oeil de minerve ISSN 2267-9243Recensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearCéline Spector, No demos ?, Seuil 2021, lu par Bastien Masséurn:md5:f997ea0d2d2c62377ffb7aa3537736e32023-12-26T06:00:00+01:002023-12-27T10:56:23+01:00Karim OukaciPhilosophie politiqueEurope<p style="margin:0cm; text-align:justify; margin-right:0cm; margin-left:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><strong><span style="font-size:11.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Céline Spector, <i>No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe</i>, Éditions du Seuil, collection « L’ordre philosophique », 2021.</span></span></span></strong></span></span></span></p>
<p style="margin:0cm; text-align:justify; margin-right:0cm; margin-left:0cm"> </p>
<p style="margin:0cm; text-align:justify; margin-right:0cm; margin-left:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.demos_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Traiter philosophiquement de l’Europe en tant que totalité, en questionnant la possibilité de décrocher la souveraineté démocratique de son territoire strictement national : telle est l’ambition du livre de Céline Spector. Pour ce faire, les six chapitres traitent de problèmes de philosophie politique classique – l’échelle de la démocratie (ch. 1), la souveraineté (ch. 3), la citoyenneté (ch. 4), le peuple (ch. 5), le développement des droits sociaux (ch. 6) –, en posant la question de leur application au niveau européen, dans une forme institutionnelle correspondant à une République fédérative européenne (ch. 2).</span></span></span></span></span></span></p> <p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">L’échelle européenne adoptée dans l’ouvrage est justifiée par la nécessité de penser la politique au niveau où elle s’exerce réellement, du fait de l’interdépendance croissante de nos sociétés européennes entre elles, et avec le monde. De ce fait, le concept philosophique de souveraineté est à questionner dans sa double dimension d’autodétermination d’un groupe politique et de capacité d’action de ce groupe vis-à-vis d’autres puissances. Ce questionnement porté non au niveau de la nation mais au niveau de la confédération européenne amène cependant à redéfinir le concept de souveraineté. Il s’agit de penser ce concept à travers ses compétences, ses pouvoirs et les actions qu’il entreprend, rompant ainsi avec la définition moniste et absolue de la souveraineté, c’est-à-dire concentrant tous les pouvoirs dans l’État (comme celle de Hobbes). « Nous préférons à ces théories monistes de la souveraineté des théories « gradualistes » ou « différentialistes » de la souveraineté, qui l’interprètent comme un faisceau de droits susceptibles, à certaines conditions, d’être dissociés » (1). C’est l’analyse de l’intégration concrète des nations européennes dans le projet européen, de leurs pouvoirs et de leurs compétences désormais partagées au sein de l’Union européenne, qui oblige à réinterroger un concept de souveraineté théoriquement trop marqué par ses conditions d’émergence stato-nationale (2). De fait, la souveraineté qui s’exerce actuellement n’est pas – si elle l’a jamais été – celle d’un État régulant un territoire relativement fermé sur lui-même. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Deux questions émergent alors, intrinsèquement liées. Pourquoi conserver le concept de souveraineté s’il ne correspond plus à l’intention, au sens logique, du concept originaire ? Dans quelle « forme de société » (3) peut émerger et se déployer cette nouvelle conception de la politique ? La permanence du concept de souveraineté s’explique d’abord par la nécessité pratique – géopolitique – « d’user d’un vocabulaire commun avec le reste des puissances face auxquelles il faut défendre ses principes et ses intérêts » (4). Il s’agit de la face externe de la souveraineté en tant que celle-ci rencontre d’autres puissances souveraines. Mais cette face externe ne se comprend que par rapport à la face interne de la souveraineté comprise comme autorité suprême, c’est-à-dire instance de référence la plus haute participant à l’édification de la loi. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Si la souveraineté est limitée par le droit international et les droits de l’homme, le concept reste néanmoins nécessaire pour entrevoir le niveau à la fois pratique et idéal vers lequel les membres du corps politique se tournent pour former la loi et pour approfondir les processus démocratiques. C’est pour cette raison que la pensée de Rousseau, non réductible à un souverainisme conservateur, est importante. Avec le principe de volonté générale, Rousseau a saisi l’idée que, dans nos sociétés démocratiques, il y avait une coïncidence entre le corps politique participant tout entier à la formation des lois et le niveau suprême de l’autorité politique qui émane de ce corps politique. C’est le lot de notre « forme de société démocratique » que d’hériter de cette coïncidence qui a historiquement permis d’instituer les droits de l’homme, la forme de société démocratique se définissant alors comme souveraineté populaire et respect des droits de l’homme (5).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Le détour par la théorie de Montesquieu et par l’analyse de l’institution de la République états-unienne par les fédéralistes permet de disjoindre le lien qui pourrait apparaître comme nécessaire ou naturel entre souveraineté et nations indépendantes. Le geste théorique réalisé est celui d’une dénaturalisation conceptuelle de la souveraineté et de la démocratie, en montrant la non-réductibilité de ces concepts à des territoires nationaux considérés comme les porteurs naturels de notre souveraineté et de notre démocratie (6). </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">L’entreprise de dénaturalisation du lien entre les citoyens composant un peuple et la nation, comme entité au-delà de laquelle toute autre forme politique est illusoire, s’appuie sur un double argument descriptif et normatif. D’une part, l’Union européenne constituée fonde et fait respecter pour les citoyens européens un certain nombre de droits (fondamentaux mais aussi directives et règlements). Plus encore, l’Union met en place des politiques communes – par exemple agricole ou monétaire – qui créent <i>de facto </i>une solidarité entre les citoyens européens et partagent <i>de facto</i> la souveraineté entre plusieurs instances. Les relations de tous les jours entre les citoyens européens, relations transfrontalières, intellectuelles et à travers les biens échangés dans l’Union, sont en fait le soubassement d’une société commune où la citoyenneté européenne est comprise comme un complément et non comme un substitut de la citoyenneté nationale (7). La spécificité du peuple européen est que celui-ci est à la fois très intégré par des habitudes communes tout en étant aussi différencié par des traditions nationales - différenciation qui semble plus importante que celle existant entre les <i>États-Unis</i> d’Amérique. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">D’autre part, l’effort normatif consiste à penser, à partir de ces solidarités toujours déjà existantes, trois aspects : de nouvelles articulations entre les instances porteuses de l’autorité politique, plus de démocratisation – c’est-à-dire l’approfondissement de la coïncidence entre la souveraineté populaire européenne et les décisions politiques prises –, et des propositions d’orientation pour la politique concernant la justice sociale et écologique.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Cependant, c’est précisément sur les deux derniers points, la démocratisation et la question de la justice sociale et écologique, que les arguments du livre peinent peut-être à convaincre. Premièrement, comprendre philosophiquement le concept de démocratisation et mieux articuler description de la société européenne et propositions normatives supposerait de comprendre le processus de démocratisation en tant que processus, une approche trop centrée sur le droit empêchant de saisir le mouvement à l’œuvre. La « forme de société démocratique » suppose une réflexion sur le processus d’approfondissement, ou symétriquement d’appauvrissement, de la démocratisation. Ce point est pourtant saisi dès le début de l’ouvrage lorsqu’est faite une référence à Norbert Élias. « [S]i ce qui conditionne la liberté est l’autodétermination politique associée à la formation d’un « moi commun », rien n’interdit que l’intégration européenne y parvienne : comme le souligne Norbert Élias, l’Europe peut surmonter l’indifférence ou l’hostilité et constituer un « Nous » sans reprendre les mêmes voies psychogénétiques et sociogénétiques qu’emprunte l’intégration nationale » (8). Pourtant, cette voie qui amènerait à comparer philosophiquement la sociogenèse des États européens afin de comprendre comment a pu émerger en pratique une Union (9) ayant la possibilité de déboucher sur une République fédérative n’est pas suivie. Peut-être y découvrirait-on de quoi réellement mener à bien l’ambition normative de l’ouvrage.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Deuxièmement, le livre présente comme un risque pour l’Europe le « capitalisme mondialisé » (10), mettant en danger les principes de justice et les droits sociaux datant de l’après seconde guerre mondiale. Face à cela, il n’est pas certain que la référence à la théorie solidariste de Léon Bourgeois – fondée sur la redevabilité de l’individu envers tous ceux qui l’ont construit – ne suffise à comprendre ni à traiter ces problèmes, relatifs à l’allongement des chaînes de production et du capitalisme financiarisé qui s’est mis en place depuis les années 1970. En effet, ces chaînes de production dépassent de loin le territoire de l’Europe, sans parler de celui des nations européennes. La théorie solidariste de Léon Bourgeois ne donne pas les outils analytiques pour penser les transformations économiques récentes, ce qui aurait permis de proposer un concept de souveraineté pouvant répondre à ces défis.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Une tension apparaît en plus lorsqu’est traitée la question écologique en soulevant les questions de biens publics européens et de dette environnementale (11). Cela est-il pourtant compatible avec le modèle de justice sociale défendu ? Ce dernier renvoie à une redistribution accrue des richesses, d’inspiration keynésienne, en phase avec le récent Green Deal européen (12) : « la surcroissance engendrée doit améliorer le sort des plus défavorisés à l’aide de mécanismes plus égalitaires que le « ruissellement » issu des profits » (13). Cependant, il n’est pas certain que le keynésianisme soit compatible avec l’écologie, le keynésianisme étant indissociable d’un productivisme – insoutenable aujourd’hui – accompagnant le capitalisme de l’après seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970. Cette épineuse question de l’articulation entre la justice sociale et la justice écologique reste peu traitée dans l’ouvrage. Le traitement philosophique de cette question s’avèrera néanmoins nécessaire pour penser notre temps présent, ainsi que nous enjoint à le faire Céline Spector. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Bastien Massé.</span></span></span></span></p>
<div>
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn1">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(1)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Céline Spector, <i>No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe</i>, Paris, Éditions du Seuil, 2021, p. 195.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn2">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(2)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Ibid.</span></span></i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">, p. 87.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn3">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(3)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Ibid.</span></span></i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">, p. 62.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn4">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="EN-GB" style="font-size: 9pt;"><span style="font-family: "Times New Roman", serif;"><span style="font-style: normal;">(4) </span>Ibid.</span></span><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">, p. 175.</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn5">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(5)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><i>Ibid.</i>, p. 44.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn6">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(6) La dénaturalisation socio-historique a commencé à être entreprise par Céline Spector et Antoine Lilti dans un autre ouvrage, voir </span></span><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Antoine Lilti et Céline Spector (eds.), <i>Penser l’Europe au XVIII<sup>ème</sup> siècle. Commerce, civilisation, empire</i>, Oxford, Voltaire Foundation, 2014.</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn7">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(7)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">C. Spector, <i>No demos?</i>, <i>op. cit.</i>, p. 233.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn8">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><span style="font-size: 12px;">(8)</span></font><span style="font-size: 10pt; font-family: Calibri, sans-serif;"> <span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><i>Ibid.</i>, p. 68.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn9">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(9) Voir </span></span><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Norbert Elias, <i>La société des individus</i>, traduit par Jeanne Etoré-Lortholary, Paris, Fayard, 1991, p. 285.</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn10">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(10) C. Spector,</span></span><span lang="ES-PE" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> <i>No demos?</i>, <i>op. cit.</i>, p. 25.</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn11">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-family: Calibri, sans-serif;"><span style="font-size: 12px;">(11)</span><span style="font-size: 10pt;"> </span><i style="font-size: 10pt;"><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Ibid.</span></span></i><span lang="EN-GB" style="font-size: 9pt;"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">, p. 395.</span></span></span></p>
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-style: normal;">(12)</span></span></span><i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"> Ibid.</span></span></i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">, p. 397.</span></span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn13">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="EN-GB" style="font-size: 9pt;"><span style="font-family: "Times New Roman", serif;"><span style="font-style: normal;">(13) </span></span></span><i><span lang="EN-GB" style="font-size:9.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">Ibid</span></span></i><span lang="EN-GB" style="font-size: 9pt;"><span style="font-family: "Times New Roman", serif;">., p. 366.</span></span></span></span></p>
</div>
</div>Jean-Louis Poirier, ou le sens de la révolteurn:md5:76cc739aeeff9971bb569b5ad7b3e0cb2023-12-04T06:00:00+01:002023-12-04T06:00:00+01:00Karim OukaciPhilosophie<p><strong>Jean-Louis Poirier, <em>Bibliothèque idéale des philosophes français. De Guillaume Budé à Antoine de Saint-Exupéry</em>, 2023, Belles-Lettres (707 pages).</strong></p>
<p style="text-align: justify;"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.8430.1694684595_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Jean-Louis Poirier, spécialiste de philosophie antique et l'un des meilleurs connaisseurs du monde de la philosophie française d'aujourd'hui, invite les lecteurs de cette <em>Bibliothèque idéale</em> à une suite de rencontres aussi merveilleuses qu'inattendues avec des philosophes français.</p>
<p style="text-align: justify;">Les centaines de textes ici rassemblés, toujours étonnants, parfois généreux, souvent cruels, brillent par l'extrême finesse de leur intelligence, par leur attention au réel, leur sens de la révolte, leur désir de transmission. Jean-Louis Poirier nous fait découvrir des philosophes inconnus, loin de toute philosophie officielle, et nous fait lire des pages extraordinaires, singulières, bizarres d'auteurs qu'on pensait bien connaître. Il montre à quel point les philosophes d'expression française donnèrent au mot <em>philosophie</em> une signification de combat. Des hommes, des femmes, des romanciers, des professeurs, quelques politiques, deux trois journalistes, et même des imposteurs, sont réunis par la force de ce même esprit philosophique : voir le monde, le questionner et ne jamais céder sur les conséquences de l'Idée vraie pour laquelle on combat.</p>
<p style="text-align: justify;">Il a accordé un entretien à <i>L’Œil de Minerve </i>: </p>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=quGeBZlq7H0">Jean-Louis Poirier, Les philosophes français, ou le sens de la révolte - YouTube</a></p>
<p> </p> <p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Comment l’idée de ce recueil sur les philosophes français vous est-elle venue ? </span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Par hasard ! Je l’ai eue en prenant d’abord conscience d’un manque, en m’apercevant qu’à part les auteurs que tout le monde connaît, on ne trouve pas grand-chose. Si on regarde le programme actuel des classes de philosophie, il y a très peu de philosophes français : ils sont écrasés par les Anglais, les Allemands, tout ce qu’on voudra. C’est plutôt une absence qui m’a interpellé. Et, en cherchant, je crois que j’ai fait quelques découvertes. On en parlera si vous voulez !</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Est-ce un philosophe français qui vous a donné l’envie de faire de la philosophie ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Là vous m’interrogez sur mon enfance ! Parmi les premiers philosophes que j’ai lus, aimés et qui m’ont donné envie d’aller plus loin, il y eut d’abord Albert Camus. J’étais très petit, je devais être en quatrième. Il y eut aussi Saint-Exupéry. Beaucoup de gens se sont étonnés qu’il soit dans ce recueil. Mais c’est vrai que j’ai beaucoup donné dans cette lecture. Après, je suis passé plutôt vers des philosophes, je ne dirais pas étrangers, même au contraire, mais de l’Antiquité, avec Platon, et de l’Antiquité tardive. J’ai commencé très tôt l’Antiquité tardive !</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- À la fin de votre introduction, vous rendez hommage à un certain nombre de philosophes que vous avez connus. Pourriez-vous en évoquer un que vous avez particulièrement apprécié ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Je les ai tous connus et tous particulièrement appréciés ! Si vous voulez, je peux en évoquer deux. J’évoquerai d’abord avec une tendresse toute particulière Olivier Clément, qui était mon professeur d’histoire et de géographie de la seconde à la terminale au lycée Condorcet à Paris. On le trouvait quelquefois un petit peu fou. Il était en vérité admirable ! Il faisait un cours d’histoire et géographie intéressant. Mais assez souvent, presque toujours, au bout de quelques minutes, il s’arrêtait et nous parlait de philosophie, même en seconde, notamment parce qu’il avait de hautes responsabilités là-dedans : il était – et j’avoue que je suis totalement indifférent à cette affaire - un orthodoxe russe, très religieux. Il nous parlait de théologie tout en nous parlant de Platon, de Plotin. Il me fit découvrir Chestov. On parlait enfin tout le temps de philosophie ! C’est lui qui m’a enseigné la philosophie dans le second degré, plus que mon professeur de philosophie proprement dit.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">La deuxième figure que je pourrais évoquer plus spécialement, même si elles sont toutes sur un pied d’égalité, c’est Georges Canguilhem. Il était pour moi une espèce de modèle ou de paradigme. Il représentait à la fois la rigueur, le savoir, le sérieux. Ce qu’il m’a, je l’espère, enseigné, c’est - je le dis modestement - un certain sens de la résistance, de la provocation.