Natalie Depraz : Avatar « Je te vois ». Une expérience philosophique, éditions Ellipses, 2012, lu par François Chomarat

Natalie Depraz : Avatar « Je te vois ». Une expérience philosophique, éditions Ellipses, 183 pages, 2012 (Collection Culture Pop)

Cet ouvrage se présente comme une approche philosophique du film de James Cameron Avatar, et prend sa place dans une collection des éditions Ellipses (« Culture Pop ») dans laquelle on trouve plusieurs volumes sur les séries télévisées. 

This book written by Natalie Depraz is a philosophical reading of the movie Avatar directed by James Cameron: it is less a critical study of the movie than an essay exploring its philosophical issues, such as experiences of virtual reality, mind-body relationship and metamorphosis at the time of major technological changes. The book revisits Husserl’s and Merleau-Ponty’s phenomenologies and discusses theoretical problems raised by contemporary cognitive sciences in order to question the links between body and technology.

Dans cet ouvrage, Natalie Depraz, professeure à l’université de Rouen et membre des Archives-Husserl à l’ENS, mène une interrogation à partir du film plutôt que sur le film, sur la possibilité commune au personnage principal Jake Sully et au spectateur, de se sentir soi-même dans un autre corps. C’est l’expérience de la réalité virtuelle et de l’avatar, au sens actuel de la forme qui représente une personne dans un environnement graphique informatique, qui est ici en jeu. Mais aussi, plus globalement, d’une réflexion sur l’altérité et les métamorphoses, du corps et de la conscience, qui s’appuie sur des références phénoménologiques. 

Simultanément, Natalie Depraz a voulu mettre à l’épreuve le lecteur, s’adresser à lui, pour inscrire dans l’écriture cette expérience du virtuel et de l’interaction. La « mise en abyme », souvent notée par maints commentateurs du film, se déploie ici dans des dimensions supplémentaires : l’histoire raconte un pilotage de corps à distance par les Terriens scientifiques du programme Avatar pour s’intégrer chez les Omaticayas de la planète Pandora, technologie réellement utilisée par le réalisateur avec le procédé de la « performance capture ». Mais le livre y ajoute les réactions et identifications de l’auteure visionnant le film, et suggère que la lecture du livre pourra également être une forme d’ « immersion » ou d’interaction. Cependant, la dernière partie du titre indique ce qui fait pour nous l’intérêt du livre : c’est de la possibilité d’une expérience philosophique qu’il s’agit et qui fera le thème de notre discussion finale.

Le coup d’envoi (p. 13)

I. La polysémie de Pandora (pp. 17 à 59)

Ce chapitre porte sur la singularité et l’ambivalence de la planète Pandora, lieu de l’action du film ; sur l’ambiguïté du vivant dans son intense vitalité, enchanteresse et inquiétante à la fois ; le texte développe une analyse du mythe de Pandore et des figures du féminin en jeu dans le film. Le thème du lien est ici déterminant.

II. Tout avatar n’est pas le même avatar (pp. 61 à 102)

Un chapitre sur les différents corps auxquels nous sommes confrontés, « entre nature et technique (particulièrement p. 67), et les métamorphoses qu’ils traversent, particulièrement le corps du protagoniste principal, Jake. Est examinée en dernier lieu la question de l’ « illimitation » du corps et de l’éthique supportée par le corps numérique prothétique (p. 98 et sq.)

III. Une conscience en mutation (pp. 103-137)

Après la métamorphose du corps, A.D. décrit la mutation de la conscience de Jake. Il avoue ne plus savoir qui il est. Cette « plasticité interne » est analysée en référence à Husserl et Merleau-Ponty (pp. 108-109), ou encore à la distinction identité-ipse/identité-idem de Ricoeur (p. 110). C’est l’altération de soi qui intéresse N.D., mais qu’elle décrit - suivant la « scène décisive » où Jake devient son corps d’avatar (p. 110) - comme une traversée d’images, d’ « intensités de forces » données à vivre au spectateur en direct, et non comme la réélaboration d’une pensée réflexive (p. 111) Ce chapitre se termine par la caractérisation d’un « soi relationnel en partage » (p. 124), où le lien se raffermirait par une forme de déprise ou de mort à soi-même (p. 134).

IV. Le corps en énaction (pp.139-179)

C’est à une esthétique et à une pédagogie de l’implication (p. 146 ; p. 151) que conduit ce dernier chapitre. Le travail des acteurs, chargés véritablement d’investir leur personnage numérique, pour lui donner corps, exigeait d’eux de réinvestir en quelque sorte la matrice de leur propre corps pour la transférer dans leur avatar : « de savoir-faire à savoir-faire, comme deux vases communicants. » (p. 146) Or, pour N. Depraz, le spectateur du film entre aussi dans la peau des personnages, mais en étant « engendré dans son être par la dynamique du personnage en laquelle il est pris » (p. 153), d’où la référence au paradigme de l’énaction dont on reparlera plus loin.

Le livre fait d’autre part référence à une enquête (sur laquelle il se clôt d’ailleurs, laissant au lecteur le soin d’y ajouter ses propres réponses), des questions posées à son entourage par l’auteure, qui témoignent des réactions contrastées de différents spectateurs du film.

