Dominique Janicaud, Les bonheurs de Sophie, Encre Marine, 2012, réédition (lu par Cyril Morana)

Dominique Janicaud, Les bonheurs de Sophie, présentations de Clément Rosset et Paul Veyne, Encre Marine, 2012 (réédition)

Cet ouvrage de Dominique Janicaud, qu'Encre Marine réédite aujourd'hui dans un format de poche, est un opus posthume. Décédé le 18 août 2002, Janicaud laisse derrière lui une œuvre riche et technique. Ses travaux sur le spiritualisme français, sur la philosophie allemande (en particulier Hegel et Heidegger) ainsi que sur le tournant théologique de la phénoménologie française font date, mais c'est à une toute autre entreprise qu'il s'est livré avant de disparaître le lendemain même de l'achèvement de ce manuscrit : initier, en toute simplicité, à la philosophie, en trente mini-leçons.

Il n'est point question dans cet ouvrage de résumer les doctrines des grandes figures de la pensée, comme on trouve si régulièrement dans les livres faisant office de présentation-introduction à la philosophie : « Laissons Platon et Aristote au placard ! ». Au contraire, Janicaud, dans trente courts chapitres, presque autant de jours que dans un mois d'été, s'efforce d'engager la conversation avec Claire, sa fille, à qui l'ouvrage est dédié, et qui s'apprête à entrer en classe de terminale.

Dans son introduction, Janicaud précise que la lecture d'un chapitre ne saurait excéder un quart d'heure : entre quatre et cinq courtes pages par chapitre, il va de soi que le quart d'heure nécessite une méditation de son contenu, méditation largement impliquée par l'art subtil de l'auteur à faire réfléchir sans jamais ennuyer. Elle peut faire peur au jeune adulte cette philosophie au jargon parfois impossible, aux problèmes insolubles et aux traités interminables. Fort de ce constat souvent partagé, Janicaud abandonne le ton du chercheur pour celui du guide bienveillant, conscient des limites de sa lectrice et de ses lecteurs potentiels, auxquels il propose de « petits exercices de gymnastique intellectuelle ».

Il s'agit avant tout de semer les premiers germes de l'esprit critique, condition nécessaire mais pas suffisante de la philosophie, selon l'auteur. Il faut poursuivre la réflexion par l'esprit critique mais aussi au-delà de lui. Et c'est précisément ce qu'accomplit notre auteur à travers des excursions philosophiques aussi variées (on y trouve même un court dialogue) que réjouissantes : le mot sagesse est-il un mot-valise ? Histoire de la philosophie ou philosophie ? La question pourquoi ? Qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce qu'agir librement ? Dieu est-il une question hors-programme ? La philosophie est-elle une science ? Qu'est-ce qu'aimer ? Comment aborder les auteurs ?

Les notions du programme de terminale sont convoquées  (le désir, le bonheur, la conscience, la technique, la morale, la politique, l'art, la société, l'Etat, la justice, la vérité, etc.), sans qu'on ait à aucun moment l'impression de relire un énième manuel de philosophie. C'est en ceci que l'ouvrage coïncide effectivement avec son ambition de départ : on y fait bien de la philosophie, on y apprend à philosopher, sans pour autant s'inscrire dans un cadre strictement scolaire. Il s'agit bien d'une initiation et non d'un cours de philosophie. Les professeurs de philosophie du secondaire pourraient bien conseiller à leurs futurs élèves, issus de classe de première, la lecture estivale de cet excellent ouvrage, aussi modeste par ses proportions que grand par son contenu. Professeurs comme élèves auraient beaucoup à y gagner.

Cyril Morana