Frédéric Schiffter, La Beauté - Une éducation esthétique, Autrement 2012, lu par Laetitia Vidal

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Frédéric Schiffter, La Beauté - Une éducation esthétique, Éditions Autrement, collection Les grands mots, septembre 2012 (128 pages).

 

Comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage, l’auteur, Frédéric Schiffter, se propose ici de faire partager à son lecteur certaines étapes décisives de sa propre initiation esthétique, ayant forgé son approche du beau, entre mémoire et imaginaire.

 

De la rencontre de la beauté de la femme, qu’il entreprend de distinguer de la « jolie fille », à celle du cinéma de Sergio Leone et de Sam Peckinpah, en passant par une critique en règle de l’art contemporain, nous sommes invités à accompagner l’auteur dans ses expériences adultes ou adolescentes. Entre attachements profonds et rejets assumés, ce parcours personnel est éclairé par le recours à des références philosophiques, le plus souvent tirées des pensées de Kant et Schopenhauer. Il se clôt sur une réflexion nostalgique, hommage à tous les artistes qui ont su révéler à l’auteur la vérité de la vie, souvent douloureuse.

             La belle et les jolies

Le premier chapitre évoque le trouble ressenti par l’auteur lors de la rencontre de la beauté de la femme. Interdisant le désir - ce qui l’oppose aux attraits de la jolie fille, qui n’a de cesse de le susciter – cette beauté relève pour F. Schiffter de la « pudeur » au sens kantien du terme, dans une forme de « classe » aristocratique et d’intériorité assumée. Loin des atours à la mode, la beauté, distinguée, intemporelle, serait l’écrin d’une véritable « personnalité », d’une âme pour ainsi dire exilée en ce monde, et donc mélancolique.

L’agitation et la contemplation

Le second chapitre interroge la « sensibilité » ou le « bon sens esthétique », qui, selon l’auteur, ne serait pas « la chose du monde la mieux partagée ». Avec Schopenhauer, il évoque ainsi le « philistinisme » du grand nombre, qui aurait gardé un goût puéril pour les divertissements bruyants et clinquants, loin de ce rare « naturel esthète », désireux de s’éloigner de l’agitation de la vie active et de ses plaisirs faciles, au profit d’une méditation contemplative désintéressée. Le « badaud », adepte des parcours culturels fléchés, vient ainsi s’opposer au flâneur, au rêveur, qui, loin de « rêvasser », s’adonne volontairement aux exigences de son imagination ou de sa pensée.

Les formes de l’ennui

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"mon héros cinématographique"

F. Schiffter prolonge sa réflexion précédente en évoquant, dans le troisième chapitre, les longs moments passés dès sa jeunesse à s’absorber dans le paysage grandiose offert par la baie de la « Côte des basques » à Biarritz. Le sublime kantien est ici convoqué mais assez vite reformulé en une forme de nostalgie platonicienne d’un autre monde, d’une patrie immémoriale dont l’esthète se sentirait exilé. Ces rencontres grandioses ne font d’ailleurs que renforcer l’ennui, l’inadéquation au monde d’un adolescent décalé, qui se sent parmi ses congénères comme au spectacle, ne partageant aucun de leurs enthousiasmes. C’est alors que, décidant de cultiver son penchant pour la contemplation, l’auteur rencontre le cinéma. La fin du chapitre nous fait ainsi partager ses premières expériences de la tonalité tragique de l’existence au travers du regard de Chaplin, dans cette « tristesse souriante » qui vient nous rappeler que toujours la mort hante la vie. C’est aussi ce qui fascine l’auteur dans le western, exaltation d’une forme de violence inéluctable : Il était une fois dans l’Ouest, de Sergio Leone, est analysé en détail, incarnant la vocation reconnue par Aristote à la mimesis artistique de donner à voir avec plaisir ce qui inspirerait le dégoût dans la réalité, sans rien nier pourtant de sa laideur. L’amoralité de la beauté est ici revendiquée et trouve une expression paroxystique dans La horde sauvage, de Sam Peckinpah, véritable choc pour F. Schiffter, d’autant que cette vision nihiliste d’un homme essentiellement voué au « polemos » semblait faire écho aux actions terroristes qui se multiplièrent dans les années 1970. La beauté de l’art devait donc bien montrer le plus insupportable de la condition humaine.