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- À travers tous les philosophes qui composent votre recueil, pensez-vous qu’il se dessine une figure du philosophe français ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Si vous permettez, je procéderais d’une manière peut-être un peu plus théorique. Je vous l’ai dit : j’ai cherché un peu en vain des philosophes français. Et ce que j’ai trouvé est intrigant. J’ai trouvé que les philosophes français <i>que tout le monde connaît</i>, et qui ne nous conduisent pas très loin, ceux qui correspondent à ce qui apparaît dans ce livre avec une certaine distance et avec quelquefois une forme de dureté, sinon de méchanceté, c’est ce qu’on a appelé - ce n’est pas moi qui ai inventé cette appellation - <i>la philosophie officielle</i>. C’était alors au début du XIX<sup>ème</sup> siècle. Mais l’enseignement de la philosophie, qui est une particularité française, doit malheureusement beaucoup à cette philosophie<i> </i>officielle, et n’en a sans doute pas encore apuré tous les comptes. Cela eut paradoxalement un effet prodigieux sur la philosophie française, parce que cette philosophie<i> </i>officielle avait pour principe, afin de ne pas choquer, de ne rien enseigner et surtout de ne pas donner de place, en tout cas pas de place excessive, à la culture, à la lecture des textes. Tant qu’on parlait uniquement des procédés de l’esprit humain, cela ne mangeait pas de pain ! Cela aboutit à ce qu’on a appelé <i>le spiritualisme rationnel</i>. Il y en a encore de nos jours. Mais c’était très vivace jusqu’en 1950. C’était vraiment la philosophie qu’il fallait pratiquer pour réussir ses études, pour être professeur de philosophie, <i>etc</i>. Canguilhem justement a donné un coup de pied dans tout cela ! Cette philosophie<i> </i>officielle, très inculte, vit quand même quelques grands noms émerger, et qu’il faut admirer : je citerai par exemple Jules Lagneau, bien que lui-même déborde largement cette étiquette du <i>spiritualisme rationnel</i>. On pourrait en trouver d’autres. </span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Mais cela eut surtout pour effet de stériliser la philosophie en France et du même coup de faire que ce qu’il y avait encore de philosophie possible s’est développé d’une manière que je qualifierai d’un peu semblable à celle des animaux qui vivent dans des conditions difficiles : ils se développent bien mieux, deviennent plus vigoureux et plus forts. On a eu, grâce à cela, au XIX<sup>ème</sup> et au début du XX<sup>ème</sup> siècle, une génération de philosophes extraordinaires, parce qu’ils étaient tout à fait hostiles à l’institution, révoltés, paradoxaux. Ils ont su mettre en question deux choses. D’une part, le rationalisme. Je n’ai rien contre le rationalisme. Mais ils ont su tout de même en produire une approche un peu moins naïve. D’autre part, ils ont su mettre en question ce qui était l’autre aspect de cet enseignement officiel, le criticisme. C’est-à-dire qu’ils ont su ouvrir toutes sortes de directions tout à fait inattendues. Voilà le premier côté par où ces philosophes, dont j’espère avoir donné un certain nombre d’aperçus dans mon livre, ont occupé le terrain et ont surgi. </span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Il y a évidemment un autre côté, extrêmement frappant. Ils étaient libres. On les retrouve principalement derrière les barricades, dans la rue. Pas tous, mais beaucoup d’entre eux. Ou, quand ce n’était pas derrière les barricades ou dans la rue, c’était à Sainte-Pélagie ou au bagne. Je tiens à honorer tout particulièrement la figure étonnante de Louise Michel, qui à côté d’une vie extraordinaire, qui force le respect, a produit une œuvre philosophique tout à fait intéressante. </span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Votre </span></i></b><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Bibliothèque idéale<i> nous fait lire des pages magnifiques d’un de ces personnages exceptionnels, résistant et logicien à la fois.</i></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Jean Cavaillès ! J’étais obligé de le citer. Et ce n’était pas du tout un devoir difficile. Il s’inscrit dans la perspective qui fut celle de Georges Canguilhem. Et c’est un philosophe qui est mort pour la France ! Il n’est pas le seul, mais dans des conditions où il a montré - c’est la leçon que nous autres philosophes pouvons en tirer - comment il pouvait y avoir une certaine articulation entre philosophie et actes de résistance, de courage. En même temps, comme le fait justement observer Georges Canguilhem, il n’était pas un moraliste. Il était spinoziste, rationaliste, logicien. C’est sa logique elle-même qui l’a conduit à se conduire comme il s’est conduit !</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous proposez aussi des textes de Louise Michel, pleins de résistance et de sensibilité, et même d’une sensibilité qui va au-delà de l’humain.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous pensez à cette page extraordinaire où, étant enfant, elle assiste à l’exécution, si on peut dire, d’une oie. Il est bien connu que, quand on décapite une oie, si on ne la tient pas bien, le reste s’envole. Il y a cette description saisissante. Mais, quand vous dites que c’est en dehors de l’humain, il faut ajouter que la dernière partie de cette page rapporte ce souvenir à une autre évocation, celle d’une décapitation humaine, d’une exécution à laquelle elle a assisté. Cette image, littérairement saisissante, donne en même temps à penser - dans la mesure où son empathie à l’égard des bêtes ne relève pas d’une sensiblerie puérile ou absurde, mais enveloppe des sentiments humains.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Un autre personnage incroyable que vous retrouvez, c’est Ozanam.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Il s’inscrit, comme tous les autres, dans ce créneau de réaction à la <i>philosophie officielle</i>, puisqu’il était catholique - ce qui n’était pas très bien vu à l’époque. Or, ce qui est intéressant chez lui, comme ce qui m’a intéressé chez tous les philosophes présents dans ce livre, c’est qu’il a développé une attention à la réalité sociale qui l’entourait. Il était attentif à l’opposition de la richesse et de la pauvreté, à la pauvreté qui s’accroît dans la société industrielle, <i>etc</i>. - si bien qu’on dit souvent - c’est une étiquette un peu raccourcie - qu’il est l’inventeur du <i>catholicisme social</i>. Cela fait partie de son œuvre. Mais ce qui me paraît très important dans son approche théorique, c’est qu’il montre le côté contradictoire, le côté non-pensé et mal pensé des deux pôles qui s’opposaient. À l’époque où apparaissaient socialismes et traditions marxistes, il regrettait, dans cette compréhension <i>juste</i> du problème social, l’absence d’une visée plus idéale - ce qui compromettait selon lui le socialisme en le faisant pencher du côté des pauvres envieux des riches et vers une simplification qui ne convient pas. On retrouvera chez Jaurès le même problème, la même contradiction dont il essaie de se dépétrer – j’ai mis, d’ailleurs, le texte correspondant dans le recueil <i>[p. 557-560]</i>. D’un autre côté, il récuse évidemment l’indifférence des riches ou des intégristes, notamment catholiques, à l’égard des problèmes sociaux.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Certains textes permettent de redécouvrir des auteurs qu’on croyait bien connaître. Par exemple, vous nous montrez Saint-Simon socialiste.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Il est évidemment le théoricien du capitalisme. Mais il est sûr aussi que sont sortis des rangs des saint-simoniens un certain nombre de gens qui sont plutôt du côté du socialisme, au moins de ce qu’on appellera avec Marx le <i>socialisme utopique</i>.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- </span></i></b><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">La Bibliothèque idéale<i> fait aussi découvrir des auteurs extraordinaires et dont on ignorait tout, jusqu’au nom, comme Claire Démar. </i></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- J’ai pris un certain plaisir à citer des gens dont on imagine que personne ne les connaît. Ils ne sont pas inventés pour autant ! Claire Démar était une saint-simonienne. Elle a inventé deux choses à mon avis. L’une, qu’elle a inaugurée, c’est l’installation, la présence de la philosophie dans le journalisme. Elle a fait des journaux, et des journaux militants. Quant à la deuxième chose, elle ne l’a pas inventée, car le saint-simonisme sur ce point fut quelque chose de très important : le saint-simonisme, ce n’est pas seulement le capitalisme, le socialisme, c’est aussi le féminisme – et la plupart des féministes de cette époque étaient de tradition saint-simonienne. Elle a formulé un féminisme extrêmement agressif – sans que cela n’ait rien à voir avec certains féminismes d’aujourd’hui. Claire Démar voit et considère exactement deux choses : la condition de la femme très concrètement, depuis la réalité jusqu’à sa traduction juridique, et à côté de cela la condition sociale en général dans les diverses classes, dans toute la société, ainsi que des solutions possibles. C’est pour cela que c’est quelqu’un de très attachant et de très important. Mais il y en a d’autres qui sont tout à fait inconnues. Vous ne pourrez pas me faire croire que vous connaissiez Suzanne Voilquin !</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Ce recueil contient aussi des romanciers et des gens qu’on connaît comme autre chose que comme philosophes, Senancour par exemple.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Oui, tout dépend. Les littéraires pouvaient se l’annexer. Pourquoi pas ? Mais voyez les textes que j’ai mis ! J’aurais pu en mettre beaucoup d’autres. Il y a des textes littéraires : la littérature sur ce plan, depuis toujours, a un droit à alimenter, à éclairer la philosophie, il me semble.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous nous montrez que la philosophie a aussi alimenté la politique, comme avec Saint-Just.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Ce qui est intéressant à travers la figure de Saint-Just et de quelques autres, bien que les textes de Saint-Just le montrent mieux que d’autres, et ce qui s’illustre dans la Révolution française, dans ce que Hegel décrit sous le nom du <i>règne de la vertu</i> ou <i>de la terreur</i>, c’est le fait qu’il ne faut jamais perdre de vue qu’une certaine posture idéelle peut conduire à des conséquences qui par après ne sont pas toujours les meilleures.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous avez choisi des pages d’un livre au titre incroyable, </span></i></b><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">L’homme de désir<i>, les pages du « Philosophe inconnu ».</i></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Saint-Martin se faisait appeler de cette façon. Il correspond à ce courant qui a été nommé en France <i>l’illuminisme</i>. Alors qu’en italien par exemple <i>Illuminismo</i> est synonyme de Lumières, en France, pas du tout, puisque c’est plutôt le côté illuminé de l’illuminisme, c’est-à-dire ce que d’autres appellent l’obscurantisme. Il y a ce côté d’une analyse des puissances du <i>romantisme</i>, disons pour simplifier, qui apparaît avec Louis-Claude de Saint-Martin, qui a eu une influence très grande, plus qu’il n’est connu lui-même. Il a influencé beaucoup d’autres auteurs.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Votre recueil propose des surprises y compris sur des auteurs aussi majeurs que Descartes.</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Des surprises, je ne sais pas. Mais c’était mon intention en tout cas de surprendre. C’est-à-dire que je n’allais quand même pas mettre dans ce volume, qui ne cherche pas du tout à être provocateur ou atypique, mais à être <i>à côté</i>, ce qu’on publie généralement. J’ai quand même mis la première page du <i>Discours de la méthode</i>, parce que je crois qu’elle fait l’objet d’un contresens. Puis il y a d’autres pages où effectivement il faut faire apparaître - mais enfin tous les philosophes le savent bien, et ce livre vise au-delà, le grand public – que Descartes correspond très peu à l’adjectif <i>cartésien</i> en français. J’aurais pu ajouter d’autres choses. Si j’avais eu la place et l’occasion, il y a notamment quelques lignes étonnantes dans le <i>Traité des passions</i>, à l’article 190 : interrogé sur ce qui fait qu’un homme peut s’estimer lui-même être content, être satisfait de lui-même, il dit, outre diverses choses, qu’il faut l’être à bon escient, parce qu’on ne peut pas être satisfait de soi-même si on a mal fait ; et il prend l’exemple extraordinaire, surtout si on lit entre les lignes, d’un prince qui s’estimerait heureux d’avoir exterminé tout un peuple – ce qui est une allusion extrêmement précise et nette à Cromwell et aux Irlandais, et ce qui peut s’articuler à certaines lettres où il console la princesse Élisabeth, dont il ne faut pas oublier qu’elle était de la famille de ces rois qui se sont fait couper en deux à cette époque. </span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Il y a d’autres conseillers de prince dans </span></i></b><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">La Bibliothèque idéale<i>, comme Naudé, avec des pages incroyables.</i></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Incroyables, oui, bien que ce genre de provocation soit assez banal. Ce qui est intéressant chez Naudé comme chez d’autres, c’est que c’est théorisé, clair, précis, et que cela interroge sur ce fait que nous connaissons bien en philosophie : qu’est-ce que cela signifie au bout du compte que la politique soit étrangère à la morale, que l’État ne soit pas soumis aux règles de la moralité ? Voilà un exemple de texte en apparence très dogmatique, mais qui pose une infinité de questions !</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous avez retenu des pages admirables de Montaigne et de Rabelais. Sur ce dernier, vous dites qu’il a « une langue philosophique parfaite ». En quel sens ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- À cette question, je serais tenté de répondre : cherchez vous-même ! Mais en vérité il a une langue philosophique parfaite, d’abord parce que - c’est vrai d’à peu près tous les philosophes, mais seulement plus ou moins - c’est une langue qui est exactement adaptée à ce qu’il veut dire, c’est-à-dire que c’est une langue qui ne se tient pas bien, qui n’est pas encore tenue, ni maîtrisée dans les liens de la grammaire ou du bon parler. C’est une langue qui est vivante : il y a des pattes qui dépassent sans arrêt, ou les oreilles, ou la queue ! Et il en jouit, Rabelais ! C’est ce qui nous permet à notre tour d’en jouir évidemment. Dans ce sens, c’est bien une langue philosophique parfaite, parce que c’est d’une certaine manière le contraire de cette langue dont rêvait peut-être Leibniz, une langue univoque et bien sensée. C’est cette langue dont aurait rêvé sans doute Hegel - je ne suis pas sûr qu’il pensait à Rabelais, il pensait plutôt à Diderot. </span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Avez-vous songé à inclure dans votre recueil des philosophes qui, sans être français, pouvaient correspondre à la figure du philosophe français ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- J’y ai pensé. Mais je ne l’ai pas fait. Il y a Marx, pourtant ! Il rentrait dans les critères, puisque les critères, c’était un auteur ou bien <i>de nationalité française</i>, quelle que soit la langue - ce qui a conduit à mettre du Gassendi, du Budé, qui écrivaient latin, ou bien <i>de langue française</i> - ce qui a conduit à mettre des gens qui n’étaient pas français, comme d’Holbach ou Marx justement.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Pourquoi avoir placé à la fin de l’introduction du recueil la reproduction d’un bas-relief de la cathédrale Saint-Trophime en Arles, représentant le Passage de la Mer Rouge ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Je l’ai introduite par après, parce qu’au départ je n’avais pas d’intention préconçue. Mais il m’est apparu très nettement que le lien entre pratiquement tous les textes du début à la fin pouvait se concevoir à travers la question de la transmission. Bien sûr, les philosophes n’en ont pas l’exclusivité. Mais peut-être ont-ils l’exclusivité de la conscience du fait que la transmission, c’est compliqué, et que transmettre se fait toujours d’une certaine manière au péril de sa vie. Dans ce bas-relief, ce qui est intéressant, c’est qu’en s’enfuyant, on emmène les enfants. Ce sont les enfants qui sont le vecteur de la transmission. Mais justement ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Et ils le transmettent eux-mêmes et de la même manière. C’est-à-dire qu’il y a transmission, parce qu’il y a perte. Et il y a transmission, parce que, dans la perte, il y a liberté. À cet égard, je voudrais vous renvoyer à ce que je crois en être le meilleur commentaire, le texte de Renan sur le contresens <i>[p. 681-882]</i>, où il explique que la lecture d’Aristote par Averroès est une suite de contresens, mais où justement il s’indigne contre les transmetteurs professionnels, les philologues : celui qui a raison est celui qui se trompe, celui qui déforme, qui reprend. C’est Averroès qui a raison ! Et Renan fait l’éloge du contresens. Je crois que cette articulation de la transmission de la vie et de la liberté est ce à quoi je tenais beaucoup.</span></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Vous dites à propos de Montaigne que « les vrais philosophes savent juger de leur temps ». Comment jugez-vous le temps présent ?</span></i></b></span></span></span></p>
<p style="margin: 0cm 0cm 8pt; text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- D’abord je vais quand même demander le droit à la modestie. Lorsque j’écris cette phrase sur Montaigne, c’est à propos du fait qu’en son temps il est l’un des rares à identifier et à dénoncer le génocide qui s’effectue en Amérique du Sud. Il n’est pas tout à fait le seul, puisque, sans que cela soit sous la forme de la dénonciation, Naudé y fait également allusion. Il y a cette attention au sérieux et à la gravité de l’histoire qui, à mon avis, est essentielle à un philosophe. C’est là que c’est très difficile, parce qu’il ne suffit pas d’être chronologiquement de son temps. C’est trop facile de dramatiser ou de dénoncer. Il faut voir exactement ce qui ne va pas. Il faut comprendre la réalité. Là est effectivement l’ambition !</span></span></span></span></p>
<p style="text-align: justify;"><span style="font-size:11.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Vous me posez la question : « comment pourrait-on exprimer un jugement sur notre temps ? ». Je dirai, en revendiquant le droit à une subjectivité, à un arbitraire total, que le problème de notre temps, plus que pour d’autres temps, c’est une perte du sens même de la transmission. Peut-être à travers trois choses. D’une part, à travers une démocratisation de l’enseignement qui, au lieu d’aboutir à démocratiser l’enseignement, aboutit dans les faits à faire disparaître l’enseignement, au plus grand profit des privilégiés. Le deuxième point par rapport auquel on peut s’inquiéter sur la transmission - et là je rejoins ce que disait Hegel à la fin de la <i>Phénoménologie</i> -, c'est qu'il y a trop de choses à transmettre, parce qu’on conserve tout. Transmettre, c’est savoir ne transmettre que l’important. En ce sens, c’est l’effet pervers des bibliothèques informatisées : je ne suis pas sûr qu’on sache encore transmettre. Puis, d’un autre côté, il y a la question qui poursuit toujours la transmission, la question de la précarité de notre condition. Ce qui est surtout intéressant dans l’effort de transmission, ce n’est pas tellement de se perpétuer au-delà de sa propre génération. C’est de découvrir la fragilité de notre génération et à quoi elle se raccroche.</span></span></span></p>Pierre-Luc Desjardins, Devenir le fils. Physique et noétique chez Maître Eckhart, Cerf, 2023urn:md5:8745ff4d26709133ec1d475dfd9620ce2023-11-19T06:00:00+01:002023-11-21T21:21:57+01:00Karim OukaciHistoire de la philosophieEckhart<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Pierre-Luc Desjardins, <i>Devenir le fils. Physique et noétique chez Maître Eckhart</i>, collection « Cerf Patrimoine </span></b><strong><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">»</span></strong><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">, éditions du Cerf, 2023, 328 pages.</span></b></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.9782204156400_s.png" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Pierre-Luc Desjardins, spécialiste de philosophie médiévale, vient de publier un ouvrage sur Maître Eckhart et sur la centralité de son concept de Naissance du fils dans l’âme pour saisir l’unité d’une pensée à l’œuvre dans toute l’étendue de son corpus, aussi bien allemand que latin.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Il a accordé un entretien à <i>L’Œil de Minerve</i>. </span></span></span></span></p> <p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Comment en êtes-vous venu à la lecture de Maître Eckhart ?</span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- La genèse de mon parcours, ç’a été un coup de foudre intellectuel pour la philosophie médiévale. C'est venu très tôt, en début de licence. On a un programme à l’Université de Montréal, très permissif, qui permet à des étudiants, dans certains contextes particuliers, de s'inscrire dès la première année dans les cours de troisième année. Et, dans un cours de troisième année, cours de philosophie médiévale sur des textes de la tradition latine, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon directeur de thèse, David Piché, un professeur passionnant à écouter. Il m'a tout de suite ou plutôt m'a lentement détourné de mes premières amours de philosophie allemande pour m'amener à Maître Eckhart. En fait, Maître Eckhart, c'était un peu un accident. Initialement, en maîtrise, je voulais travailler sur Dietrich de Freiberg, un de ses contemporains, qui est aujourd’hui un peu plus traduit en français, mais duquel à l'époque il y avait qu'une seule traduction anglaise, d’un seul traité, et rien en français ou presque. N’étant pas encore latiniste, je ne pouvais pas du tout travailler sur Dietrich. Et David Piché m'a dit : « Bah ! Travaille sur Maître Eckhart ! » Puisque j'avais fait de l'allemand et que Maître Eckhart a produit une œuvre allemande conséquente, en moyen haut allemand, je me suis dit que ce ne serait pas très compliqué pour moi de m’initier au moyen haut allemand, du moins suffisamment pour mon mémoire de maîtrise. J’ai donc fait mon mémoire de maîtrise sur Maître Eckhart, précisément sur la question du sujet chez Maître Eckhart, dans une perspective très inspirée d’Alain de Libera. Puis, pour le doctorat, considérant que je n’avais pas épuisé la question, j’ai voulu poursuivre sur cette question du sujet. Finalement, au cours de cette recherche, mon autre directeur de thèse, Jean-Baptiste Brenet, à force d’échanges, à force de lire ses travaux, m’a convaincu de réorienter ma perspective sur une éventuelle lecture physicaliste de Maître Eckhart. Brenet lui-même fait une approche d’Averroès de cette manière-là. Et je me suis dit : « Si Maître Eckhart est honnête quand il nous dit, comme vous avez pu le voir dans mon ouvrage, qu’il approche la Révélation à travers des arguments physiques, il est probable que le cadre que Brunet utilise pour lire Averroès peut être transposé à Maître Eckhart ou en tout cas adapté à lui ». Donc, initialement la philosophie médiévale pour moi, c’est une affaire de passion, avant que je n'entretienne avec elle un rapport plus intellectualisé.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Pourquoi lire un mystique aujourd'hui ?