Emmanuel Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine, Über das radicale Böse in der menschlichen Natur (lu par Karim Oukaci)

Kant, Immanuel, Sur le mal radical dans la nature humaine, Über das radicale Böse in der menschlichen Natur, traduction, commentaire et postface de Frédéric Gain, Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2010. 

Rares sont les mémoires universitaires qui font l’objet d’une publication ; plus rares encore ceux qui sont réédités. C’est le cas de cette traduction commentée de l’article Sur le mal radical que Frédéric Gain proposa pour l’obtention de sa maîtrise. La qualité de ce travail de jeunesse, d’une étonnante maturité, en commanda la publication en 2001 et sa réédition en 2010 sans modification.


Abstract:

This new edition of the book first published by Frederic Gain in 2001 is both a translation into French and a commentary of Kant’s essay entitled Concerning Radical Evil in Human Nature, which was originally published in the Berlinische Monatsschrift in 1792.  The commentary sheds light on the logical structure of Kant’s major essay and sets out its historical background and its importance in relation to the thinker’s major other writings. 

L’originalité de la traduction est d’être confrontée au texte allemand, tel qu’établi par l’édition princeps de l’Académie de Berlin en 1907. Il s’agit du texte original de l’article intitulé Sur le mal radical dans la nature humaine, paru en février 1792 dans le Mensuel berlinois de Biester, revue qui paraissait alors à Iéna. Les notes que Kant ajouta à cet article lorsqu’il l’intégra un an plus tard, en tant que première partie, à son traité sur La Religion dans les limites de la simple raison, ne sont donc pas retenues. La traduction est précise et élégante. Elle s’efforce même de restituer le style littéraire du prologue aux § 1-2 et de l’amorce de la section III au § 22. Précisons que le traducteur s’éloigne parfois des conventions de traduction : il rend Gesinnung par « attitude » et non « intention », choisit l’archaïsme « mauvaiseté » pour traduire Bösartigkeit et ose un néologisme « brutité » pour Rohigkeit. Mais il s’en justifie à chaque fois dans un lexique fort intéressant, p. 157-165, qui met en correspondance les termes allemands, latins et français.

 

S’il n’y a pas de préface, il y a un commentaire suivi, p. 83-128. Il constitue la deuxième partie du livre, et la plus utile aux lecteurs. Chacun des quarante-trois paragraphes de l’article est ainsi analysé dans son contenu argumentatif. Les explications de Fr. Gain sont d’une grande clarté : il apporte les distinctions notionnelles nécessaires, souligne le sens et la portée générale des différentes étapes de l’argumentation. Le commentaire de chaque paragraphe se termine le plus souvent par une série de remarques relatives soit à des renvois précis mais non développés aux textes majeurs de Kant, soit aux citations explicites et implicites que fait l’auteur au fil de ce texte (les citations latines trouvent ici leur traduction et leur explication).

La structure logique de l’ensemble est également mise au jour. Cinq moments sont ainsi étudiés.  L’introduction, p. 83-93 : le conflit entre le discours religieux sur la méchanceté de l’homme et le discours philosophique sur sa bonté conduit Kant à interroger la notion de nature humaine et à défendre son propre rigorisme (cette nature est ou bien bonne, ou bien mauvaise) contre ce qu’il appelle les « latitudinaires » par indifférence ou syncrétisme. Section I, p. 93-99 : Kant trouve que cette nature, comme fait intelligible, implique une triple disposition au bien par l’animalité, l’humanité et la personnalité. Section II, p. 99-105 : cette disposition essentielle au bien n’exclut pas, cependant, un triple penchant au mal selon le caractère contingent de la nature de l’homme par la fragilité, l’impureté et la « mauvaiseté » de son arbitre. Section III, p. 105-115 : pour confirmation par l’expérience de ce penchant au mal, Kant critique la figure du bon sauvage à l’état de nature et la confusion de la légalité avec la moralité à l’état civil. Section IV, p. 116-121 : l’auteur renvoie l’origine rationnelle de ce penchant au mal à une forme négative de la liberté transcendantale et propose une interprétation moralisante du récit biblique sur le péché originel. Section V, p. 121-128 : Kant finit par rechercher les conditions de possibilité d’un dépassement de ce penchant au mal, soit par la grâce, soit surtout par une sorte de conversion morale propre à un arbitre libre, c’est-à-dire entièrement déterminé par l’inconditionné de la volonté pure.