Quelques clins d’oeil en guise d’envoi... (pp. 181-183)

Le « coup d’envoi » (p. 13-16) justifie l’attention accordée à un grand succès Hollywoodien. C’est le lien entre intellection et plaisir qui est considéré ici comme un atout : le livre sera l’exploration de cette « intelligibilité immédiate du ressenti » (p. 15). On a déjà là une caractérisation implicite de l’expérience dont il s’agit. Mais l’on peut aussi noter que cette « lecture » par N.Depraz est avant tout celle d’un DVD plutôt que d’une vision unique en salle (les scènes relatées ou les dialogues cités dans le livre sont d’ailleurs accompagnés, en note de bas de page, du timing précis et l’on comprend que le film a fait l’objet de multiples visionnages).

Ce livre se présente lui-même comme rendant compte d’une expérience, une rencontre avec l’altérité qui est aussi un devenir-autre. La trajectoire du personnage principal du film, Jake, est d’ailleurs définie ainsi par James Cameron : « Il voit le monde avec des yeux autres, en conservant une perspective humaine. Un homme dans un corps d’alien tentant de s’intégrer dans une société alien. » (citation extraite des bonus du DVD, reprise dans le livre, p. 105)

On trouverait dans les recherches et publications précédentes de N.Depraz de quoi préparer à cette analyse du virtuel comme expérience : spécialiste des travaux de Husserl sur le corps et les kinesthèses, l’attention et l’empathie, elle a également écrit sur la gnose, le dépassement du dualisme corps-esprit en un « corps lucide » (titre d’un de ses livres : Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie, Kluwer, 2001).

De quelle expérience est-il question : du merveilleux ou de la « capture », d’être captivé/capturé par des outils technologiques qui accomplissent pour nous des prouesses ?

En ce sens, nous pouvons nous demander si l’initiation (du personnage, Jake ; ou du spectateur - qui doit se faire spectacteur par l’interactivité) ne tiendrait pas plutôt de la performance que de l’expérience. La paradigme de l’enaction initié par Francisco Varela et auquel se réfère Natalie Depraz signe un tournant pragmatiste. Rappelons que ce terme, du verbe anglais to enact, et qui peut se traduire par : susciter, faire advenir, a été choisi par Varela pour s’opposer au courant représentationaliste dominant dans les sciences cognitives : plutôt que de voir la cognition comme la représentation d’un monde donné, il la considère comme « l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des divers actions qu’accomplit un être dans le monde. » (Varela, Thomson et Rosch : L’inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 1993, p. 35) C’est bien le mot action qui est important dans cet énoncé. Le film Avatar est ainsi interprété par N.D. comme un nouvel avènement par l’action, une expérience jouée plutôt que simplement vécue.

Ce livre est aussi une réflexion sur la distance et le lien, sur l’archaïque et le mythe, sur le partage d’une expérience qui fait fond sur l’ambiguïté, l’indétermination, non comme ennemi du Logos mais comme ressource pour un devenir, une réappropriation de son vécu par les liens, en résonance avec des thèmes écologiques vus au début du livre.

C’est par la « pensée-action » et non selon une projection abstraite que la communication à distance devient possible et peut déboucher sur un lien tangible, intime, émotionnel. Action et émotion constituent alors les deux coordonnées du lien, ce pourquoi le livre se termine par la proposition d’une démo-philosophie, « démo » signifiant à la fois le peuple du demos et le caractère exploratoire et expérimental d’une demo. Avatar devient ainsi l’illustration même de l’objet populaire qui est aussi une expérimentation en acte du lien par l’action-émotion ou énaction. Ou, pour reprendre une expression de N.Depraz : un « ressenti façonné et exercé » qui n’est jamais passif mais toujours déjà « concerné, impliqué. » (p. 156)

De multiples questions restent posées. S’il s’agit essentiellement d’un film d’action, de quelle expérience philosophique est-il porteur ? Cette notion est assez floue, mais on peut en proposer une caractérisation à la lecture de la conclusion de l’ouvrage : ne s’agirait-il pas de produire une tension, de maintenir la distance au sein même d’une immersion, et notamment dans la culture dite « populaire » contemporaine ?

Le fond du propos de l’auteure nous semble être le suivant : ce type d’oeuvres cinématographiques et populaires aurait pour vertu de nous forcer à la réflexion là où elle est la plus risquée, la plus improbable, là où la pensée se perd à sa limite, dans des « effets spéciaux » aveuglants ou une technologie potentiellement déshumanisante. Il y aurait là, en quelque sorte, un appel à l’empathie. Mais là encore, cette empathie nous semble au service d’un paradigme de l’action, de l’énaction. L’expérience philosophique s’énonce alors comme une proposition de faire soi-même, plutôt que de se représenter mentalement. On pourrait trouver ce livre un peu trop « new age » : des neurones-miroirs à l’enaction, de l’ecosophie à la somatopsychopédagogie et à la gnose... tout y passe, mais aussi bien y a-t-il là un nouveau paradigme qui se cherche, peut-être doit-on le nommer : de l’action empathique ? Paradoxe vivant, mais qui reflèterait la thèse selon laquelle l’image permettrait de communiquer de conscience à conscience, quand elle se fait interactivité en relation avec des couches préréflexives de notre être.

François Chomarat