</span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quelqu'un qui se serait engagé dans une quête spirituelle pourrait y trouver beaucoup ! Puis il y a des passages assez merveilleux. C’est bien écrit, engageant : le genre philosophique médiéval est un genre qui fait un usage constant de rhétorique, d’images, d’autorités, <i>etc</i>., qui peut être très bien composé. Maître Eckhart est également bien traduit en français (la lecture en moyen haut allemand peut être aride). Si donc on cherche de l’inspiration spirituelle, cela peut être très intéressant. Je sais, par ailleurs, (c’est le médiéviste en moi qui parle) qu’il y a un certain syncrétisme, une certaine pensée New Age, qui s'est emparé de Maître Eckhart de manière plus ou moins heureuse. Certaines personnes qui abandonnent le religieux au profit du spirituel voit dans Maître Eckhart une piste ! </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Après, pourquoi lire Maître Eckhart ? Si on a une perspective très prosaïque comme la mienne, si on aime les casse-têtes, c'est un auteur très invitant pour ça : il a un style argumentatif peu commun ! Il y a un médiéviste québécois, Claude Panaccio, qui m'a dit un jour lors d’un colloque qu’il peinait toujours à identifier des arguments chez Maître Eckhart. Il est vrai que Maître Eckhart fonctionne beaucoup par autorités, par références, de manière allusive, elliptique. Donc, c’est un style argumentatif qui n'est pas commun et qui peut trancher, par exemple, par rapport à un Thomas d’Aquin.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Voyez-vous une unité dans l’œuvre de Maître Eckhart</span></b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> <b>?</b></span></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Déjà son unité, c'est celle de la vérité. Pour lui, la vérité est une. Et elle est métaphysiquement une. Cela dit, les chemins pour y parvenir sont multiples. Ce qui peut donner l'impression au lecteur qui n'a pas beaucoup pratiqué Maître Eckhart qu’il se contredit, ou qu’il évolue. Je ne veux pas nier qu’un auteur puisse évoluer ; mais ici cela me semble relativement improbable. Certainement, derrière sa pensée, se trouve une certaine représentation de ce qui fait son unité, c’est-à-dire une Révélation intérieure. La connaissance de la vérité, voire la science par excellence, pour lui, vient intérieurement lorsque le croyant est mûr, et lorsque la parole divine se dit en lui. Donc, ce serait ce point-là, ce motif conceptuel-là, qui ferait toute l'unité de Maître Eckhart. Tout ce qu'il écrit, que ce soit sa cosmologie, son épistémologie, sa métaphysique, tout est orienté vers ce point-là, vers ce qu'il appelle la Naissance du Fils dans l'âme. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quel dispositif invente-t-il pour penser l’unité entre physique et métaphysique ? </span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- C’est un appareillage qui est ancré autant dans sa lecture de la Révélation biblique que (et c'est pour ça qu'il est intéressant pour la philosophie) dans la tradition aristotélicienne - ce qui au Moyen Âge inclut le néoplatonisme - on parle vraiment de péripatétisme. J’ai voulu mettre en lumière la contribution de certains axiomes aristotéliciens empruntés à la physique, c'est-à-dire, dans le <i>De anima</i>, <i>La Physique</i>, <i>La Métaphysique</i>, des axiomes à teneur physique. On peut repérer chez Maître Eckhart une structure construite sur des autorités récurrentes qui pensent l'articulation du mouvement et de son achèvement : « tout mouvement a une fin », « cette fin est toujours inévitablement extérieure au mouvement ». Maître Eckhart va accepter ces axiomes à saveur aristotélicienne et va les radicaliser absolument. Je suis en train de travailler justement sur un article où je parle de son rapport au livre X, chapitre 3 de l’<i>Éthique à Nicomaque </i>: il y a un exemple où Aristote dit que le point est la fin de la ligne, l'instant la fin du temps. Clairement, Maître Eckhart a ces passages-là en tête, ou en tout cas une version condensée probablement sous forme d’<i>Autorités</i>. Ce qui est certain, c'est que cette idée-là va s'ancrer chez lui, va se traduire dans sa pensée. Il va vraiment faire de l'extériorité de la fin par rapport au mouvement préparatoire le point central, la clé de voûte de sa pensée, de l'articulation de la nature et de la surnature, de la physique et de la métaphysique.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quel dispositif pour penser cet autre changement qu’est le détachement ?</span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- C’est une question qui m'a énormément travaillé, parce que le détachement occupe une place particulière dans les études eckhartiennes. Déjà, la sérénité, le détachement, c'est un thème depuis longtemps amené dans la conscience du public philosophique grâce aux <i>Questions IV</i> de Heidegger, grâce au texte : « <i>Gelassenheit</i> ». Si vous voulez, il y a toute une histoire de la réception de Maître Eckhart qui passe par l'œuvre allemande et par l'idée du détachement. En plus, il y a des passages, par exemple le <i>Sermon 53</i>, où Maître Eckhart lui-même dit que son programme prédicatif repose sur l'idée de détachement. C’est donc un élément à la fois très bien connu, tenu pour acquis en quelque sorte, et le thème facile sur lequel écrire au sujet de Maître Eckhart. Alors, j’en fais une lecture qui diffère un peu, qui ne fera peut-être pas l'unanimité. Pour moi, le détachement, c’est la loi christique ; le détachement, c'est l’amour par excellence, l’amour le plus développé qui soit. En fait, le détachement est à la fois un processus et un état. C’est le processus par lequel on se détache de toutes les images terrestres nécessairement finies, déterminées : on fait cet effort de retour sur soi, de retour en soi. C’est également l’état auquel on est parvenu lorsqu'on a achevé ce processus, lorsqu'on a aboli la nécessité des images, la nécessité de se rapporter au monde dans un rapport autre que détaché. Aussi le détachement dans sa forme aboutie n'est rien d'autre que l’amour le plus parfait, celui que nous inspire la Loi révélée par le Christ. Il y a des passages, notamment de son impressionnant <i>Commentaire de Jean </i>où Maître Eckhart dit : aimer l’autre comme soi-même, aimer son prochain comme soi-même, ce n’est rien d’autre que d’être entièrement <i>dés-attaché</i> à toute réalité singulière. Si j’aime l’autre comme moi-même, c’est que j’aime l’autre autant que moi-même, comme s’il était moi-même. Je lui accorde autant de valeur qu’à moi-même. Je suis entièrement détaché de l’autre en tant que singulier et de moi-même en tant que singulier. C’est que j'aime l’autre en Dieu et je m’aime moi-même en Dieu. Donc, le détachement se pense, pour moi, de deux manières, à la fois comme un processus ; et dans ce cas-là, il est quelque chose qui se fait dans la nature et qui est un genre d’<i>abstractio</i> au sens d’un dépouillement de la personne, d’un dépouillement de tous les contenus de l'âme, qui permet à l’âme de se vider pour accéder à Dieu. Mais, dans un autre sens, il est la charité, la vertu théologale par excellence ; il est l’amour parfait ; et il est métaphysique également. Le détachement pour l’homme, c’est vraiment ce qui lui permet de passer du monde, de l'amour du monde, qui est la source de tous les péchés selon Maître Eckhart (l'amour de soi, l'amour du monde) à un vrai amour de Dieu, qui exige ce <i>dés-attachement</i> ou, pour prendre une formule des <i>Sermons allemands</i>, la mort à soi-même. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quel est le statut de la spéculation philosophique pour lui, notamment par rapport à la Révélation ?</span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quel statut pour la philosophie, pour les sciences philosophiques, puisqu’au Moyen Âge on accepte des divisions faites par Aristote dans sa <i>Métaphysique</i> ? Quel est le statut épistémique de la métaphysique, de la physique, des mathématiques et de la raison humaine en tant qu’elle s'applique à connaître le monde ? C’est une question très intéressante. Ce que je défends, ce que j'indique plutôt du bout des lèvres timidement dans mon livre et ce que je serais prêt à défendre aujourd'hui, ne fait pas l'unanimité. Il y a certains auteurs, comme Kurt Flasch, un grand médiéviste allemand, qui sont allés très loin et ont voulu défendre que la Révélation chez Maître Eckhart pouvait être entièrement expliquée par les outils de la rationalité philosophique et donc qu’il y avait une coordination de la philosophie à la théologie. Alain de Libera a repris cette idée-là : l’harmonie entre raison philosophique et Révélation ou l’harmonie des rationalités (on trouve cela dans un ouvrage plus récent d’une chercheuse qui s'appelle Élisabeth Boncour) aurait pour conséquence qu’il n’aurait pas de hiérarchisation de ces rationalités, que la Révélation et la philosophie ou les sciences philosophiques sont différentes voies d’accès égales les unes aux autres - même si c’est plutôt Flasch qui va dire qu’elles sont égales les unes aux autres : de Libera ne va pas aussi loin. Pour ma part, je pense que Maître Eckhart est un peu plus classique que cela, qu’il défend une position un peu plus proche de celle de Thomas d’Aquin, bien qu’il y ait une rupture réelle par rapport à Thomas, puisque Maître Eckhart ne va jamais abandonner tout au long de sa carrière intellectuelle l’ambition d'expliquer la Trinité à l’aide d'outils philosophiques, alors que Thomas d’Aquin règle ce problème très tôt dans la <i>Somme contre les Gentils</i> en disant que c’est impossible, qu’on a besoin de la Révélation pour comprendre la Trinité. De ce point de vue-là, Maître Eckhart ressemble beaucoup plus à saint Augustin, qui, lui, n'a jamais arrêté d'essayer de rendre un peu intelligibles les mystères tout maintenant que ce sont des mystères. Donc, à la question : « Quel est le statut pour les outils de la rationalité philosophique ? », un passage que j'ai en tête du <i>Commentaire de Jean</i> répond que c’est de la paresse de ne pas chercher à connaître le monde, que c’est un vice intellectuel de ne pas chercher à connaître la réalité, de ne pas chercher à utiliser ces outils puissants de la rationalité philosophique pour connaître Dieu dans la mesure où il est connaissable. Par contre, ces outils ont certainement une limite et restent subordonnés. Pourquoi ? Parce que (et c'est là que je ne fais pas l’unanimité) ils conservent un statut dialectique. La Révélation intérieure est la seule chose qui soit proprement scientifique chez Maître Eckhart. Pas même la Révélation qu’on peut lire ne le serait, puisque Maître Eckhart a des passages où il affirme clairement que tout ce qui est formulé dans une langue extérieure, écrite comme orale, s’éloigne de la Vérité, qui est purement intérieure et dans un langage intérieur – ce qui veut dire logiquement que même la Révélation qu’on lit, même la Révélation qu’on entend prêcher, n'est pas la Vérité elle-même : elle s’en écarte un peu. Et là on a quand même du néoplatonisme ; on a quand même l'idée que l’unité est absolument singulière et n’a rien à voir avec la matérialité. Donc, les sciences philosophiques lui paraissent un outil très pertinent. Elles peuvent même mener vers une bonne intelligence des textes. Sinon Maître Eckhart n’aurait pas autant écrit. Mais il y a un écart infranchissable sans la grâce - un écart entre ce que je peux connaître du monde, de Dieu, sans la grâce, et ce que je peux connaître lorsque Dieu vient finalement dire son Verbe lui-même en moi. Clairement, les sciences philosophiques sont des types de discours qui, tout en ayant leur utilité, demeurent inférieurs en termes de production de connaissance. Et c’est ça qui est intéressant. On a beaucoup lu Maître Eckhart dans son rapport avec Nicolas de Cues, avec l’idée d'une connaissance de la science du monde et l’idée d'une quête de connaissance plus intérieure, moins déterminée. Mais Maître Eckhart parle quand même en termes de connaissance, en termes de quête de connaissance - et cela pour dire que la connaissance du monde, dans la mesure où elle nous oriente vers la connaissance de son Créateur (on a déjà cette idée chez Averroès, chez Thomas d’Aquin) est utile, bonne, mais sans être le fin mot de l’histoire.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><em><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Quels axes pour vos prochains travaux de recherche ?</span></b></span></span></span></em></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">- Depuis mon dépôt de thèse (cela commence à dater déjà : un an s'est écoulé entre mon dépôt de thèse et ma soutenance), j’ai eu l’occasion de travailler, dans la lignée de ma thèse, sur l'épistémologie de la foi. Ce qui est intéressant, c'est qu’on a longtemps abordé la question des rapports entre raison et foi à travers la condamnation de 1277, que traditionnellement on a interprétée comme une manière de rappeler les artiens et les philosophes à leur juste place dans l'institution et de les subordonner à la théologie – ce qui est une vision très moderne des rapports entre raison et foi. Plus récemment, les médiévistes se sont intéressés à ce que les médiévaux eux-mêmes ont dit des rapports entre science et foi, puisque la science c'est tout de même une vertu intellectuelle dans un cadre aristotélicien et que la foi, tout en étant une vertu théologale, c’est un acte de l'intellect. Il y a donc une masse critique de textes dans l’université médiévale dans le <i>locus classicus</i> qui est le <i>Commentaire aux Sentences de Pierre Lombard</i>, qui était, si vous voulez, l’agrégation de l'époque, le passage obligé pour devenir maître en théologie. Là se trouvent plusieurs passages qui invitent les maîtres de l’époque à discuter la définition de l’acte de foi, la définition de la science, les rapports entre les deux, la psychologie de l’acte de foi et de l’acte de science. Ce sont des textes extrêmement riches et qui, par ailleurs, peuvent rejoindre des discussions appartenant plutôt à la philosophie analytique contemporaine. Je m’intéresse énormément à tout cela. Je suis justement en train de publier un article sur un auteur qui a pu influencer Duns Scot et qui est complètement oublié du médiévisme depuis 30 ans, Gonzalve d'Espagne, un interlocuteur de Maître Eckhart également. Et j'ai commencé à travailler sur des <i>Commentaires aux Sentences</i> du XV<sup>ème</sup> siècle toujours dans cette perspective.</span></span></span></span></p>Aristote, Métaphysique (livres Α α Γ Ε Ζ Η Θ Λ), présentation et traduction de Frédéric Gain, L'Harmattan, 2023urn:md5:be88db8d651ae2573ab414254141cbb72023-10-06T06:00:00+02:002023-12-03T09:17:06+01:00Karim OukaciMétaphysiqueAristoteMétaphysiqueRéalisme<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"><strong><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Aristote, <em><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Métaphysique (livres </span></em></span></span><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Α</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">α</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Γ</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Ε</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Ζ</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Η</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Θ</span></span></em><em> </em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Calibri",sans-serif">Λ</span></span></em><em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">)</span></span></em><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">, présentation, traduction et notes de Frédéric Gain, collection Ouverture philosophique, L'Harmattan, septembre 2023.</span></span></span></span></strong></p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.9782140495991b_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></span></span></span></p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Frédéric Gain, spécialiste de philosophie antique, professeur en classes préparatoires littéraires, vient de faire paraître un document de travail remarquable par ses qualités de clarté sur un texte présentant souvent une obscurité redoutable et très justement redoutée par le lecteur moderne.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:11.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Il a accordé un entretien à <i>L’Œil de Minerve.</i></span></span></span></p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p style="margin-right: 0cm; margin-left: 0cm; text-align: justify;"> </p> <p style="margin-bottom:0cm; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Comment votre intérêt pour la philosophie et plus particulièrement pour la philosophie antique est-il né ?</span></span></i></b></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- J'ai toujours recherché la cohérence et l'intelligibilité. Après des études scientifiques au lycée, je me suis rendu compte que les sciences calculaient, prédisaient, mais qu'elles ont des domaines distincts et des méthodes différentes : elles ne nous proposent pas une vision unifiée de la réalité. Et c'est cela qui m'intéressait ! Je me suis donc lancé dans des études de philosophie. J'avais eu le goût de la philosophie dès la terminale. Et j'ai suivi une classe prépa, le cursus de philosophie à l'École normale supérieure, <i>etc</i>. (agrégation, thèse). Et je trouve que dans une époque en pleine mutation comme la nôtre, voire en perte de repères, la philosophie ne nous donne pas de repères figés ; elle nous apprend à nous repérer ; c'est ça qui m'intéresse en elle : elle nous apprend à nous orienter, à nous orienter dans la pensée comme dirait Kant. Prenons la question du <i>sens de la vie</i>. Eh bien, le philosophe va s'interroger d’abord sur les différent sens du mot <i>sens</i> : quand on lui pose cette question, c'est la <i>direction</i> ; mais c'est aussi et avant tout peut-être la <i>signification</i> : <i>est-ce que la vie est quelque chose qui doit recevoir une signification ?</i> - ça sera la question de base dont partira le philosophe : <i>est-ce qu'elle est comme un mot, comme un discours ? est-ce que le sens de la vie n'est pas finalement la vie elle-même ? est-ce qu'il ne faut pas être dans la vie plutôt que de rechercher un sens ?</i> Donc ça, c'est le questionnement philosophique pour moi. Cela n’aboutit pas forcément à des réponses ; mais cela balise les problèmes.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Pour en venir à la philosophie antique, j'ai été porté vers elle parce que je m'intéressais beaucoup au grec. C'est quand même la langue, une des langues, de la philosophie antique. J'avais aussi un intérêt pour une philosophie qui est encore en train de construire ses concepts : tout n'est pas encore figé dans la philosophie grecque ! C'est une philosophie qui est vraiment en train de se faire, qui n'est pas encore acquise, dont la possibilité a encore à se prouver, à être prouvée. Et ce que j'appréciais, c'est l'importance de la logique - qu'on a un peu perdue par la suite. Dans l'idéalisme allemand, je ne trouvais plus tellement de logique ; il n'y avait pas ce souci, cette exigence de logique qu'on trouve chez Platon, chez Aristote, chez les Stoïciens. Je voulais une pensée qui soit à la fois cohérente et avant tout rigoureuse logiquement. Et chez Aristote, qu'on considère souvent comme un penseur systématique, il y a un aspect qui reste dialogique. Aristote est en dialogue avec les Mégariques, notamment dans <i>La Métaphysique</i> - un débat avec des interlocuteurs qui ne sont pas toujours présents, mais qui sont là virtuellement, des interlocuteurs parfois fictifs… Ce qui m'a marqué aussi, c'est le programme de l’agrégation externe en 2001 : on avait la<i> nature</i>, Platon, Descartes et Fichte ; et j'ai lu pratiquement tout Platon. C'est par les Formes, par la philosophie de la nature, par le <i>Timée</i>, que j’en suis venu à Aristote… dans une démarche un peu comparative. C’est par le livre <i>Z</i> que je suis venu à <i>La</i> <i>Métaphysique</i> d'Aristote – même si je considère aujourd'hui que ce livre n'en est pas le livre central. Mais ç’a été mon angle d’attaque initial.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Dans votre travail philosophique, vous semblez accorder un rôle très important à la traduction. Pourquoi ?