 

L’ouvrage se termine sur une postface (p. 129-155) : « Que faire du mal radical ? » qui pense le contexte, la portée et la place de l’article dans le système kantien. Fr. Gain rappelle, en premier lieu, la genèse de Sur le mal radical et sa réception controversée dans les cercles rationalistes et pré-romantiques d’Iéna, influencés par la déchristianisation révolutionnaire : Gœthe parla d’ignominie, Schiller de scandale, Herder de « Diaboliade philosophique » (les extraits, cités en allemand en bas de page, ne sont pas traduits).

Ensuite, sans approfondir davantage la postérité de l’œuvre, Fr. Gain s’appuie sur les analyses de Jaspers (1935) et de Philonenko (1985) pour montrer que le problème du mal suppose l’opposition, plus que la distinction, de deux aspects au sein de la faculté de désirer, l’arbitre et la volonté, et que cette opposition, qui définit formellement le mal, s’identifie à la possibilité même d’une liberté transcendantale irréductible à la liberté pratique.

Troisièmement, l’analyse du statut de l’article fait dire à Fr. Gain qu’il relève de l’anthropologie morale ou anthropologie pratique pure, contrepartie de la métaphysique des mœurs au sein de la philosophie pratique en général : elle « part de l’application de la loi morale à l’arbitre de l’homme concret pour élaborer, à partir et en fonction de l’Idée de moralité, une connaissance de la nature intelligible de l’homme » (p. 151).

Enfin, Fr. Gain, en chrétien engagé, conclut par une analyse critique du passage que propose Kant entre cette anthropologie morale et la philosophie de la religion. La conversion subjective (section V) se prolonge, en effet, dans l’instauration d’un état civil éthique ou communauté éthique, c’est-à-dire d’une Eglise, dont la constitution est représentée comme émanant nécessairement d’une instance inconditionnée, qui est Dieu comme auteur de la loi morale ; mais cette Eglise se heurte à un inachèvement infini qui recouvre, par l’opposition entre religion cultuelle et religion morale, la résurgence du mal radical. Fr. Gain conteste cette subordination principielle de la religion à la morale, mais reconnaît que la distinction entre légalité et moralité qui fait que la moralité est à rechercher en dehors de l’histoire, serait-elle ecclésiale, est la marque de l’ambition kantienne de séparer philosophie de la nature et philosophie de la liberté - dont l’entrecroisement peut, cependant, donner lieu à des réflexions, téléologiques quand on étudie comment le règne de la nature rejoint celui de la liberté (opuscules sur l’histoire), d’anthropologie morale quand on étudie comment la liberté s’insère dans la nature. « Parce qu’il posait que mécanisme et finalité sont unis dans le fondement suprasensible de la nature, lequel n’est autre que la liberté comme spontanéité, Kant pouvait mener simultanément ses recherches dans les deux directions [...] », p. 155.

 

Dans cette édition bilingue et commentée datant de 2001, modeste dans son ambition, Fr. Gain fait preuve d’une remarquable capacité à éclairer un texte kantien rarement commenté en raison de son caractère secondaire et de son statut ambigu. On ne peut donc que regretter pour le domaine des études germaniques en général la préférence qu’il donna dans la suite de ses recherches à la philosophie grecque de l’Antiquité et à Aristote en particulier.

 

Karim Oukaci

 


Mots clé : moralité, mal, religion, liberté