Voyage au cœur du familier

Ce quatrième chapitre s’ouvre sur la notion d’association libre que l’auteur place au cœur de sa culture esthétique : la beauté ne peut en effet s’affirmer pour lui que si elle trouve sa place au sein d’un réseau complexe de « correspondances » intérieures, au sens baudelairien du terme, si elle stimule la mémoire aussi bien que l’imagination. Les œuvres doivent entrer dans ce « cadre » ; elles sont belles si, telles un costume bien taillé, elles lui « vont ». Enumérant alors la liste de ce qui lui sied, ou non, F. Schiffter affirme clairement sa répugnance pour les œuvres « à message », qui « embrigaderaient » la poésie ou la peinture. C’est dans ce cadre qu’il en vient à évoquer la question de l’art contemporain en assumant son indifférence vis-à-vis d’une forme d’art supposée bouleverser notre façon d’appréhender l’art lui-même. Ainsi, Schiffter, tout en comprenant la démarche de Duchamp, ne voit dans la pratique de ses continuateurs qu’une création anesthésiée, sclérosée, dépourvue d’ironie. Oubliant toute impertinence, englué dans la logique du marché, cet « art » lui semble davantage destiné aux boursicoteurs qu’aux « âmes sensibles ».

L’auteur explicite alors son rejet de l’art contemporain par l’incapacité de ce dernier à nous arracher à la réalité pour mieux nous replonger dans ses secrets les plus profonds. Il analyse successivement trois aspects constitutifs de ce mouvement : l’utopie, l’achronie, le silence. Utopie, car c’est d’abord une « proposition de monde » que les œuvres doivent offrir à notre imaginaire, nous permettant d’exister dans d’autres réalités, que nous enrichissons en retour de nos propres rêves. Achronie, car si l’art soustrait toute chose à la durée et à la corruption qui en découle, il nous extrait aussi du temps de notre propre vie. Nous pouvons alors contempler l’âme même des choses et vivre d’autres existences, dans d’autres espaces, d’autres temps. Cette épochè trouve d’ailleurs derechef pour l’auteur une forme privilégiée dans le cinéma, où tout (les portes, la lumière qui s’éteint…) vient favoriser cette expérience saisissante. Silence enfin, c’est-à-dire absence non de sons mais de « bruits », car l’art nous donne à entendre les secrets des êtres. C’est évidemment la musique qui nous permettra de profiter au mieux de ce silence où nous nous pourrons surtout nous retrouver nous-mêmes.

Le retour

La fin du chapitre précédent insistant sur une forme de retranchement du monde qui pourrait être assimilé à un mépris esthète de la réalité, F. Schiffter insiste, dans le cinquième chapitre, sur l’idée que seule l’imagination permet de voir vraiment la réalité, convoquant conjointement Baudelaire et Wilde pour rappeler que c’est l’art qui invente la nature, en nous la donnant à contempler dans sa beauté et sa vérité. L’esthète contemplatif ne se détourne donc pas de la réalité, il la « découvre » grâce à l’artiste qui l’a « inventée ». Et le génie de l’artiste lui-même relève ici, non d’un mystérieux don kantien, mais de la capacité de l’artiste à transposer sa perception du monde par le prisme d’un imaginaire constamment éveillé et débordant de références esthétiques. De réminiscences en échos et associations, l’idée de l’œuvre se forme et ce n’est qu’en apparence qu’elle semble jaillir « de nulle part ». L’inspiration est ici souvenir, redécouverte, et l’œuvre une « reproduction » singulière et originale, l’œuvre géniale jouant à cet égard un rôle d’archétype qui nous offre une conscience aiguisée du monde. Se rangeant derechef aux côtés de Schopenhauer, l’auteur voit dans l’esthète un être que son regard éduqué rend capable de relier les événements et les choses de la vie à l’essence dont ils participent : l’œuvre.

Les plaisirs et les jours révolus

L’auteur conclut, dans le sixième chapitre, par un hommage aux œuvres de sa jeunesse, seules à susciter en lui une véritable nostalgie, et à tous les artistes qui lui ont permis d’avoir accès à la beauté sans pour autant « enjoliver » l’existence. Car l’art est bien au final pour F. Schiffter « la représentation plaisante de la cruauté de la réalité ». D’où son rapport étroit à la vérité, puisque toujours la mort guette au cœur des plaisirs de la vie.

Plaisante promenade que la lecture de ce livre qui a le mérite de nous proposer une véritable rencontre, un agréable moment de partage autour de la question esthétique. Nous ne sommes pas là pour apprendre, ni pour forcément acquiescer, mais plutôt pour échanger autour de ces œuvres et artistes évoqués, interrogeant nos propres conceptions et affections en la matière, reformulant à notre façon certaines expériences, ce qui est toujours très enrichissant. On regrettera simplement certaines références un peu caricaturées (à Levinas ou à Spinoza par exemple), qui ne servent pas forcément le propos.

 

                                                                                     Laetitia VIDAL (11/01/2013).