</span></span></i></b></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Dès ma thèse, qui avait pour objet l'étude des modalités d'une approche rationnelle du devenir chez Platon et Aristote, j'accordais une importance à la traduction. Je considérais que le rapport avec un texte déjà traduit était insuffisant ; il fallait ce contact avec le texte. La traduction me permettait de saisir sa structure logique, de voir aussi les concepts se constituer, de comprendre toutes les difficultés de la traduction de <i>La Métaphysique</i> d'Aristote. Par exemple, lire <i>essence</i> là où le grec dit </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τὸ</span></span> <span style="color:black">τί</span> <span style="color:black">εστιν</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> dans <i>La Métaphysique</i> d'Aristote, cela induit d'emblée une lecture un peu essentialiste, alors que l’expression, si on la traduit littéralement, signifie « le <i>ce que c'est</i> ». La lettre du texte est donc un élément indispensable de sa compréhension : ainsi, pour Aristote on peut dire qu'il y a un « ce que c'est » même pour les qualités accidentelles des choses, alors qu'aujourd'hui on ne dirait pas qu'il y a là une essence : <i>essence</i> a un côté un peu trop scolastique, un peu trop figé. Alors, j'ai commencé à traduire des textes de <i>La Métaphysique</i> au début de ma thèse en 2002. Mais c’est un peu plus tard que nous avons fait avec Michel Crubellier une traduction destinée aux étudiants ; et comme il y avait des chapitres qui m'intéressaient peu à l'époque, il avait gentiment proposé de m'aider, de compléter la traduction : moi, j'avais traduit sept chapitres ; et il avait complété </span></span><span style="color:black">Α</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> par </span></span><span style="color:black">α</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> - un livre que je considérais comme peu important. Voilà, c'est pour ça qu'on aura aussi </span></span><span style="color:black">α</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> dans la traduction. Le contexte étant posé, le but était bien sûr d’être utile à des étudiants de licence ; c’était un texte qui servait de base de cours - à une époque où les traductions de <i>La Métaphysique</i> n’étaient pas nombreuses : il y avait les deux traductions de Tricot et celle de Jules Barthelémy-Saint-Hilaire, revue par Paul Mathias ; il y avait aussi </span></span><span style="color:black">Α</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> traduit chez Mille-et-une-Nuits par Cyril Morana si je me souviens bien. Ce n’était pas l’abondance de biens qu’il y eut par la suite : quand j'ai commencé mon projet, il n’y avait pas la traduction Pléiade de Christian Rutten et Annick Stevens, <i>etc</i>. <i>La Métaphysique</i> restait un continent à explorer ! Et mon désir, c'était que le travail fait ne soit pas perdu. On connaît la durée de vie des fichiers sur un ordinateur. Ma volonté, c'était de fournir un texte compréhensible et utilisable par des étudiants de premier cycle, leur permettant d’avoir une image en français de ce texte ardu pour le moins, sans être tout à fait conforme au standard des publications universitaires : je n'insiste pas tellement sur les difficultés de traduction. Quand on traduit, il faut prendre le risque de proposer quelque chose : on ne peut pas donner cinquante alternatives, cinquante autres possibilités. À chaque fois, traduire, c'est faire des choix. Quant aux variantes, c'est-à-dire aux leçons qu'on trouve dans d'autres manuscrits, je les traduis - ce qui permet au lecteur non-helléniste d’avoir un accès que normalement seuls les hellénistes peuvent avoir au texte ; et cela en me fondant sur l'édition Jaeger, qui est bien sûr rigoureuse, mais qui aujourd'hui va peut-être céder la place à d'autres éditions, parce que le travail de recension de Jaeger finalement est ancien et qu'aujourd'hui on découvre que certaines leçons qu'il attribuait à certains manuscrits ne le sont pas : ce sont des additions ; ce sont des corrections… donc c’est compliqué… mais la base, ça a été cette édition. Le public visé, c'est avant tout des étudiants ; cela peut être aussi des étudiants de classe prépa, comme ceux que j'ai en ce moment : on travaille sur le programme <i>la métaphysique</i>. Je dois dire que ce qui m'a déterminé à publier ce texte (j'y avais renoncé à un moment), c'est justement le besoin d'avoir un texte pour mes étudiants.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Je propose aussi une présentation qui problématise la métaphysique. Ce n’est pas une présentation dogmatique ; c'est vraiment pour mettre en perspective les différentes lectures notamment la science de l’étant en tant qu’étant et la science première : ce sont les deux directions qu'on peut essayer d'articuler. Je propose un résumé de chaque livre ; mais cela ne prétend pas être un commentaire bien entendu.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Je recherche aussi une certaine beauté de la traduction dans la mesure du possible (</span></span><span style="color:black">κατά</span> <span style="color:black">δύναμιν</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, comme diraient les Grecs). C'est-à-dire qu’il n’est pas possible de faire passer totalement Aristote en français. Mais le but est quand même d'avoir un texte lisible et si possible agréable. Voilà ! Pour moi, le travail du traducteur est distinct de celui du commentateur. Il faut laisser ouvertes toutes les possibilités compatibles avec la grammaire grecque, donc laisser une certaine marge pour le commentateur. Bien sûr, il y a des problèmes. En grec, </span></span><i><span style="background:white"><span style="color:#202122">κα</span></span></i><i><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὶ</span></span></span></i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> peut vouloir dire <i>et</i> ; mais ce mot peut aussi vouloir dire <i>c'est-à-dire</i> ; il y a des moments où j'ai traduit </span></span><i><span style="background:white"><span style="color:#202122">κα</span></span></i><i><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὶ</span></span></span></i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> par <i>ainsi que</i> ou par <i>et</i>, alors qu'un commentateur pourrait dire finalement : « C'est la même chose ! Ce ne sont pas deux choses distinctes qu'Aristote relie ! Il est en train de gloser une expression ! » Alors, le reproche qu'on pourrait m'adresser, ce serait que cette traduction est trop populaire pour ce qu'elle a de savant et trop savante pour ce qu'elle a de populaire. Mais c'est un risque à prendre. Je ressentais comme une nécessité intérieure de traduire de cette façon. Bien sûr, ce n’est pas parfait ; mais au moins c'est personnel. C'est ce qui m'intéresse : quelque chose de personnel, qui n'est pas une traduction mécanique, qui n'est pas non plus une traduction tout à fait standard.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Quelle lecture faut-il faire de <i>La Métaphysique</i> ? Y a-t-il une cohérence dans ce recueil ?</span></span></b></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Il y a deux points, deux questions différentes dans ce que vous dites. Il y a la question du choix que j’ai fait, des huit traités que j'ai retenus sur les quatorze. Ce n'est pas du tout parce que je les considérerais comme inauthentiques que je n'ai pas traduit les six livres restants. Tout simplement, il y a une contrainte de temps : j'ai mis à peu près vingt ans à traduire ces huit livres. Si j'avais voulu tout traduire, je n'aurais peut-être pas été là pour assister à la publication. Il y avait aussi une contrainte de format : je me suis rendu compte qu'il ne fallait pas dépasser les 500000 caractères ; et on était presque à 500000 avec la présentation. Donc, je me suis dit : « Finalement, ça tombe assez bien ! » De ne pas traduire <i>B</i>, c'est assez discutable, puisque c'est le livre des apories, le troisième, qui introduit à toute la métaphysique. De ne pas traduire <i>I</i>, aussi c'est discutable, puisque l’ensemble </span></span><i><span style="color:black">Ζ</span></i><i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">,</span></span></i> <i><span style="color:black">Η</span></i><i> </i><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">et<i> </i></span></span><span style="color:black">Θ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> se finit avec lui ; et logiquement, <i>I</i> (le livre sur l'unité, sur l'Un), on sait que c'est important… Mais je dois dire que ces deux livres, <i>B</i> et <i>I</i>, m'avait fait caler dans ma lecture quand j'étais en classe préparatoire ; ce sont des livres qui m'avaient un peu rebuté, ennuyé. Et je pense que justement pour des étudiants il est important de commencer par les livres principaux, ceux que j'estime les plus représentatifs de ce que peut être pour Aristote la métaphysique. C'est pour cela qu’il y a cette sélection. Je pense que les livres que j'ai traduits sont vraiment ceux par lesquels on doit commencer.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Sur le deuxième aspect de la question, sur la lecture unitaire que je propose de <i>La Métaphysique</i>, je fais l'hypothèse que les quatorze livres n'ont pas été réunis par hasard, que ce soit Andronicos de Rhodes ou un autre un peu avant qui soit l’auteur de cette réunion. Ce n’est pas par hasard qu'ils sont ensemble : ils se rattachent tous à un même projet et (on peut même dire) à une seule discipline. Cette discipline bien sûr, nous pourrons l'appeler <i>la métaphysique</i>, parce qu'elle n'est pas <i>la philosophie première</i> proprement dite. Aristote utilise l’expression de <i>philosophie première</i> ; on aurait pu donner ce titre à l'ensemble du recueil ; si on ne l'a pas fait, c'est précisément parce que la métaphysique ne se réduit pas à la philosophie première. Cette <i>science sans nom</i> doit s'articuler d'une certaine manière à elle. Il y a une distinction, peut-être formelle, entre les deux. Et, pour moi, l'unité se construit à partir du livre </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">. Je pense que le livre </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> est vraiment le livre central de <i>La Métaphysique</i>, celui à partir duquel tout rayonne. Il faut partir vraiment de la <i>science de l'étant en tant qu'étant</i>. Et il n’y a pas seulement une unité de problématique, comme le pensait Pierre Aubenque. Il y a vraiment une unité de sujet. C'est-à-dire que la métaphysique pour Aristote est une étude finalement générale de tout ce qui est, c'est-à-dire du fait d'être et aussi du fait de ne pas être telle ou telle chose. On s'interroge sur les différents sens du mot <i>étant</i>. Et c'est vraiment cela qui fournit l'unité de la métaphysique. Donc, ce qui fait de la science de l'étant en tant qu’étant, qu’on appellera ici <i>métaphysique</i>, une science et pas seulement un discours vide (il ne s'agit pas de parler de <i>tout</i>, de dire <i>tout</i> sur <i>tout</i> ; il s'agit de parler de <i>tout</i> mais dans une certaine perspective) – ce qui fait d’elle une science distincte des autres sciences (même si ce n'est pas une science particulière), c'est le fait qu'elle étudie tout ce qui est <i>en tant qu</i>'il est. Elle doit sa nature de science, si je puis dire, à sa perspective. Et cette perspective est justement indiquée par le <i>en tant qu’étant</i> dans l'expression <i>science de l'étant en tant qu’étant. En tant qu’étant</i> n'est pas le nom d'un objet, ni d'un domaine ; c'est un angle d'approche. Bien sûr, Aristote rapporte cet angle à une nature unique (dans </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, 1). Mais le problème, c'est qu'on ne peut pas prendre </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">φύσις</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> ici au sens courant, puisque, si véritablement la science de l’étant en tant qu’étant est universelle, elle ne peut pas porter sur une nature, puisque la nature est simplement l’étant en mouvement. Elle ne peut avoir comme objet une <i>nature</i> au sens aristotélicien ; ce ne sera pas un principe immanent de mouvement et de repos. C'est plutôt la nature au sens platonicien, par exemple à la fin du <i>Cratyle</i> quand il parle d'une </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">φύσις</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> de la navette, si je me souviens bien. De même, il parle d'une science unique par le genre. Or, ce n’est pas le cas ici, puisqu’il est bien connu que l'étant n'est pas un genre ; il en est plusieurs. Donc, on ne peut pas parler de l'étant comme étant un genre unique. Pour moi, </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, 2 est vraiment un chapitre capital, même s'il est difficile, parfois un petit peu brouillon. Aristote y étudie les différentes manières d’être - ce qui correspond aussi aux différentes manières de ne faire qu'un avec quelque chose ou de ne pas faire un avec cette chose. Donc, on va arriver non seulement aux catégories (ce sont des manières d'être). Mais il y a plein d'autres choses, puisqu’au-delà des dix catégories, on a aussi les processus, qui sont des étants, les acheminements vers la substance, le devenir donc, mais aussi des acheminements vers une qualité, vers une quantité, quand on parle de l'accroissement par exemple ou du contraire, c'est-à-dire des destructions ou des acheminements vers ce qui détruit ces propriétés qu'on attribue à la substance. C’est vraiment très large ! Aristote s'intéresse aux propriétés les plus générales de l'étant. Ce n’est pas seulement le principe d'identité. C’est vraiment la question : « que signifie <i>est</i> lorsqu'on dit que S (un sujet) <i>est</i> un prédicat - ou qu'un sujet <i>n'est pas</i> tel prédicat ? » Bien sûr, dans ce livre, il y a la signification, la thèse de la signification focale (<i>focal meaning</i>) de l'étant : tous les prédicats se rapportent à la substance ; toutes les catégories se rapportent à la première d'entre elles (le <i>blanc</i>, quand on dit <i>le blanc</i> entre guillemets, existe grâce à la substance ; et même il est dit grâce à la substance). Ce chapitre </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, 2 montre notamment qu'Aristote n'est pas prisonnier de la grammaire ; ça, c'est très important. C’est un reproche qu'on lui fait souvent, qu'il est prisonnier de la grammaire grecque, que sa métaphysique n'est qu'une philosophie de la grammaire. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, Aristote réfléchit à partir de la langue grecque ; il définit les différents sens d’un terme. Mais il est conscient à mon avis que la grille linguistique laisse passer des différences fondamentales. C'est pour cela qu’il passe son temps à distinguer des sens. Et parfois ces distinctions finalement sont plus philosophiques que proprement linguistiques. Prenons l'exemple de l’expression <i>être un</i> : puisqu’<i>étant</i> et <i>un</i> sont convertibles l'un dans l'autre, <i>être un</i> peut signifier l'identité d'un individu avec lui-même, mais aussi l'identité de deux individus de même forme ou espèce, c'est-à-dire quand on partage la même forme : par exemple, à propos de Socrate et Callias, qui sont tous les deux des humains, on peut dire qu'ils sont un, même s'ils sont deux individus distincts. Il y a aussi la communauté de genre : on peut dire d'une certaine façon qu’un chat et une panthère sont un, puisqu'ils sont un <i>en tant que</i> félins. Donc, Aristote est bien au-delà de la langue. Il arrive à penser à partir du grec. Mais on ne peut pas dire qu'il pense seulement en grec. Ça, cela me paraît très important de le souligner.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Pour la lecture unitaire, je suis parti de la science de l'étant en tant qu'étant. Mais on peut l'articuler bien entendu avec la philosophie première, qui en est sans doute une partie, puisque tout ce qui est dit être se rapporte à quelque chose qui est une substance : c'est justement la <i>focal meaning</i>, la signification focale de l’étant. Il faut se demander ensuite quels sont les principes des substances, une fois qu'on a tout rattaché aux substances. On va s'interroger sur les principes qui font de Socrate l'être humain qu'il est ; et du coup on va être amené à la forme Socrate. Il y a bien sûr la matière qui est importante : elle est substance pour Aristote. Mais finalement les principes de l’étant substantiel, donc ce qu'il y a derrière l’expression <i>être humain</i>, c'est la <i>forme humaine</i>, l'homme comme <i>forme</i>. Et c'est comme ça qu'on va arriver à la <i>philosophie première</i>, qui étudie les premiers principes de la réalité. La forme en est un. En effet, pour les substances sensibles non-éternelles, pour tout ce qui est sujet au devenir c'est la forme qui est éternelle et qui constitue le principe. Il y a d'autres substances pour Aristote, les substances non-corruptibles. Dans ce cas-là, on ne peut pas parler de forme, ni de nature. Le Premier Moteur non mû n’est jamais désigné comme forme ; on ne lui attribue pas à mon sens une nature. On dit juste qu'il est acte ou en acte (ça dépend aussi des occurrences et des leçons suivies). Donc, on ne peut pas en dire grand-chose, si ce n'est que c'est un intellect - sachant qu'il y a d'autres intellects pour expliquer le mouvement des sphères. Finalement, on retrouve toujours des substances qui sont principes, que ce soit la forme des substances corruptibles ou ces intelligences supra-lunaires. Et on se rend compte que cette philosophie première comporte quand même deux types de substance. Même si on ne peut pas savoir grand-chose des intelligences. Pierre Aubenque disait que, chez Aristote, la théologie était « la science introuvable ». Néanmoins, toutes les deux s'articulent à cette science de l'étant en tant qu'étant, qui va rattacher tout ce qu'on peut dire d'une chose à la substance, tout ce qu'on peut dire de Socrate à lui en tant qu’humain et tout ce qui est humain aux principes que sont la forme et, en remontant plus loin (puisqu'il faut que le mouvement dans l'Univers ait lieu) au Premier Moteur immobile. Alors, ce n’est pas tant la doctrine aristotélicienne qui m'intéresse. C'est plutôt le geste philosophique d'appropriation du réel. C’est ça qui est intéressant à mon avis chez Aristote ! Chez Aristote encore, la philosophie est à défendre et à construire. Il y a quand même, malgré le côté systématique, malgré la volonté de tout comprendre, de tout embrasser, de tout placer, ce côté dialogique : on est toujours en débat. Et la philosophie n'est pas encore sûre de sa possibilité. Elle doit toujours l'établir, un peu comme dans le <i>Gorgias</i> de Platon, toutes proportions gardées. Il s'agit de montrer que la philosophie a sa place et qu'elle est possible, en la distinguant, dans le cas d'Aristote, de la dialectique et de la sophistique. Il y a encore une philosophie à faire ! Il y a un passage très intéressant, d'ailleurs : c'est quand Aristote s'emporte contre les Mégariques. Si tout est à la fois ainsi et pas ainsi, si donc on refuse le principe de contradiction, pourquoi ces gens-là évitent-ils les puits et les précipices ? Pourquoi admettent-ils que ces précipices sont existants plutôt que non-existants et qu'ils sont dangereux plutôt que non-dangereux ? Il y a ce côté un peu passionné qui transparaît dans le texte de <i>La Métaphysique</i>, </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Ce qui me paraît intéressant aussi, c’est qu’Aristote nous permet de réfléchir à la question de la métaphysique en général, de la métaphysique aujourd'hui. Est-ce qu'on a besoin d'une métaphysique pour défendre le réalisme philosophique ? Est-ce que le réalisme a besoin d’une fondation métaphysique ou d'un arrière-plan métaphysique ? Le réalisme, je le définirai ici comme la conception selon laquelle le réel précède la pensée. On peut servir de la formule de <i>Métaphysique</i>, </span></span><span style="color:black">Θ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, 10, par laquelle Aristote affirme que ce n'est pas parce que nous pensons avec vérité que tu es blanc que tu es blanc, mais que c'est parce que tu es blanc que nous le pensons avec vérité : il y a vraiment une primauté du réel par rapport au discours et à la pensée, c'est-à-dire que le réel précède la pensée et que la pensée doit s'avancer vers lui, sans pour autant être assurée de le découvrir tout de suite (même si on est sûr pour Aristote qu'il n'y a rien de fondamentalement incompréhensible, du moins dans le monde sublunaire). Quelle métaphysique pour défendre le réalisme, pour échapper à l'ère de la post-vérité, c'est-à-dire à cette conception selon laquelle, à partir du moment où on est sincère, on est dans le vrai (ce qui, pour Aristote, ne peut pas marcher : pour être dans le vrai, il faut suivre une réalité qui nous précède et que nous devons découvrir par notre pensée) ? Ne peut-on pas juste se contenter de la perception, un peu comme les empiristes du XVIII<sup>ème</sup> siècle, et d'une analyse linguistique, comme on fera aujourd'hui dans la philosophie analytique avec le <i>linguistic turn</i> ? Est-ce que le réalisme, qui est pourtant une philosophie proche du sens commun, a besoin d'une métaphysique pour être défendu ? Le réalisme, qui s'oppose à la post-vérité, s'oppose aussi au relativisme scientifique : quand on pense que les théories scientifiques ne sont que des instruments et que finalement peu importe qu'elles parlent du réel ou pas, ce qui nous intéresse, c'est leur côté instrumental, leur efficacité technique, on dira du coup que les mathématiques sont vraies, parce qu'elles permettent de construire des téléphones portables. Mais ce n’est pas ça, la vérité ! C’est au-delà de ça !</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Pouvez-vous nous donner un exemple de votre travail de traducteur face à une difficulté bien particulière ?</span></span></b></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Vous me posez la question du fameux </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">τί</span></span> <span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἦ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ν</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:#202122">, je pense, </span></span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">notamment dans le livre Z, que Tricot traduit par l'impossible <i>quiddité</i>, un terme qu’il a sans doute repris à des scolastiques. J'ai essayé quelque chose de plus simple et qui fonctionne bien : c'est <i>l'être essentiel</i>. <i>L'être essentiel d'une chose</i>, cela a comme avantage de ne pas casser la continuité des phrases, puisqu’on peut dire : « on recherche l'être essentiel de telle chose ». C'est assez pratique. Dans </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">τί</span></span> <span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἦ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ν</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> est un attribut : « ce que c'est qu'être pour telle chose » ; et </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">τί</span></span> <span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἦ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ν</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, notamment dans le chapitre 4 du livre Z, fonctionne avec l'expression </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> plus datif, </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span> <span style="background:#fcfcfc"><span style="color:#202122">τίνι</span></span><b><span style="background:#fcfcfc"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:#202122">, </span></span></span></b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">c'est-à-dire <i>l'être-de</i>, <i>l’être-pour-telle-chose</i>, <i>l'être-qui-appartient-à-telle-chose</i>. Donc, c’est vraiment très pratique, <i>l'être essentiel</i> ! Je ne suis pas le seul à l'utiliser : Enrico Berti aussi a traduit </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">τί</span></span> <span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἦ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ν</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> par <i>l’être essentiel</i>. Dans l'imparfait, dans </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">τ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὸ</span></span></span> <span style="background:white"><span style="color:#202122">τί</span></span> <i><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἦ</span></span></span></i><i><span style="background:white"><span style="color:#202122">ν</span></span></i> <span style="background:white"><span style="color:#202122">ε</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ἶ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ναι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> (ce-que-<i>c'était</i>-d'être-pour-telle-chose), il y a, à mon avis, une valeur de rappel : c’est ce qu'on présuppose que la chose est, ce qui est présupposé, ce qu'on a admis ou ce qu'on admettait que la chose est ; il y a cette valeur de rappel d'une définition connue.