirer quelconque vanité. Mais il est vrai que le jeune homme, même s’il respecte l’instruction et fait très grand cas de l’éducation, est peu attiré par les gloires sociales et encore moins par leurs bénéfices matériels. Il choisira une profession sans apparats, qu’il pratiquera de manière très libre, celle d’arpenteur. Et, conséquent avec lui-même, il préfèrera aux agréments et plaisirs de la grande ville les joies et jouissances que délivrent sans cesse les magnifiques paysages de la Nouvelle-Angleterre, région qu’il ne quittera quasiment jamais, qu’il ne cessera jamais de contempler, et dont il éprouvera la beauté en multipliant marches et promenades : voyages tant de l’âme que du corps, propices aux émois de l’écrivain et du poète épris liberté.

Cette liberté expérimentée au sein de la nature ne contredira pas, bien au contraire, les exigences éthiques du marcheur et du promeneur qui, tout en méditant, tout en brassant dans sa tête les leçons des sages grecs, latins, hébreux, indiens ou hindous, se consacre sans concessions à l’accomplissement de soi. Ne faut-il avoir pour tâche d’exister en homme libre authentiquement sage ? Libre car frugal et indépendant ? Et si c’était vrai pour tout homme, qu’il soit né américain ou pas, qu’il soit natif de la Nouvelle-Angleterre ou non ? Tout homme n’a-t-il pas pour tâche de se construire soi-même, sans maître à penser, sans prédicateur attitré, et sans chapelle obligée ? Et si cet homme-là, cet homme frugal, sans cupidité, sans goût pour le profit mercantile, fuyant les hypocrites et les intrigants , détestant les sectaires et les fanatiques, n’était autre qu’un vrai philosophe ? L’inverse d’un théoricien donneur de leçons ! Le vrai philosophe ne prêche pas aujourd’hui des idées pour agir tout à l’inverse demain ou après demain. Son existence fait corps avec ses idées : il met en pratique ce qu’il dit et ce qu’il pense.

L’ouvrage de Thierry Gillyboeuf montre bien , grâce à la minutie de ses études de détail , comment ces thèmes sont à l’œuvre tout au long d’une existence non conformiste , parfois d’apparence insolite, que D.H.Thoreau voulait accomplir à la manière d’une œuvre passionnément personnelle . Car tous ces thèmes , que le lecteur saisit au fil des longs chapitres de cet ouvrage très exhaustif , ne cessent d’aiguiller l’existence à la fois variée et répétitive de D.H.Thoreau : ils sont consignés , déployés , réitérés , dans son journal , dans ses conférences , dans ses interventions publiques , dans ses livres , dans ses rêveries , en fonction des moments de la vie et au gré des circonstances politiques . Et toujours on retrouve l’intrication réfléchie des idées et des actes , tant à l’occasion des crises ou des échecs qu’à la faveur des réussites ou des succès . L’exigence éthique de fidélité à soi-même place la conscience morale au premier plan : sans elle il n’y pas d’individu , sans elle il n’y pas de liberté . Avec elle vient le bonheur d’exister sans gloire mais avec éclat , sans affectation , sans complicité avec les biens pensants .Car ces bien pensants , surtout s’ils se prétendent charitables sont des tartuffes: leur philanthropie n’est qu’un masque.. D.H.Thoreau saura se méfier des cercles philanthropiques . Thierry Gilleboeuf montre fort bien comment la probité du moraliste a su flairer et rejeter la malhonnêteté des moralisateurs obstinés.

Cet ouvrage , qui se montre à la fois patient travail et longue investigation ( 490 pages ), a le mérite de présenter au lecteur français une étude sérieuse portant sur la totalité des aspects de la vie et de l’œuvre d’un écrivain mal connu du public français, écrivain souvent galvaudé, parfois pris pour un rêveur inadapté, méprisant les réalités terrestres, préférant l’animal à l’homme, négligeant les attaches et les liens humain, quasiment coupé de la société, égoïste hédoniste assoiffé de frugalité et obsédé de botanique. Mais une information fidèle et attentive interdit ces clichés. Et Thierry Gillyboeuf, sans conteste, offre bien cette information, avec grande exigence et grand savoir. D.H.Thoreau ne fut pas seulement un écrivain célébrant les beautés du monde naturel mais aussi un esprit libre faisant fi des conventions sociales et des obligations juridiques chaque fois qu’elles heurtaient ses convictions éthiques. Et ses actes, qui toujours illustrent ses convictions, s’affirment à une époque où la toute jeune Amérique, terre nouvelle des idéaux de liberté, n’a pas encore réglé la question de l’esclavage et se laisse séduire par la frénésie libérale du confort matériel. D.H . Thoreau ne verra pas la fin de la guerre de Sécession : emporté par la tuberculose, il meurt en 1861, à l’âge de 44 ans . Mais il laissera des traces concrètes, dans la vie publique, de son engagement anti-esclavagiste.

L’ouvrage de Thierry Gillyboeuf expose de manière claire, en dix-sept chapitres très documentés, citant et intégrant nombre textes cruciaux, les étapes du cheminement de l’homme et de l’écrivain, sans omettre les « petits » faits qui tissent l’existence quotidienne et lui donnent sa résonance originale - ainsi on peut suivre avec une égale précision les évènements familiaux, les découvertes intellectuelles , les émois amoureux ( D.H.Thoreau restera célibataire mais est loin d’être indifférent aux femmes ), les solidarités amicales, les rencontres politiques ( notamment la rencontre avec le Capitaine John Brown, militant abolitionniste), qui ont émaillé la vie de H.D.Thoreau. Chaque chapitre, doté d’un titre suggestif, en rapport avec le contexte biographique et historique, s’appuie sur un appareil de notes très riche, offrant des informations judicieuses et savantes, qui incitent le lecteur à approfondir ses recherches.