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Mais il y a d'autres difficultés, des difficultés lexicales. Il y a la fameuse </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὐ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">σία</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">. On pourrait la traduire par <i>essence</i>, par <i>substance</i>. C'est un dérivé du verbe <i>être</i>, peut-être du participe </span></span><span style="background:white"><span style="color:black">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:black">ὖ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:black">σα</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> (mais on ne sait pas trop), du féminin </span></span><span style="background:white"><span style="color:black">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:black">ὖ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:black">σα</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, <i>étant(e)</i> : ça serait l'étantité d'une certaine façon. Moi, j'ai trouvé qu'il fallait choisir, qu'on ne pouvait pas jouer entre <i>essence</i> et <i>substance</i>. C'est-à-dire qu’Aristote utilise </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὐ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">σία</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> plus génitif sans que cela veuille forcément dire <i>essence-de</i>. Notre distinction <i>substance</i>/<i>essence</i> ne fonctionne pas. Il faut savoir que pour Aristote les substances, ce sont des objets. C'est-à-dire que l’</span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὐ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">σία</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> n'est pas seulement ce qu’est l’objet ; c'est elle-même un objet : c'est l'homme en tant qu'il est homme. Et on peut même dire qu'il n’y a pas de différence entre la <i>substance première</i> et la <i>substance seconde</i>, pour reprendre les termes des catégories d'Aristote ; c'est-à-dire qu’il n’y a pas de différence conceptuelle entre l'homme individuel Socrate et l'espèce humaine, la forme de l'homme, qui est le principe de ce qu'il est. Les seules différences concernent en fait les accidents qui sont liés à la matière ; la forme est ce qui est précisément l'homme individuel. Donc, on peut traduire </span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">ο</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Arial",sans-serif"><span style="color:#202122">ὐ</span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">σία</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> par <i>substance</i> quand on parle justement de la catégorie de substance (<i>homme</i> dans le cas de Socrate). Mais on peut aussi la traduire par <i>substance</i>-<i>de</i> quand on cherche les principes qui font de Socrate ce qu'il est.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Une autre difficulté, c'est aussi le fameux </span></span><span style="background:white"><span style="color:#222222">τόδε</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#222222">τι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">. Je le traduis par <i>cette chose déterminée</i>, souvent entre guillemets, mais pas toujours. Dans « cette chose déterminée », le terme <i>déterminée</i> ne fait pas tant allusion à l'individualité au sens numérique, c'est-à-dire un homme à côté d'un autre (la distinction numérique entre deux individus), mais plutôt à la déterminité du concept, c'est-à-dire <i>être-quelque-chose-de-déterminé</i>, un homme plutôt qu'un chat, par exemple. Il faut savoir que </span></span><span style="background:white"><span style="color:#222222">τόδε</span></span> <span style="background:white"><span style="color:#222222">τι</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> est synonyme de <i>substance</i> chez Aristote. Il n’y a pas ce côté <i>substance individuelle</i> ou <i>individuée par sa matière</i> qu'on pourrait tirer d'une certaine lecture de Tricot.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Globalement, je me suis souvenu de ce que m'avait dit un jour Pierre Pellegrin : « chez Aristote, on a un usage non technique de termes techniques ». C’est un petit peu ça ! Les termes d'Aristote, on va les retenir comme des termes techniques, qui vont devenir les termes de la philosophie elle-même : puissance/entéléchie, matière/forme, <i>etc</i>. Mais chez lui, ce n’est pas encore figé ; c'est-à-dire qu’on peut en faire un usage non technique. C'est un peu comme chez Hegel finalement : il y a des mots qui ne sont pas encore des concepts et qui gardent une trace de leur usage courant.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">On peut en prendre comme exemple l'accident, le </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">συμβεβηκός</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, notamment dans le chapitre 2 du livre E, consacré à l'être par accident. Le </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">συμβεβηκός</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:#202122">,</span></span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> on peut, certes, le traduire par <i>accident</i>. On peut aussi le traduire dans certains cas par <i>propriété</i>, notamment dans le premier chapitre de </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:black">Γ</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, où il est question d'étudier les propriétés par soi de l'étant en tant qu'étant : on ne peut pas dire que ce sont vraiment des <i>accidents</i>, puisque, s’il s’agissait d’<i>accidents</i>, ce ne serait pas intéressant pour la science. Alors donc qu'on traduit généralement le </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:#202122">συμβεβηκός</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> par <i>accident</i>, dans ce chapitre E, 2, on rencontre l’infinitif </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:black">συμβαίνειν</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> ; et dans ce cas-là, on ne va pas traduire : « c'est un accident pour telle chose d'arriver à telle autre » ; on va dire : « il arrive que (…) », puisque </span></span></span><span style="background:white"><span style="color:black">συμβαίνειν</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, c'est <i>arriver</i>, <i>se</i> <i>produire</i>. On peut donc garder une trace de cet usage courant, puisqu’Aristote n'utilise pas systématiquement le participe parfait </span></span></span><span style="background:#fcfcfc"><span style="color:#202122">συμβεβηκός</span></span><span style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">. J'ai essayé de ce point de vue de rendre la traduction un petit peu vivante et de ne pas chercher à y reconnaître des concepts plus ou moins scolastiques.</span></span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Quelles perspectives, quelles autres publications à partir de ce travail sur <i>La Métaphysique</i> ? Ou bien envisagez-vous désormais un travail visant une autre direction ?</span></span></b></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="background:white"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">- Je n’ai pas encore vraiment d'idée. Ce qui est à peu près sûr, c'est que je ne compte pas m'engager dans une traduction complète de <i>La Métaphysique</i> : je vais m'arrêter là pour <i>La Métaphysique</i> ! Même si j'ai un petit regret pour le livre B, puisque ce livre des apories, qui me rebutait au départ, il pourrait être intéressant de l’étudier en connaissant les solutions d'Aristote : quand on connaît les solutions apportées aux apories, notamment en </span></span><span style="color:black">Γ</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, on peut revenir sur les apories pour voir de quelle problématique, de quel problème Aristote est parti, peut-être dans un rapport au platonisme. Mais ce travail a sans doute déjà été fait ; il y a eu un <i>Symposium Aristotelicum</i> sur le livre B<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/06/10/2023/Aristote%2C-M%C3%A9taphysique-%28livres-%CE%91-%CE%B1-%CE%93-%CE%95-%CE%96-%CE%97-%CE%98-%CE%9B%29%2C-pr%C3%A9sentation-et-traduction-de-Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Gain%2C-2023-L-Harmattan#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:11.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">[1]</span></span></span></span></span></span></a>. Il faudrait voir si je peux apporter quelque chose de nouveau et d'original. Peut-être aussi revenir à Kant sur lequel j'avais travaillé et à la <i>Critique de la faculté de juger</i>. Je ne pense pas que Kant soit <i>vraiment</i> ou <i>avant</i> <i>tout</i> le précurseur de l'herméneutique ; je ne le vois pas comme un idéaliste au sens courant du terme. Je pense que, dans cette troisième <i>Critique</i>, il essaie de combler le fossé entre la philosophie d'entendement (dont il a montré la possibilité et les limites dans la <i>Critique de la raison pure</i>) et le besoin de la raison. On pourrait dire aussi qu’il recherche une harmonie entre nos facultés, qu'elles soient intellectuelles ou morales, et l'ordre du monde, <i>l'être</i> d'une certaine façon ou <i>l'étant</i> en termes aristotéliciens. Cela pourrait être intéressant de lire dans cette perspective la <i>Critique de la faculté de juger</i>, y compris dans une perspective théologique, c'est-à-dire en ce qui concerne le rapport entre foi et raison. Voilà qui pourrait être une de mes possibilités ! Mais pour l'instant je pense que j’ai besoin de me reposer de <i>La Métaphysique</i> pour quelque temps !</span></span></span></span></span></span></p>
<div>
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn1">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/06/10/2023/Aristote%2C-M%C3%A9taphysique-%28livres-%CE%91-%CE%B1-%CE%93-%CE%95-%CE%96-%CE%97-%CE%98-%CE%9B%29%2C-pr%C3%A9sentation-et-traduction-de-Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Gain%2C-2023-L-Harmattan#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:10.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[1]</span></span></span></span></span></span></a> <i><span lang="EN-GB" style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Aristotle, Metaphysics Beta. Symposium Aristotelicum XVI</span></span></span></i><span lang="EN-GB" style="background:white"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">, Michel Crubellier & André Laks (ed.), Oxford, Oxford University Press, 2009</span></span></span><span lang="EN-GB" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">.</span></span></span></p>
</div>
</div>Thierry-Dominique Humbrecht, Introduction à la métaphysique de Thomas d'Aquin, Vrin, 2023urn:md5:fe75e20d41d66ccbb8485b3dfbec50712023-09-09T06:00:00+02:002023-12-03T09:33:34+01:00Karim OukaciMétaphysiqueRaison et FoiThomas d Aquin<p><strong>Thierry-Dominique Humbrecht, <em>Introduction à la métaphysique de Thomas d'Aquin</em>, collection "Bibliothèque d'histoire de la philosophie", 321 pages, Vrin, 2023.</strong></p>
<p><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.humb_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></p>
<p style="text-align: justify;">Thierry-Dominique Humbrecht, dominicain, professeur à la Faculté de philosophie de l'Institut catholique de Toulouse, vient de faire paraître un livre remarquable, proposant des principes de lecture qui rendent aux oeuvres métaphysiques de Thomas d'Aquin et plus largement au domaine de la métaphysique toute leur richesse et leur complexité.</p>
<p style="text-align: justify;">Il a accordé un entretien à <i>L’Œil de Minerve.</i></p>
<p style="text-align: justify;"><a href="https://www.youtube.com/watch?v=zsD6tXJVkws">Thierry-Dominique Humbrecht (1) : Lire Thomas d'Aquin - YouTube</a></p> <p> </p>Frédérique Ildefonse, La Multiplicité dans l'âme. Sur l'intériorité comme problème, Vrin, 2022urn:md5:ff56f82a9cca7088307c4ed0d3351c052023-06-01T06:00:00+02:002023-11-03T15:29:21+01:00Karim OukaciHistoire de la philosophieAristoteEpictèteHomèreIntérioritéMarc-AurèlePlaton<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Frédérique Ildefonse, <i>La Multiplicité dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème</i>, collection "Textes et traditions", Vrin, 2022, 881 p. avec bibliographie et appareil critique (table des termes grecs, <em>index</em> <em>locorum</em>, <em>index</em> <em>nominorum</em>). </span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"> </p>
<p style="text-align: justify;"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.ildefonse_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Rares sont les œuvres magistrales et, parmi elles, plus rares encore les œuvres majeures. <i>La Multiplicité dans l’âme</i> a sans conteste l’importance de ces dernières. </span></span></span><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Frédérique Ildefonse, directrice de recherche au C.N.R.S., traductrice d'Aristote et de Plutarque, auteure en 2012 du remarquable essai <em>Il y a des dieux</em>, nous donne dans ce livre passionnant le résultat d'un travail de dix ans. </span></span></span></span></span></span></p> <p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">À l’origine de cette enquête, il y a le constat d’un contre-sens, le plus absurde et le plus répandu peut-être de ceux commis par l’historiographie de la philosophie, contre-sens toujours dominant dans l’université et les lycées, celui qui fait accroire qu’il y aurait une continuité entre les structures de pensée de la Grèce antique et de l’Occident, comme une lignée directe depuis une origine hellénique jusqu’à une postérité qui ne pourrait, dans ses productions propres, que lever le voile sur ce qui aurait été la vérité de la Grèce : faire de l’<i>homme</i> un objet de pensée et de cet objet le centre de toute pensée. Or, mis de côté l’historicité même de l’idée d’<i>homme</i>, et l’objection de sa modernité, ce que manifestent à chaque page et dans leur inquiétante étrangeté les textes antiques, aussi bien chez les auteurs classiques que présocratiques, c’est qu’ils ne recherchent pas le secret de l’<i>homme</i>, ni le cœur de son identité, pas plus qu’ils ne tendent et concentrent leur attention sur la réalité de sa situation ; ce qui est leur objet, dans une variété de figures qui se disséminent et se dispersent sans unité, c’est l’intérêt pour ce à quoi l’idée d’<i>homme</i> voulut mettre fin, la multiplicité présente dans l’âme, la tendance de l’intériorité à se nourrir et s’entretenir d’une extériorité qui se vit par débordements, mélanges et transgressions, l’absence enfin de toute enceinte ou clôture constitutive d’une souveraineté de soi sur soi.</span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Retrouver enfoui sous l’amas des traductions et interprétations habituelles le sens des usages que Homère, Platon, Aristote, Épictète et Marc-Aurèle firent de la notion d’<i>intériorité</i>, tel est le but de cette extraordinaire enquête</span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. </span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Sans qu’il soit possible, ni même souhaitable (puisque c’est au lecteur de suivre sa progression pas à pas) de rendre un compte un tant soit peu détaillé des analyses textuelles qui s’y trouvent développées, de leur précision, de leur ampleur et de leur densité, disons que,</span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> portant d’abord sur l'âme, sur la ligne de séparation entre <i>dedans</i> et <i>dehors</i>, sur le démonique, sur l'harmonie intérieure, <i>etc</i>., elle permet d’établir jalon après jalon les voies d’accès à une configuration conceptuelle, désormais étonnante, qui place l’humain dans une vulnérabilité fondamentale en le livrant, au-dedans de lui, à ce qui est autre que lui. Puis, une fois retrouvé, comme dirait le poète, </span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="background:white"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">« Ce lac dur oublié que hante sous le givre</span></span></span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> <span style="background:white"><span style="color:black">/ Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui », des analyses particulièrement riches et convaincantes sur des textes d’</span></span></span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Aristote et des auteurs du stoïcisme impérial permettent d’éclairer le passage à une autre configuration qui nous est plus familière, ainsi que les conditions qui l’ont rendu possible, par exemple la dissolution de l'homologie entre l’âme et le monde</span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. </span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Éviter toute prévention et précipitation devant les œuvres de l’Antiquité nécessite, évidemment, de répondre à des exigences strictes en termes d’anthropologie, de philologie et de philosophie. Le grand avantage de <i>La Multiplicité dans l’âme</i> est, en parvenant à y satisfaire, de donner au lecteur les moyens premièrement de douter des interprétations faisant de nos concepts modernes des catégories universelles, deuxièmement de lire à nouveaux frais les textes dans leur littéralité, troisièmement de répondre aux possibilités nouvelles qu’ils nous offrent de par leur étrangeté. </span></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:107%"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Un tel lecteur, s’il est capable de ne pas regretter, comme aurait dit un autre poète, « l’Europe aux anciens parapets », se verra offrir « (…) des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ».</span></span></span></span></span></span></p>Bove, Pieter Bruegel. Le tableau ou la sphère infinie, Vrin 2019, lu par Bernardo Bianchiurn:md5:8994a654a57d265167206905bd0a02be2023-04-11T06:00:00+02:002023-10-12T20:42:30+02:00Karim OukaciEsthétiqueBruegelseconde nature<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.bove_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Laurent Bove : <i>Pieter Bruegel, Le tableau ou la sphère infinie. Pour une réforme théologico-politique de l’entendement</i> (Vrin, 2019, 324 p. avec reproduction de dessins et tableaux). </span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">De la « seconde nature » au matérialisme pictural de Pieter Bruegel l’Ancien.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p> <p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> Depuis plusieurs années, Laurent Bove explore, dans une perspective spinoziste, le thème de la « seconde nature » ; un thème qui – déjà annoncé, en passant, dans <i>La Stratégie du conatus</i>. <i>Affirmation et résistance chez Spinoza</i> (Vrin, 1996, réédition en 2012) –, a gagné en centralité dans ses monographies ultérieures, publiées au cours de la dernière décennie : <i>Vauvenargues ou le séditieux</i>. <i>Entre Pascal et Spinoza une philosophie pour la seconde nature </i>(H. Champion, 2010, réédition en 2015), et <i>Albert Camus, De la transfiguration. Pour une expérimentation vitale de l’immanence</i> (Publications de la Sorbonne, 2014). Mais c’est en 2019, avec <i>Pieter Bruegel, Le tableau ou la sphère infinie</i> que Bove a atteint le plein développement de ce philosophème<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[1]</span></span></span></span></a>.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Pieter Bruegel l’Ancien (1525/1530–1569), peintre flamand dont l’héritage appartient à la Belgique<i> via</i> l’histoire des Anciens Pays-Bas, fait ici l’objet d’une analyse qui s’articule autour de trois axes fondamentaux : historique, artistique et philosophique. Commençons par le titre du livre. Outre qu’il suggère une délimitation historique, ce titre ne laisse aucun doute sur l’audace de l’entreprise proposée par l’auteur. En effet, aborder les dessins et les peintures de Bruegel sous l’égide de ce que l’on pourrait appeler, avec Spinoza, une « réforme de l’entendement », ou, avec Nicolas de Cues, une « sphère infinie », c’est situer ces peintures et ces dessins dans un domaine qui n’est pas d’emblée le leur, à savoir l’histoire de la philosophie (p. 117). Mais la peinture « pense », écrit Bove (p. 17). Certes elle ne pense pas de la même manière que la philosophie ou que la pensée conceptuelle, mais par le biais d’un « mouvement réel et constructeur d’une authentique pensée picturale » (p. 128). En ce sens, l’inscription de l’œuvre de Bruegel dans l’histoire de la philosophie ne signifie pas l’affirmation de sa dépendance à l’égard du concept, comme si celui-ci était la cause extérieure à laquelle les autres formes de pensée – y compris la pensée picturale – devaient se conformer. Bien au contraire, la place de l’œuvre picturale de Bruegel l’Ancien dans l’histoire de la philosophie ne peut être pleinement saisie qu’à travers la compréhension immanente de son régime propre de pensée. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Il s’agit en somme de découvrir, à travers les dessins et les peintures de Bruegel, une productivité cognitive inhérente à l’activité artistique elle-même. Après tout, comme l’affirme Bove en se basant sur l’évaluation du célèbre cartographe Abraham Ortelius, ami du peintre flamand, il y aurait dans les dispositifs picturaux de Pieter Bruegel « plus de pensée que de peinture » (pp. 17, 133). Bove postule ainsi une symétrie, d’ordre épistémologique, entre l’image et le concept : </span></span></span></p>
<p style="margin-left:36.0pt; text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Les verres de lentilles que Spinoza polit avec soin et habileté, dans ses ateliers de Voorburg et de Rijnsburg comme dans les concepts de son <i>Éthique</i>, nous le trouvons aussi, sous forme de dessins et de tableaux, dans les ateliers du peintre Pieter Bruegel comme autant d’appareils (de dispositifs) et/ou de voies d’accès à la vérité effective des choses (p. 44).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> Cette position ne signifie pas pour autant une confusion entre l’imagination et l’intellection (ou la compréhension adéquate). En effet, comme Bove l’affirme tout au long du livre, c’est l’art de Bruegel lui-même qui produit, à partir de son propre champ, un dispositif cognitif particulier capable précisément de séparer l’imagination et l’entendement. Cela apparaît clairement dans l’analyse de <i>Elck ou un chacun</i><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[2]</span></span></span></span></a> (pp. 46-59) ou de <i>La chute d’Icare</i><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[3]</span></span></span></span></a> (pp. 135-49), œuvres à travers lesquelles l’auteur analyse la critique et même la révolte du maître flamand contre l’assujettissement des hommes aux passions et à l’imagination. L’artiste affirme – du point de vue d’une peinture qui force à penser –, les pouvoirs émancipateurs, à la fois de l’intellect (p. 53) et de l’activité des hommes qui deviennent ainsi les « nouveau[x] principe[s] immanent[s] et constituant du monde » (p. 149). Bove nous invite donc à considérer les œuvres de Bruegel comme de véritables dispositifs critiques <i>pour une réforme de l’entendement</i>. Ce dispositif pictural critique apparaît avec force dans de nombreuses autres analyses des œuvres du peintre, notamment dans <i>La grande tour de Babel</i><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[4]</span></span></span></span></a> (pp. 218-22) – avec sa critique politique de la domination autocratique (<i>via</i> Nemrod, le premier tyran du monde) –, et aussi dans <i>Le massacre des innocents</i><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[5]</span></span></span></span></a> (pp. 252-54), pour lequel Bove montre la convergence des références bibliques avec les événements contemporains auxquels le peintre s’est trouvé confronté, soit l’irruption de la Furie espagnole et les prémices d’une guerre qui va durer quatre-vingts ans. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> Dans le domaine de l’histoire de l’art, Bove dialogue avec trois interprètes majeurs qui ont, chacun, consacré une monographie à Bruegel : Max Dvo</span>ř<span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">á</span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">k (<i>Bruegel del Ältere, </i>1921), Charles de Tolnay (<i>Pierre</i> <i>Bruegel l’Ancien, </i>1935), et Pierre Francastel (<i>Bruegel, </i>1995). Ce dernier est sans doute la référence la plus importante de l’auteur, car sa méthode d’analyse, bien qu’historique, rend compte, aussi, d’une approche interne des productions artistiques du peintre flamand. Tolnay avait, quant à lui, et contrairement à Francastel, soutenu, une trentaine d’années auparavant, la thèse inverse d’une filiation intellectuelle entre Bruegel et un humanisme philosophique inspiré de Nicolas de Cues (philosophe et théologien allemand du milieu du XV<sup>e</sup> siècle). Bove souscrit à une grande partie des critiques de Francastel à l’égard de Tolnay en soulignant l’erreur qu’il y a de vouloir imposer, en l’absence de toute considération historique, un cadre purement intellectuel et atemporel à l’interprétation d’une activité artistique. Bien que Bove concentre sa critique sur les limites méthodologiques de la perspective de Tolnay, il est clair qu’à ses yeux l’interprétation réductrice, par Tolnay, de la pensée du Cusain à travers le prisme exclusif du concept d’émanation, est erronée. Pour Bove, dire de Bruegel qu’il est un « platonicien du monde renversé » (p. 112) – thèse avancée par Tolnay <em>via</em> sa lecture du philosophe allemand –, ne permet nullement de caractériser ni la position philosophique singulière du peintre flamand, ni celle propre à Nicolas de Cues. En effet, bien qu’il ne l’exprime pas directement, il est assez clair que, pour Bove, l’œuvre de Bruegel comme celle, avant lui, de Nicolas de Cues sont guidées par une finalité que Gilles Deleuze a ainsi formulée : il s’agissait pour chacun – et chacun à sa manière – de « renverser le platonisme »<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[6]</span></span></span></span></a> en s’engageant par là même sur les chemins épineux de l’immanence (très partiellement, nous le verrons, pour le Cusain – encore tributaire du pouvoir de l’Un – même si, de son vivant, Nicolas de Cues a été accusé de panthéisme. Bove indique, à ce propos, que Gilles Deleuze dans <i>Spinoza et le problème de l’expression, </i>a souligné combien, chez le Cusain, les métaphores de la « sphère » et du « rayonnement » corrigent singulièrement la théorie émanative de la hiérarchisation des êtres).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">1. Bosch, Bruegel et la seconde nature</span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> <br />
<span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> Bove démontre, d’abord, comment le thème du « monde renversé », indépendamment de toute référence au Cusain, parvient à Bruegel à travers son dialogue avec l’œuvre de Jérôme Bosch. C’est là l’un des objectifs fondamentaux de l’ouvrage : marquer les différences entre ces deux maîtres de la peinture flamande :</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="margin-left:35.45pt; text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">la différence essentielle et radicale, c’est que l’un (Bosch) peint (ou croit peindre…) la corruption de la nature humaine (marquée par le péché et le vice qui pervertissent et déforment, jusqu’à la monstruosité, les rapports rationnellement proportionnés du corps humain), tandis que l’autre (Bruegel) peint, au contraire – et, au premier abord paradoxalement – dans les mêmes personnages, les perfections de cette même nature, c’est-à-dire une puissance d’exister, d’agir, d’imaginer, d’affirmer le réel, sa matérialité, sa corporéité puissante, singulière, multiple... (p. 16). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Bosch est, en effet, le peintre de l’excès. Ses tableaux rendent compte du débordement qui fait irruption dans le monde ; un excès qui va à l’encontre des plans et de l’harmonie cosmique décrétés par la transcendance de la volonté divine. Mais cette irruption débordante n’est appréhendée que sous le signe négatif de la mortification et de la dénonciation. En d’autres termes, chez Bosch nous assistons à l’exploration picturale du thème de ce que la tradition a nommé la « seconde nature », soit le plan horizontal de la productivité multiple et irréductible du réel. La « seconde nature » est, en effet, un philosophème qui a traversé l’histoire de la philosophie, en confluence avec la problématique de la chute et du péché originel (c’est en regard de la chute que la « seconde nature » est interprétée par la tradition théologique, de saint Augustin à Savonarole). Ainsi, les excès sont-ils, de ce point de vue, des imperfections qui manifestent la corruption de la réalité humaine par le péché ; mais une réalité seconde par rapport à une réalité première (prélapsaire) qui, essentiellement, lui fait à présent défaut. La démesure de la seconde nature de Bosch est ainsi appréhendée à travers le prisme de l’orphelinat, c’est-à-dire en regard d’une transcendance qui s’est retirée du monde.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Or Bruegel participe d’une autre tradition de la « seconde nature ». Une tradition dans laquelle Bove inclut Érasme de Rotterdam, Machiavel, Rabelais, Étienne de La Boétie, Montaigne… et aussi – à presque un siècle d’intervalle –, le philosophe d’Amsterdam, Spinoza. Tous ces auteurs ont ceci en commun qu’ils émancipent la « seconde nature » de la logique de la chute et du péché. Bruegel libère, en effet, les débordements de Bosch de la rhétorique imagée de la négation en peignant, au contraire, « la positivité même et la puissante productivité de la vie à partir du monde renversé, sa truculence » (p. 18) ; cela signifie que le peintre flamand <i>transmute</i> « une sidération mélancolique en une puissante méditation sur la vie » (p. 264). Bien que Bove ne le dise pas explicitement, on voit donc que la logique de « l’inversion du monde », que Tolnay impute à Bruegel, sert plutôt, bien au contraire, à décrire l’univers de Bosch… (Bove ne cherche cependant pas à développer ce cadre interprétatif qui aurait nécessité une analyse détaillée de l’œuvre de Bosch). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Pour saisir la singularité de Bruegel, Bove se tourne vers les analyses des peintures du peintre flamand par Max Dvorak et des œuvres de Rabelais par Mikhaïl Bakhtine. Avec l’aide du premier, il donne un nouveau sens aux leçons que le peintre a assimilées lors de son voyage en Italie (1552-1554)</span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[7]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. Il réfute la thèse d’une affiliation de Bruegel à l’idéalisme italien et postule, au contraire, de fortes affinités avec la pensée de Machiavel – et son attention aux choses dans leur vérité effective (cf. l’ensemble du chapitre 2 « Peinture de l’ordinaire et pensée politique du commun : Machiavel-Bruegel-Spinoza). Cette relation s’exprime concrètement (et symboliquement) dans plusieurs dessins et tableaux comme <i>Elck ou un chacun, Le Dénicheur, </i>ou <i>Les apiculteurs</i></span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[8]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">, un dessin où apparaît, au cœur du tableau, une mandragore, clin d’œil possible à la pièce de théâtre du même nom (très connue à l’époque) de l’auteur florentin. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">En s’appuyant sur les analyses de Rabelais par Bakhtine, Bove établit un lien entre Bruegel et le « réalisme grotesque », dont la devise est, <i>a contrario sensu</i>, un « rabaissement » affirmatif de l’être. En d’autres termes, il s’agit d’affirmer la surabondance de la vie, sa démesure, qui ne doit être soumise à aucun imaginaire préétabli en termes d’ordre ou même d’harmonie</span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[9]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. En ce sens, la vie ne doit pas être mesurée à l’aune du sublime, mais seulement sur la base de son propre pouvoir de production de toutes choses dans leur diversité. Cette problématique est appliquée à l’analyse de tableaux comme <i>Les Jeux d’enfants, Les Proverbes, </i>ou <i>Le combat entre Carnaval et Carême</i></span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn10" name="_ftnref10" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[10]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. Dans l’un des moments les plus forts du livre, Bove assimile le « rabaissement » exprimé dans le tableau de Bruegel à une « carnavalisation du monde » (p. 247). L’œuvre en question est structurée par la représentation imagée de deux thèmes antagonistes : d’une part, le carnaval, affirmation d’un pouvoir de création et de régénération nomade et multiple qui trouve refuge dans les éléments les plus ordinaires de la vie de la multitude ; d’autre part, le carême, temps de pénitence et de mortification et de réintroduction d’une hiérarchie fondée sur l’Église. Pour caractériser ce contraste, Bruegel ne se limite pas aux figures typiques du carnaval, il peint aussi les pauvres, les malades, les aveugles, dans une paradoxale affirmation de la vie qui dépasse le paradigme de la privation. Nous arrivons ainsi, par la voie du grotesque, à une affirmation radicale de l’égalité de tous et donc à une critique radicale des idées de hiérarchie et d’uniformisation par le haut. Il s’agit, en somme, d’un renversement du renversement, soit d’un véritable déplacement théorique de la perspective philosophique. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> <br />
<span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><b>2. Le matérialisme pictural de la vertu réjouissante</b></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"> </span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> En privilégiant le fil de la « seconde nature », nous sommes arrivés au terme de notre analyse de l’ouvrage de Bove. Il nous reste cependant à examiner une question au premier abord marginale mais qui a, néanmoins, de fortes résonances avec les éléments centraux du livre : le rapport entre Bruegel et la perspective matérialiste. Dans un passage important, mais que Bove réserve curieusement à une note de bas de page, Claude-Henri Rocquet affirme que « Bruegel, c’est Bosch ayant laissé le livre de Job pour le <i>De natura rerum</i> » (p. 18). Or cette citation permet de mieux comprendre, selon la position même de Bove, à la fois l’opposition de Bruegel au stoïcisme (stoïcisme que Tolnay attribuait à certaines œuvres du peintre flamand), et aussi la présence, chez Bruegel, de cette logique épicurienne de la « vertu réjouissante », selon l’expression de Dirk Coornhert (p. 200)</span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn11" name="_ftnref11" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[11]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">, le contemporain et, peut-être, l’ami du peintre flamand. L’approche du matérialisme épicurien de Bruegel, à travers le thème d’une vertu qui réjouit, devient plus prégnante dans les analyses que Bove donne des <i>Jeux d’enfants</i> (pp. 249-252) et du <i>Repas de noces</i></span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn12" name="_ftnref12" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[12]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> (pp. 282-94).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="margin-left:35.45pt; text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Les<i> Jeux d’enfants</i></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> donnent, en effet, le sentiment joyeux d’un temps suspendu ou d’une vie humaine dérobée à la mort dans le sentiment d’une éternité du présent ou de ce que l’on pourrait appeler une frater-éternité cosmique ; soit le sentiment d’appartenir à une même nature, à une même terre. C’est en ce sens que l’on peut aussi concevoir que le corps commun en liberté (ou le corps de la Liberté) qu’expriment <i>Jeux d’enfants,</i> manifeste, en dernière analyse, le corps même de la divinité... ou le corps du Christ (pp. 257-8).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> Il ne s’agit donc plus de concevoir le bonheur comme le prix de la vertu, mais comme la vertu elle-même, selon l’expression de Spinoza</span><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftn13" name="_ftnref13" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">[13]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">. C’est ainsi que cette conception réformée de la vertu, ancrée non pas dans une sensibilité stoïcienne surplombant le monde mais dans une sensibilité épicurienne de joie dans le monde dans toute sa matérialité et en communion avec la multitude, aboutit à une vision laïque du Christ et à une conception de l’égalité libérée de toute forme de contrôle théologico-politique. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">À la fin du livre, après de profondes analyses historiques, le rapport entre Bruegel et Nicolas de Cues est ainsi complètement réformé (ou transfiguré). Ce rapport n’est plus, en effet, compris sous la forme du « monde renversé » – comme le voulait Tolnay –, mais il est saisi à travers des indices deleuziens qui indiquent une inversion du platonisme ; soit la radicalisation de l’émanation vers l’immanence dont le symbole maximal est, précisément, la « sphère infinie ». En effet, alors que la sphère infinie de Nicolas de Cues représente, encore, l’affirmation de l’égalité sous le pouvoir de l’Un en tant que principe (<i>arché</i>, pourrions-nous dire) émanant du réel, nous assistons, avec la peinture de Bruegel, à une profonde émancipation de l’égalité. Chez Bruegel, l’égalité de toutes choses n’a plus besoin de se référer à l’Un : l’égalité est devenue autoproductive, c’est-à-dire <i>pleinement </i>immanente. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p align="right" style="text-align:right; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Bernardo Bianchi, </span><br />
<span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">chercheur au Centre Marc Bloch</span></span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> de</span></span><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black"> Berlin, </span></span></span></span></p>
<p align="right" style="text-align:right; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">coordinateur scientifique du projet </span></span><em style="font-variant-ligatures:normal; font-variant-caps:normal; orphans:2; text-align:start; widows:2; -webkit-text-stroke-width:0px; text-decoration-thickness:initial; text-decoration-style:initial; text-decoration-color:initial; word-spacing:0px"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Paradoxes of Emancipation</span></em><span style="font-variant-ligatures:normal; text-align:start; -webkit-text-stroke-width:0px"><span style="font-variant-caps:normal"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><span style="text-decoration-thickness:initial"><span style="text-decoration-style:initial"><span style="text-decoration-color:initial"><span style="float:none"><span style="word-spacing:0px">.</span></span></span></span></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Bibliographie</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p class="MsoBibliography" style="margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Deleuze, Gilles. 1966. « Renverser le platonisme (Les simulacres) ». </span><i><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Revue de Métaphysique et de Morale</span></i><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"> 71 (4): 426</span><span lang="DE" style="font-family:"Cambria Math",serif">‑</span><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">38.</span></span></span></p>
<p class="MsoBibliography" style="margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Marx, Karl. (1839) 1968. « Hefte zur epikureischen, stoischen und skeptischen Philosophie ». In <i>Marx-Engels-Werke</i>, 13</span><span lang="DE" style="font-family:"Cambria Math",serif">‑</span><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">258. 40. Berlin: Dietz.</span></span></span></p>
<p class="MsoBibliography" style="margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span lang="DE" style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Nietzsche, Friedrich. 1980. <i>Nachgelassene Fragmente – 1869-1874</i>. Édité par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. </span><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Kritische Studienausgabe 7. Berlin: Gruyter.</span></span></span></p>
<p class="MsoBibliography" style="margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ogilvie, Bertrand. 2012. <i>La seconde nature du politique: Essai d’anthropologie négative</i>. Paris: L’Harmattan.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<div>
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn1">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[1]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Il convient de mentionner que le thème de la « seconde nature » – et, plus particulièrement, ses ramifications politiques – a également fait l’objet d’un livre de Bertrand Ogilvie </span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(Ogilvie 2012)</span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn2">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[2]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Dessin de 1558, exposé au British Museum, Londres.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn3">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[3]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Peinture également de 1558, qui a été perdue, et dont il reste deux copies, toutes deux exposées à Bruxelles.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn4">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[4]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Peinture de 1563, exposée à Vienne, au Kunsthistorisches Museum.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn5">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[5]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Peinture datant d'environ 1566, exposée au château de Windsor en Angleterre.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn6">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[6]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">L’objectif de « renverser le platonisme » a été repris par Deleuze en 1966, dans un article dont le titre reprend ce propos, lequel a été rebaptisé ensuite « Platon et le simulacre » et repris dans <i>Logique du sens</i>, 1969. </span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(Deleuze 1966)</span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">. Deleuze attribue ce but à Nietzsche qui, dans l’un de ses fragments posthumes, affirmait que : « ma philosophie est le platonisme renversé [<i>umgedrehter Platonismus</i>] : plus on s'éloigne de ce qui existe vraiment, plus c’est pur, beau et bon. La vie en apparence comme but ». Cf. </span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">NIETZSCHE, 1980, p. 199.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn7">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[7]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">La période exacte est assez controversée parmi les spécialistes de Bruegel.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn8">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[8]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Dessin datant d'environ 1568, exposé au Kupferstichkabinett de Berlin.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn9">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[9]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Rappelons le film <i>Marais des bêtes</i> (<i>Baixio das bestas</i>), de Cláudio Assis, qui pourrait être interprété sous le même prisme d’un « réalisme grotesque », c’est-à-dire de la valorisation d’« éléments marginaux » de la vie ordinaire, par opposition aux éléments habituellement considérés comme plus élevés et plus dignes de valeur.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn10">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref10" name="_ftn10" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[10]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Peinture de 1559, exposée au Kunsthistorisches Museum de Vienne.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn11">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref11" name="_ftn11" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[11]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Coornhert était un penseur (et aussi un artiste graveur) important, contemporain de Bruegel, dont l’œuvre présente des affinités fondamentales (particulièrement sur la nécessaire laïcisation de l’État), avec la philosophie (à venir) de Spinoza.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn12">