Plusieurs annexes ( environ une centaine de pages ) complètent très judicieusement la suite des chapitres : d’abord une biographie extrêmement fournie et plusieurs tableaux donnant des clarifications généalogiques sur la famille Thoreau, ensuite des témoignages d’amis et d’admirateurs contemporains – notamment un texte émouvant de l’écrivain Amos Bronson Alcott («  L’homme des bois ») et l’hommage funèbre du philosophe transcendantaliste Ralph Waldo Emerson lors de la mort de D.H.Thoreau.

A la suite de ces textes sont présentés d’autres documents intéressants : bibliothèque personnelle et herbier ( avec nomenclature détaillée boîte par boîte ) de D .H .Thoreau.

Enfin , parachevant le tout , l’ouvrage offre une bibliographie très complète et un index très fouillé.

La lecture approfondie de l’ouvrage se montre particulièrement utile pour la juste compréhension des engagements politiques d’un auteur que les théoriciens libertaires entendent compter au nombre de leurs fondateurs. Les choix décisifs de Thoreau sont bien mis en évidence : et ils prennent tout leur sens au sein de ce fourmillement de petits faits que le travail de Thierry Gillyboeuf relate scrupuleusement – ainsi on suit avec intérêt le détail des expérimentations pédagogiques que H.D.Thoreau mena de concert avec son frère, ce frère aîné très aimé qui , en janvier 1842, meurt tragiquement du tétanos.

Cet évènement dramatique fait partie de l’itinéraire existentiel d’un auteur soucieux de rester fidèle aux convictions que lui dictait sa conscience : convictions rebelles à toute entreprise de captation sectaire. D.H. Thoreau , éduqué dans un monde imprégné de puritanisme, diplômé du collège de Harvard, s’adonnant à diverses occupations ( maître d’école, précepteur, arpenteur-géomètre ), se construira un personnage original d’individualiste non conformiste rebelle à la dictature du métier consacré, osant faire figure de marginal et de touche à tout (habile de ses mains et pas seulement habile de sa plume). Il ira jusqu’à s’isoler pendant plus d’une année (1845-46) dans une cabane construite par ses soins, en pleine nature, au bord du lac de Walden, sans pour autant ériger cet isolement en position militante dogmatique. Un texte écrit en langue magnifique est issu de ce moment d’existence « Walden ; or, life in the Woods » (Walden ou la vie dans les bois).

C’est le 16 Janvier 1848 que cet écrivain amoureux de la nature, cet expert en botanique, toujours joyeux de décrire la fleur, l’arbre ou le lac , donne dans sa ville natale de Concord, auprès d’un cercle d’amis réunis autour du philosophe Ralph Waldo Emerson , une conférence intitulée « Du devoir de désobéissance civile » ( On the duty of civil disobedience). Les paroles proférées mettent au premier plan l’exigence morale de résistance face au pouvoir institué : désobéir n’est pas une défaillance, encore moins une faute, mais un acte de courage et de liberté qu’il convient de revendiquer avec ferveur lorsque les lois en place s’avèrent iniques et inhumaines. L’homme libre, doté de conscience morale, ne doit pas se contenter de résister intérieurement aux obligations injustes du pouvoir en place mais doit mettre en pratique sa résistance, en s’impliquant extérieurement , et en revendiquant avec fierté le risque de la sanction et du châtiment. La fierté est essentielle, elle couronne et parachève la désobéissance.

En effet c’est avec fierté que D.H.Thoreau revendiqua l’emprisonnement auquel il fut condamné pour avoir refusé, au cours de l’été 1846, de payer « la capitation » : impôt exigé par le gouvernement américain pour financer la toute nouvelle guerre de conquête menée au Mexique. Abolitionniste convaincu, fervent défenseur du combat de libération des Noirs, il entendait s’opposer à une guerre d’expansion dont l’un des buts était, à l’évidence, la création d’un nouvel état esclavagiste .

Le livre de Thierry Gillyboeuf fait bien saisir l’importance historique et politique de cet épisode central souvent célébré comme le haut fait accompli par D H .Thoreau. Il l’insère dans le réseau complexe des circonstances historiques caractérisant l’Amérique de l’époque .

Quelques années après la mort de son auteur la conférence de 1848 sera publiée sous la forme d’un court essai : petit texte très combatif qui allait avoir un important retentissement sur Mohandas Gandhi et Martin Luther King, ces défenseurs opiniâtres de la dignité de l’homme, dont la résistance sans faille aux violences du pouvoir légal restera inscrite dans l’Histoire. Ni l’un ni l’autre n’ont négligé la leçon d’éthique politique de cet écrivain-marcheur désobéissant, farouchement attaché tant au souci de soi qu’à la célébration de nature : philosophe de conviction rebelle à toute forme d’aliénation, cultivant la vertu d’indépendance .

La préface de Michel Onfray, qui célèbre avec fougue la stature philosophique de D. H.Thoreau, dénigre avec jubilation des philosophies consacrées en pointant violemment leurs ridicules et leurs contradictions. Mais est-ce une bonne chose ? Sous prétexte de rappeler le bel accord entre la théorie et la pratique, la pensée et l’existence, Michel Onfray, avec sa gestuelle habituelle, tombe dans l’invective (les propos sur Hegel sont particulièrement patauds et caricaturaux). Cette fougue d’imprécateur est très justement aux antipodes des fières manières de D.H.Thoreau. Beau contraste.

Michèle Sultana