<p class="MsoFootnoteText" style="margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref12" name="_ftn12" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[12]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Peintures de 1560 et 1568 respectivement, toutes deux exposées au Kunsthistorisches Museum.</span></span></span></p>
</div>
<div id="ftn13">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/11/04/2023/Bove%2C-Pieter-Bruegel.-Le-tableau-ou-la-sph%C3%A8re-infinie%2C-Vrin-2019%2C-lu-par-Bernardo-Bianchi#_ftnref13" name="_ftn13" title=""><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-family:"Times New Roman",serif"><span class="MsoFootnoteReference" style="vertical-align:super"><span lang="UZ-CYR" style="font-size:10.0pt"><span style="font-family:"Times New Roman",serif">[13]</span></span></span></span></span></a> <span style="font-family:"Times New Roman",serif">Il n'est pas surprenant que cette phrase, citée <i>ipsis litteris</i> dans ses « Cahiers sur la philosophie épicurienne », ait été utilisée par Marx pour exprimer son appréciation de Lucrèce, le distinguant de Plutarque </span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">(Marx [1839] 1968, 154)</span><span style="font-family:"Times New Roman",serif">. </span></span></span></p>
</div>
</div>Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Belles Lettres 2022, lu par Loïc Geffrotinurn:md5:ab4119b15158d937d031dbec0823c9952023-02-27T06:00:00+01:002023-02-27T06:00:00+01:00Karim OukaciPhilosophie politiquePolitiqueReligionSpinoza<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.muhlmann_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></span></span></span>Géraldine Muhlmann, <em>L'imposture du théologico-politique</em>, Belles Lettres, octobre 2022, 448 pages.</p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Géraldine Muhlmann est enseignante à l’Université Paris-Panthéon-Assas. C’est une spécialiste de l’analyse politique du journalisme (<i>Une histoire politique du journalisme XIX-XXème siècle</i>, 2007, et <i>Du journalisme en démocratie</i>, 2017). Elle a publié en octobre 2022, aux Belles Lettres, <i>L’imposture du théologico-politique</i>, dans lequel elle réoriente, semble-t-il, ses objets de recherche. </span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Le terme théologico-politique renvoie au livre de Spinoza, son <i>Traité théologico-politique</i>, paru en 1670. Dans celui-ci, il analyse les rapports entre la sphère politique et la sphère religieuse. Il montre que les institutions religieuses ont un usage des institutions politiques. En complément, il y a un usage politique du religieux. Le couplage du religieux et du politique conduit à dominer les individus, notamment par le recours à la superstition, donc à la peur. Ce que cherche à montrer Spinoza, c’est qu’il y a avant tout du politique au fond des choses religieuses. Le penseur hollandais prône une séparation des Églises et de l’État, et la liberté de croire et de ne pas croire au sein de la sphère politique. Il s’agit d’une des racines intellectuelles de la laïcité. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Géraldine Muhlmann rappelle au cours de son livre cette contribution centrale de Spinoza. Elle va montrer qu’il va faire partie des ‘‘philosophes à abattre’’, par une tradition de pensée qui va au contraire chercher à ressouder le théologique et le politique, pour montrer que derrière tout phénomène politique, même athée, il y a toujours du divin, du sacré ou du théologique qui en réalité explique ce phénomène qui se croit athée. Il y a toujours la main invisible de Dieu (appelée pudiquement « le sacré » ou « le religieux » par les auteurs analysés), qui cherche à réaliser son projet. Dans ces philosophies, la modernité (politique) est toujours négative, décadente, et elle ne pourra être sauvée que par la religion. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ainsi, si pour Spinoza la politique explique le théologique, pour les auteurs visés dans cette étude, le théologique explique le politique. Pour Géraldine Muhlmann on assiste depuis trente ans au retour en force « du théologico-politique ; et pour l’auteure il s’agit d’une « imposture ».</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ainsi le livre s’ouvre par ces affirmations : « Le « théologico-politique » est une imposture. Il n’apporte rien à la réflexion sur les choses politiques. Il ne permet pas de mieux analyser cet ennui mêlé de colère qui caractérise plusieurs démocraties contemporaines. Il ne permet pas de mieux penser les égoïsmes centrifuges, ni non plus les moments de solidarité, de sursaut collectif ou de fête. Il n’éclaire pas davantage les autoritarismes du présent, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les horreurs infligées aux populations civiles, les affects politiques et les systèmes idéologiques qui sont là impliqués, tout ce que ces alliages rappellent du passé et aussi tout ce qui, en eux, est nouveau. Quant au passé, et notamment aux totalitarismes du XXe siècle, nazisme et stalinisme, les approches qui font valoir du « théologico-politique » ont beau prétendre en divulguer la vérité profonde – un rapport « malade » au sacré, supposé tout expliquer –, en réalité elles n’en disent jamais rien de concret ; et elles contournent les traits sur lesquels insistent les spécialistes de ces régimes. » </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Le travail de Géraldine Muhlmann s’appuie sur la grille d'analyse proposée par Hans Blumenberg dans sa <i>Légitimité des temps modernes</i> (1966). Celui-ci s’opposait au « théorème de la sécularisation » porté notamment par Carl Schmitt dans sa <i>Théologie politique</i> (1922) et plus tard par Gadamer. Ce théorème pourrait se formuler ainsi : « ce qui, dans la modernité, paraît arrachement à la religion n’est encore, en réalité, que de la religion transformée – « sécularisée ». » (p. 33) Il n’y aurait pas de rupture de la modernité avec les conceptions religieuses et médiévales du monde. Ce sont les mêmes, avec une autre figure. Ainsi derrière l’idée de continuité entre le Moyen Âge et la Modernité – la Modernité ne faisant que séculariser des concepts catholiques – on peut donc retrouver les origines chrétiennes de la Modernité en se rebranchant à cette source d’alimentation. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Dans ce cadre, on peut mieux comprendre le cas de Marcel Gauchet. En 1985, il publie <i>Le Désenchantement du monde, </i>dont le sous-titre est<i> une histoire politique de la religion</i>. Il y affirme la thèse devenue célèbre selon laquelle le christianisme serait la « religion de la sortie de la religion ». Ce serait grâce au christianisme que la France est devenue laïque. Mais, entendons-nous bien : cette laïcité de l’Etat serait encore toute chrétienne. De même, il peut affirmer qu’ « au travers même de sa rigueur dogmatique et de son dessein inouï d’inculcation et de direction, l’Église a plus que tout autre contribué à enraciner cet esprit de liberté qu’elle a combattu sans relâche » (<i>Le Désenchantement</i>, p. 194). Tout n’est qu’affaire de continuité, il n’y a jamais de rupture avec l’arrière-fond religieux présent en toute chose. Ainsi, à lire Muhlmann, on comprend que le sous-titre plus adéquat au livre de Gauchet serait : une histoire religieuse du politique<i>. </i></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ce dernier n’est pas le seul représentant de ce courant « théologico-politique ». Géraldine Muhlmann identifie trois « lignes » principales dans la philosophie contemporaine : </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">1 : La « ligne hyper-romantique », incarnée par le philosophe pragmatiste Richard Rorty (<i>Contingence, ironie et solidarité</i>, 1989). Cette lignée serait héritière du spiritualiste Bergson, celui qui a écrit <i>Les Deux sources de la morale et de la religion</i> (1932)</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">2 : La « ligne apocalyptico-messianique », incarnée par Giorgio Agamben (<i>Homo Sacer</i>, 1997), héritière de la phénoménologie de Martin Heidegger (« La question de la technique », 1949). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">3 : La « ligne vieil-hégélienne », composée par Charles Taylor (<i>Les Sources du moi</i>, 1989) et du dernier Jürgen Habermas (tous ses écrits depuis 1989, en particulier ses articles), en ligne directe des <i>Principes de la philosophie du droit</i> de Hegel (1820). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">A ces trois lignes s’ajoutent des « passeurs » : Karl Jaspers (<i>Origine et sens de l’histoire</i>, 1949), Jacob Taubes (<i>Eschatologie occidentale</i>, 1947), Eric Voegelin (<i>Les religions politiques</i>, 1938), et des « transfuges » : Gianni Vattimo (<i>Espérer croire</i>, 1996) et Marcel Gauchet (<i>Le Désenchantement du monde,</i> 1985). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Les dates des principaux ouvrages des auteurs analysés montrent qu’un tournant s’opère à partir de 1989. L’auteure observe que ce courant est dorénavant omniprésent depuis trente ans. Elle constate également que des tentatives de s’imposer ont eu lieu dans les années 70 et 80, notamment avec Foucault et son admiration pour la contre-révolution iranienne, mais que cette tentative n’a pas eu de postérité immédiate. L’auteur ne donne pas vraiment d’explication à cette chronologie. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Géraldine Muhlmann ne revient pas sur l’histoire de France ; mais il est utile de la rappeler afin de comprendre pourquoi ce retour du trait d’union entre le politique et le religieux n’a pas pu avoir lieu avant les années 1990 en France. Depuis la proposition radicale de Spinoza, la France a dû en passer par la Révolution française, la Commune de Paris, puis la Loi de 1905, pour obtenir une séparation des églises et de l’Etat. Cette séparation a été remise en cause par l’arrivée au pouvoir de Pétain. Il aura fallu tout le processus de la Libération pour que cette séparation fût durablement inscrite dans la politique nationale. Ainsi il y a une profonde tradition laïque en France, qui s’est traduite au niveau d’une partie des intellectuels, par une volonté d’expliquer les phénomènes humains sans recours au divin : il s’agit de considérer que les hommes sont bien les acteurs de leur propre histoire. Ce poids de la tradition laïque française a servi de digue, au niveau intellectuel, à la pénétration des idées théologico-politiques. Il faut croire qu’avec la chute du mur de Berlin, la digue intellectuelle s’est également fracturée, et a permis de donner le champ libre à certains philosophes de penser le politique en termes de sacré.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">On pourrait rajouter qu’il y a chez ces philosophes une nostalgie du Moyen Âge. Or la période pré-moderne se caractérise par des régimes politiques monarchiques, théocratiques, religieusement intolérants (persécution des juifs et des protestants). Nous avons découvert, non sans surprise, en lisant cette <i>Imposture</i>, que ces auteurs, en promouvant les racines chrétiennes de la Modernité, retrouvent aussi en toute cohérence tous les travers des catholiques intransigeants du Moyen Âge : un anti-protestantisme (Voegelin, cité p. 237) et/ou un antijudaïsme, quand il ne s’agit pas d’antisémitisme (Heidegger très explicite dans ses <i>Cahiers noirs </i>; complot juif chez Carl Schmitt). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ces positions intolérantes, elles ont été balisées il y a déjà fort longtemps. Au moment de la Révolution française, le pape Pie VI est une des figures de la Contre-révolution qui se structure en Europe. En 1791, il publie un Bref intitulé <i>Quod aliquantum</i>, dans lequel il condamne la <i>Déclaration des droits de l’homme et du citoyen</i> car elle donne des « droits monstrueux ». Le Pape d’alors en profite, dans le même texte, pour rappeler le rôle néfaste des protestants et des juifs. Ainsi le courant que Géraldine Muhlmann identifie comme « théologico-politique » s’inscrit dans celui ausculté par Zeev Sternhell dans son livre <i>Les anti-Lumières</i>, qui couvre la période 1600-2000 (Folio Histoire, 2010).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Le courant « théologico-politique » reproche à la sociologie, au marxisme et à la psychanalyse de ne « pas traiter le politique dans sa singularité » (p. 276). Ces trois disciplines, incarnées par Marx et Freud, procéderaient par grandes généralités ou par réduction à <i>un</i> principe explicatif (<i>la</i> lutte de classe, <i>la</i> libido), et passeraient à côté des phénomènes. Tandis que nos philosophes contemporains, eux, y verraient plus clair et plus profond, grâce à leur sensibilité au sacré. Cette critique de Marx, Freud (et aussi de Nietzsche) est très grossière. Ce qui justifie en réalité leur rejet, c’est leur critique implacable du phénomène religieux (doublé du fait que Marx est communiste, athée et défenseur de la laïcité de l’État).</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><br />
<span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">L'auteure pointe ainsi la grande faiblesse argumentative de ces auteurs. Ils affirment mais ne démontrent rien. « En cela, et à cause de ce goût de l’invisible, le propos théologico-politique se met volontiers en position de n’être pas « réfutable ». » (p. 33) A propos du livre de Marcel Gauchet intitulé <i>L’avènement de la démocratie, tome 1, La révolution moderne</i> (2007) l’auteure écrit : « On n’y comprend plus rien, au milieu de ce vocabulaire du ‘secret’, du ‘souterrain’, de ‘l’invisible’, de ‘l’occulte’ » (p. 43). Ces remarques sont cohérentes, puisque chez ces philosophes, il s'agit d'une démarche de croyants, reposant sur la foi : il n’y a donc rien à démontrer, rien à argumenter. D’où le sentiment d' « imposture ». </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">L’auteure conclut son ouvrage en titrant : « Pour la critique ». Elle prône l’idée qu’il faut continuer d’<i>examiner</i> tous ces courants « théologico-politiques », montrer le vide théorique qui les compose, et le danger de régression intellectuelle et sociale qu’ils incarnent. L’auteure écrit qu’elle n’est pas très optimiste quant au rôle que peut jouer la philosophie dans ce combat, auprès du grand public. Elle espère que des œuvres littéraires à succès ouvriront les yeux du plus grand nombre. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Liberation Serif",serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif">Ainsi <i>L’imposture du théologico-politique</i> dresse une cartographie très utile de nombreux courants, il donne des outils pour déchiffrer des auteurs qui ont l’air assez divers, mais qui appartiennent en réalité à la même famille politico-philosophique. Le livre est extrêmement dense et riche. Il permet une lecture problématisée d’auteurs renommés et vivants.</span></span></span></p>Denis Moreau, Résurrections. Traverser les nuits de nos vies, Seuil 2022urn:md5:a5ab3c660e72c67d34d58b5a29a597702022-07-07T17:18:00+02:002022-07-08T22:44:26+02:00Karim OukaciPhilosophie généralechristianismemort<p><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.0B09V71C6CK.01._SCLZZZZZZZ_SX500__s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Le Professeur Denis Moreau vient de faire paraître un essai passionnant sur la fonction de l'espérance et sur le paradigme chrétien de la résurrection face aux drames de l'existence.</p>
<p>Il a bien voulu accorder un entretien à <i>L’Œil de Minerve</i>.</p>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=ohn2I5R4zKw">Denis Moreau (1) The Road to Philosophy - YouTube</a></p> <p> </p>
<p>Extrait :</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - Denis Moreau, vous êtes philosophe. Vous enseignez la philosophie de la religion à l'Université de Nantes. Vous êtes spécialiste de Descartes, sur lequel vous avez fait paraître plusieurs ouvrages : <em>Je pense, donc je suis</em> (Pleins Feux 2004), <em>La Philosophie de Descartes</em> (Vrin 2016) pour en citer quelques-uns, puisque vous avez en fait beaucoup publié dans ce domaine. Vous travaillez aussi sur le rationalisme classique avec notamment un ouvrage sur Malebranche en 2004, un autre sur Arnauld ; et vous avez contribué à la réédition d'un certain nombre de grands textes, notamment <em>Les Principes de la philosophie</em> de Descartes, puis proposé de nouvelles traductions. Vous avez co-dirigé le<em> Dictionnaire des monothéismes</em> en 2013. Votre activité se partage entre cette recherche universitaire et des essais philosophiques qui portent généralement sur le christianisme et sur une vision chrétienne de problèmes tout à fait contemporains. Parmi vos derniers ouvrages, je cite <em>Pour la vie ? Court traité du mariage et des séparations</em> (2014), <em>Comment peut-on être catholique ?</em> (2018), <em>Nul n'est prophète en son pays</em> (2019) ; et, dans cet entretien, il sera beaucoup question de votre dernier livre, paru en 2022, aux éditions du Seuil, <em>Résurrections. Traverser les nuits de nos vies</em>. Pour débuter cet entretien, est-ce que vous pourriez tout simplement en quelques mots nous retracer votre itinéraire philosophique.</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Oui, je ne suis pas sûr que la philosophie fût une vocation chez moi, pas plus que l'enseignement, d'ailleurs. Ce sont des choses qui sont venues avec (appelez cela comme vous voulez) le hasard, la Providence, le destin, la nécessité, le cours des choses, l'ordre du monde. S'il y eut une vocation, c'est une vocation littéraire, et très précoce : dès mes premières années, j'aimais beaucoup lire et écrire. J'ai eu des parents qui, sans être des intellectuels, eurent la grande intelligence d'apercevoir et de nourrir cette vocation. Je me souviens de ma mère qui m'emmenait deux fois par semaine faire le plein de livres à la bibliothèque de quartier, et cent choses comme ça. Certes, j'ai fait de la philosophie comme tout le monde en terminale : cela m'avait intéressé, mais sans que ce fût le coup de foudre... Oh ! Et tout cela se passait en province. On m'a dit : "Il faut que tu montes à Paris faire une classe préparatoire !" J'étais un bon élève. Je suis monté à la capitale faire une classe préparatoire. Première année, pareil : un petit intérêt pour la philo, mais rien d'extraordinaire. Et puis, deuxième année : la rencontre d'un grand enseignant. C'est quelqu'un qui est mort il y a un ou deux ans ; et cela me fait plaisir de prononcer son nom. C'était André Pessel, professeur de philosophie en khâgne à Louis-le-Grand, qui était vraiment un enseignant extraordinaire. Il a très peu écrit ; et ce qu'il a écrit n'est pas à la hauteur de son enseignement. Mais tous ceux qui sont passés entre ses mains en gardent un souvenir ébloui. Il se trouve que cela se passait en 1987. C'était le 350e anniversaire de la parution du <em>Discours de la méthode</em> de Descartes. Descartes figurait donc au programme du concours pour rentrer à l'Ecole Normale Supérieure en philosophie. En même temps que la rencontre avec cet enseignant (il nous a fait un cours fabuleux sur Descartes... c'était à tomber, tellement c'était bien !), coup double ! Un gros intérêt pour la philo et la découverte de Descartes et du cartésianisme (ce qui est resté ma philosophie de cœur). Après, j'ai eu la chance de rentrer à Normale Sup. Alors là, je me souviens très bien, durant la semaine de rentrée, avoir beaucoup hésité entre la philo et l'histoire... Je ne sais plus très bien pourquoi j'ai choisi la philo à vrai dire... Je me demande si ce n'était pas parce que les filles étaient plus jolies, ou quelque chose comme ça... Enfin, ce n'était pas un choix que j'ai fait avec une pleine lumière dans l'entendement... Puis, j'ai laissé filer : j'ai fait une licence de philo, une maîtrise de philo. J'ai passé l'agreg de philo... Là, après avoir passé l'agreg, comme un imbécile, j'ai fait une petite crise en me disant : "Mais est-ce que tu es vraiment sûr de vouloir enseigner ?" C'était bien le moment de se poser la question, parce qu'il était un peu tard ! J'ai pris l'aide-congé de Normale Sup. Dans l'insouciance de mes vingt ans, je pensais que j'allais pouvoir vivre... Au bout de deux mois, je n'avais plus un sou. Donc, il a bien fallu que je vive. Et tout ce que j'ai trouvé pour survivre, c'est de donner des cours particuliers, des cours dans des boîtes privées. Et je me suis rendu compte que j'adorais ça. La question de la vocation était réglée ! J'ai choisi de devenir enseignant. Depuis lors, mon parcours est très proche des standards de la sociologie. J'ai fait une thèse sur des auteurs cartésiens. Puis j'ai eu la chance d'obtenir assez rapidement un poste en université... Voyez, cela, c'est vraiment toute une suite de hasards ! Il y a une formule de Ricœur : "un hasard transformé en destin par un choix continu". Cela rend assez bien compte de mon parcours intellectuel. Ce que je voudrais dire, pour ne pas donner l'impression qu'il y a du regret dans tout ça, c'est que je ne regrette absolument pas d'avoir choisi la philosophie, l'enseignement de la philosophie, que je pratique dans des conditions privilégiées, parce que je suis à l'université (c'est quand même très facile par rapport aux conditions où se trouvent beaucoup d'autres collègues, philosophes ou non). J'adore ce métier. C'est vraiment un bonheur pour moi. Donc, pas de regret, vraiment, du tout !</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - Est-ce que la philosophie est liée pour vous depuis le début au christianisme ? Ou bien est-ce que le lien que vous faites de plus en plus s'est instauré dans le temps et à la faveur d'un cheminement personnel ?</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Oui, on peut dire ça... Les deux ont toujours été présents... Vous ne l'avez pas précisé dans la présentation que vous avez faite de moi ; mais il vaut mieux le dire : je suis (ce n'est pas quelque chose que je cache, d'ailleurs) catholique. Si on veut me coller une étiquette (mais je n'aime pas beaucoup) catholique pratiquant. Même si c'est une catégorie dont je me méfie un peu. Et catholique, je suis tombé dedans quand j'étais petit, comme on dit : j'ai été éduqué à la foi chrétienne dès mon plus jeune âge. Il y a eu, je crois, quelques années de crise. Rien d'existentiellement dramatique, pas de grandes torsions internes, etc. Mais, quand j'ai commencé la philosophie, comme tout le monde, j'avais été catéchisé, mais j'avais dû arrêter aux alentours de douze ans ; mes représentations en matière de religion étaient alors assez naïves et s'accordaient mal avec la pensée plus mûre du jeune homme que j'étais en train de devenir. Il y a eu autour de 18 et 21 ans une mini-crise de foi, où j'ai vécu le rapport de la philosophie et de ce qu'était ma religion de façon un peu conflictuelle. Puis, vous savez, c'étaient les années 80. C'était l'époque de "la mort de Dieu". Les profs nous expliquaient que saint Thomas d'Aquin, c'était le dernier des ânes. Il y avait une espèce d'atmosphère qui n'est plus exactement la même aujourd'hui... Mais cela s'est assez rapidement rassemblé, en partie grâce à Descartes. Je sais bien : rien n'assure moins ma popularité que de dire ça : la plupart des cartésiens sont athées ou agnostiques, et la plupart des catholiques détestent Descartes. Dans le créneau catholique et cartésien, on se sent un peu isolé. Mais ce n'est pas grave, ça ! En lisant Descartes, je me suis dit : "Descartes est catholique. Il le dit. Il n'y a pas de raison de douter de sa bonne foi. Il donne de bons arguments en faveur de l'existence de Dieu, de bons arguments en faveur de l'immortalité de l'âme. Il y a chez lui une pensée des rapports entre foi et raison qui est assez articulée". Je pense que la lecture de Descartes paradoxalement, au regard de la réputation de cet auteur, m'a plutôt ramené à la foi. La lecture de Malebranche (et j'ai fait ma maîtrise sur Malebranche, aussi un cartésien chrétien) m'a aussi convaincu que foi et raison pouvaient cohabiter assez harmonieusement. Et ça, c'est quelque chose dont, plus ça va, plus je suis convaincu ; cela va en s'accentuant avec les années. C'est-à-dire que je suis très éloigné d'un christianisme qui verrait dans le paradoxe ou l'irrationalité le principal motif de la foi. Moi, j'ai une foi, et j'essaie d'avoir une foi rationnelle, c'est-à-dire argumentée : j'ai des raisons de croire ce que je crois, en m'inscrivant dans une tradition qui est celle du christianisme. Il se trouve que, des trois grands monothéismes, le christianisme est quand même la religion qui a le plus choisi un compagnonnage continué avec la philosophie depuis ses origines. Si on devait expliquer ce que c'est le christianisme à un extraterrestre, il faudrait lui dire assez rapidement : "c'est la religion qui a choisi de se dire et de se penser dans les catégories de la philosophie grecque". Il y a entre elles une forme de compagnonnage séculaire, dans lequel il est assez facile de s'inscrire. Vous connaissez la chanson des Beatles : "Michelle, ma belle, ce sont des mots qui vont très bien ensemble" ! Moi, je peux dire : "<em>Fido, Ratio</em>, ce sont des mots qui vont très bien ensemble"... A condition, évidemment, de se donner une définition de la rationalité un peu élargie. La raison, ce n'est pas seulement la raison sèche, étroite des positivistes : il y a peut-être d'autres champs que la rationalité peut investir. Je suis quand même profondément convaincu d'une connivence entre christianisme et rationalité. Cela se voit dès le prologue de l'<em>Evangile de Jean</em> : "Au commencement était le Verbe". En général, en français, on traduit par "Verbe". Si vous regardez le mot grec qui est traduit par Verbe, c'est <em>logos</em> ou la raison. Il y a beaucoup de lecteurs de ce texte, et pas des imbéciles, saint Augustin et Malebranche, qui ont dit qu'on pouvait traduire par : "Au commencement était la Raison". C'est cette idée que l'univers est principiellement rationnel. Et ça, c'est une idée assez forte qui à nouveau est philosophiquement accueillante !</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - On s'est interrogés avec Karim sur la forme que prennent vos écrits désormais. C'est-à-dire qu'il y a vraiment la part des écrits universitaires dont nous avons parlé. Et quand vous êtes dans un mode plus personnel, vous écrivez dans le registre de l'essai. Pourquoi le choix de cette forme ?</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Mon épouse dit que c'est ma crise de la quarantaine ! Jusqu'à quarante ans, j'avais quand même essentiellement publié des travaux universitaires (je ne sais pas si je suis très savant, mais) savants, érudits et ennuyeux par là-même. Je ne veux surtout pas cracher dans la soupe universitaire : elle m'a nourri et me nourrit encore ; je l'apprécie beaucoup ; donc, ce n'est pas du tout un regret pour ce que j'ai pu faire. Mais, arrivé aux alentours de la quarantaine, j'écrivais des articles sur l'évolution de la théorie cartésienne de la substance entre 1641 et 1644, des choses de ce genre, etc. Mais j'étais, pendant quelques années, un peu de travaillé par... Alors par quoi ?... Je ne sais pas exactement... A nouveau, je suis philosophe, je suis chrétien, je suis catholique... en France, pas dans le monde... Il faut se garder d'une forme de franco-centrisme sur cette question. En France, le catholicisme s'effondre. Nous avons vécu depuis les années 1960 le krach du catholicisme français. Si vous regardez les chiffres, c'est terrifiant. La covid a encore un peu accentué les choses. Mais, pour s'en tenir aux chiffres de pratiquants, on en est à 1,6% de la population française, quand c'était 30 ou 40 % il y a une cinquantaine d'années. Donc, pour le catholicisme en France, ça ne va pas fort. Et je me suis dit : "quand même...!" Il y a un texte de la <em>première Lettre de Pierre</em> dans le <em>Nouveau Testament</em> : "Vous devez toujours être prêt à rendre raison de l'espérance qui est en vous". Si vous regardez le grec, "raison" là c'est encore <em>logos</em>... Tout ça fait système... Je me suis dit : "Ce n'est pas possible ! Pour moi le christianisme c'est le cœur de ma vie, je trouve que c'est une belle chose ; ça m'aide à vivre (on en reparlera sans doute)...Tu ne peux pas rester là, les bras ballants, pendant que le truc s'effondre, sans rien tenter !" Alors c'est sûrement pas moi qui vais sauver le christianisme français. Je n'ai pas cette prétention. "Mais le petit talent intellectuel que tu as reçu, il faudrait quand même peut-être songer à t'en servir pour défendre les idées que tu aimes bien et qui sont fortement menacées ou en voie de disparition". A partir de ce moment-là, c'est le genre de l'essai qui s'est imposé, parce que je pensais qu'écrire une défense et d'apologétique du christianisme, pour être lu par vingt collègues, ça manquait un peu d'intérêt. Il a fallu que je tombe mes oripeaux d'universitaire - ce qui fut compliqué. Si vous parcourez ma bibliographie, aux alentours des années 2010, il y a des livres un peu hybrides : ça louche du côté de l'essai ; mais c'est encore bourré de notes de bas de page dans toutes les langues de la terre ; ce sont des livres qui sont mal foutus, ça ne va pas. Il faut du temps pour faire sa mue. J'ai fini par la faire, je l'espère en tout cas. Depuis une petite dizaine d'années, j'écris des essais. C'est assez agréable. C'est beaucoup plus dur pour moi que d'écrire de la prose universitaire. Dans la prose universitaire, on jargonne tranquille ; on ne se préoccupe pas tellement de l'intelligibilité de ce qu'on raconte. L'écriture des essais, c'est tout un travail d'écriture. J'essaie quand même de faire passer des idées complexes... C'est un travail d'écriture qui me prend beaucoup de temps, de travail de polissage, etc. Mais c'est agréable. Et c'est ce qui est très agréable, c'est d'écrire des livres que les gens lisent ; ça alors c'est drôlement bien ! Par rapport aux livres et articles que j'ai pu commettre...! Alors je ne fais pas des triomphes de librairie. Je suis ni Luc Ferry ni Michel Onfray. Mais il arrive que cela se vende un peu. Et quand les gens lisent les livres, on se dit qu'on est content... Je ne regrette donc pas de m'être lancé dans ce genre de l'essai. Après, ce qui est un petit dur pour moi maintenant, c'est de toujours essayer de tenir les deux casquettes, donc d'alterner un livre savant universitaire et un livre grand public... Là, ça craque un peu de tous les côtés... C'est trop... J'ai du mal à mener les deux de front... Il ne faudrait pas trop m'engager pour l'avenir. Mais c'est quand même plus rigolo les essais ! J'ai 55 ans. Je crois que le temps est venu de me faire plaisir quand même. Je pense que je vais continuer dans cette veine-là.</p>Alain Badiou par Alain Badiou, Presses universitaires de France, 2021, lu par Théo Favre-Rochexurn:md5:753c19529f753486de87801c641cacf12022-02-25T21:01:00+01:002022-02-25T21:01:30+01:00Jonathan Racine<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.9782130827061_vmaq50__1__s.jpg" style="float:left; margin:0 1em 1em 0" /></span></span><i><span style="font-weight:normal">Alain Badiou par Alain Badiou </span></i><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">est un livre composé </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">d’un entretien et de deux conférences d’Alain Badiou qui ont eu lieu en 2019 et publié aux Presses Universitaires de France en 2021. Ce livre s’inscrit dans la lignée d’autres entretiens et ouvrages introductifs, qui ont pour objectif de mettre en lumière les principales lignes de force de la pensée d’Alain Badiou, philosophe français majeur né en 1937. Ses travaux portent notamment sur l’ontologie – avec les trois tomes de son fondamental </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><i><span style="font-weight:normal">L’Être et l’Événement –</span></i></font></font><font size="3"> </font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">et la politique – Alain Badiou ayant toujours pensé et défendu « l’hypothèse communiste » – en passant par de nombreux autres thèmes de réflexion – dont les arts, Alain Badiou étant aussi romancier et dramaturge. Mais ce livre n’est pas un simple résumé de sa pensée. Il s’agit plutôt d’une invitation à un « voyage » à travers la philosophie badiousienne, l’objectif étant de « préparer la lecture » de ses livres, en particulier de la « trilogie métaphysique », grand œuvre du philosophe, mentionnée plus haut, qui se compose de </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><i><span style="font-weight:normal">L’Être et l’Événement </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">(1988), </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><i><span style="font-weight:normal">Logiques des mondes </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">(2006) et de </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><i><span style="font-weight:normal">L’immanence des vérités </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">(2018). Il est en effet principalement question dans ce livre du concept classique, mais reconceptualisé par Alain Badiou, de vérité, et de ce qui la caractérise (universalité, singularité, absoluité). </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Le destinataire de l</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size:12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’ouvrage apparaît alors clairement : Alain Badiou écrit pour la jeunesse. « Corrompre la jeunesse » : l’accusation faite à Socrate est ainsi reprise et assumée par Alain Badiou, montrant bien le caractère indissociable, selon lui, de la philosophie, de la transmission et de l’engagement politique – ce que tout professeur de philosophie en exercice pourra aisément confirmer.</span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p> <p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> La premi</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ère partie du livre se constitue d’un entretien avec Isabelle Vodoz, Bas Matthynssens et Peter Cockelbergh, intitulé « Événement, vérité, sujet ». Alain Badiou revient sur son rapport à la philosophie et en propose une définition originale. La philosophie ne se réduit pas à la vague recherche de la sagesse ou d’un esprit critique aiguisé, comme on l’entend trop souvent. La philosophie est d’abord pour Alain Badiou un discours « subjectivé » qui a pour objet des activités qui possèdent une valeur universelle – ce qu’il nomme « vérité », s’éloignant de la définition traditionnelle et limitée de la vérité comme vérité d’une proposition. Il y a donc philosophie lorsque l’on examine et évalue « ce dont l’humanité est capable ». On comprend alors que la philosophie se trouve toujours conditionnée par des activités extérieures à elle, activités créatrices et à portée universelle. Ces activités sont au nombre de quatre, et elles constituent les quatre conditions de la philosophie, qu’Alain Badiou détaille rigoureusement : d’une part, des activités liées à un engagement subjectif, qu’il soit collectif ou individuel : la politique et l’amour. D’autre part, des activités qui visent une production objective : les arts et les sciences. Alain Badiou montre avec intérêt, à rebours d’une certaine tradition philosophique, que les activités les plus singulières comme l’amour, ou sensibles comme l’art, ont bien une portée universelle, au même titre que les mathématiques. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">En quel sens ces activit</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">és sont-elles « vraies » ? De manière étonnante, la vérité n’est pas liée au caractère prévisible d’une loi générale – ces phénomènes existent mais ne sont ni vrais ni faux. Au contraire, la vérité se définit comme « exception immanente » au sens où elle déroge aux lois générales tout en ayant lieu dans le monde. La vérité est donc de l’ordre d’un « événement », concept central de la philosophie d’Alain Badiou, qu’il distingue de l’être, comme ce qui est conforme aux lois générales du monde. Cet événement est lui-même la source de multiples autres événements – politiques, amoureux, artistiques – qui se déploient dans le monde. L’ensemble des conséquences d’un événement inaugural est appelée par Alain Badiou une « procédure de vérité » et ces conséquences doivent être portées, pour aboutir à la création de vérités, par un « sujet de vérité », fidèle à l’événement initial. Ainsi, un événement révolutionnaire déroge à l’ordre du monde, mais sa vérité n’advient que si cet événement est prolongé par des sujets fidèles à son impératif de transformation, en faisant advenir par exemple un nouveau modèle politique et social. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">La suite de l</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’entretien porte sur le rôle de l’histoire de la philosophie dans l’œuvre d’Alain Badiou – de Platon, premier philosophe à avoir découvert les quatre conditions de la philosophie, à Wittgenstein, l’antiphilosophe par excellence, au sens où ce dernier dévalue la question de la vérité au profit de la question du sens. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">La derni</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ère partie de l’entretien porte sur la politique, et le problème de l’engagement du philosophe dans la transformation du monde. Alain Badiou part du constat d’une crise de l’humanité, de la fin d’un monde – du monde des classes sociales, des inégalités, de la propriété privée et du pouvoir d’État. Loin d’être emportée dans cette crise, la philosophie doit jouer un rôle central dans cette période charnière, en assumant une tâche non seulement spéculative mais pratique et politique. Et cet engagement est indissociable de la volonté de s’adresser à la jeunesse, exposée à ce monde en crise, en lui donnant les moyens d’en penser la transformation. Or, la sortie de crise est pensable en réactivant ce qu’Alain Badiou appelle « l’hypothèse communiste », et dont il est un défenseur constant. Bien sûr, Alain Badiou prend soin de distinguer le terme générique de « communisme » des échecs des régimes politiques du XX</span></span></font></font><sup><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e</span></span></font></font></sup><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> siècle, qui ne se sont pas émancipés du pouvoir d’État. Ce qui définit le communisme d’après Alain Badiou, c’est d’abord la centralité de la dimension égalitaire, et il repose sur quatre principes : l’appropriation collective des moyens de production et des moyens financiers ; la fin de la division hiérarchique du travail, notamment entre travail manuel et intellectuel ; la mise en place d’un espace internationaliste ; enfin, la recherche de procédures de décisions collectives qui ne soient pas autoritaires. L’hypothèse communiste doit donc être prise au sérieux, car elle seule nous conduit à une véritable émancipation et à la sortie de la crise. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">La </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><b>deuxi</b></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><b>ème </b></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">partie de l</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’ouvrage, plus courte que les deux autres, est intitulée « La philosophie entre mathématiques et poésie », et est issue d’une conférence qui a eu lieu en 2019 à Bruxelles. Elle permet d’approfondir les liens entre philosophie, mathématiques et poésie. La conférence s’articule autour de 13 thèses. Les 5 premières interrogent la place singulière de la philosophie, entre les mathématiques et la poésie. Dès l’Antiquité grecque, au V</span></span></font></font><sup><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e</span></span></font></font></sup><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> siècle av J.-C., la philosophie s’est en effet construite au croisement de deux tendances distinctes, qui ont pu entrer en conflit : une tendance à la démonstration et une tendance à la séduction. Ainsi, alors que les mathématiques incarnent « le pouvoir de la lettre », au sens où elles s’appuient sur la symbolisation et les figures plutôt que sur les mots ou les discours, la poésie incarne à l’inverse « le pouvoir de la langue » et de ses images. Et la philosophie, toujours, a navigué entre ces deux pôles : de la forme démonstrative et abstraite de l’</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">Éthique</span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i> </i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">de Spinoza </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">à la poésie philosophique du </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">De rerum natura </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">de Lucr</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">èce. Si la démonstration pure est donc impossible en philosophie, cette dernière ne peut pas non plus se satisfaire d’un langage purement poétique. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">À partir de la thèse 6, le propos d’Alain Badiou se resserre autour de l’ontologie des mathématiques. Alain Badiou explique alors l’ontologie qu’il défend, à savoir une ontologie du multiple – « Rien dans la nature n’est en soi-même absolument un » –, contre une ontologie de l’Un incarnée par la théologie. Certes, la philosophie doit penser ce qui est, et en ce sens elle se rapproche bien des mathématiques, « science de tout ce qui est ». Mais elle doit aussi penser l’événement, ce qui arrive, et en ce sens elle est poétique, la poésie ayant la « capacité à saisir l’événement ». La philosophie se trouve donc au croisement de l’être et de l’événement et c’est à ce croisement qu’apparaissent les vérités, événements émergeant sur fond d’être donné. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">La </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><b>troisi</b></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><b>ème partie</b></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> du livre, plus exigeante et moins directement accessible </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">à qui n’est pas familier des théories mathématiques, s’intitule « Ontologie et mathématique ». C’est le texte d’une conférence qui s’est déroulée à Paris en 2019. Alain Badiou commence par rappeler les quatre conditions de la philosophie et souligne trois approches méthodologiques pour penser les liens entre la philosophie et ses conditions. De façon générale, il s’agit d’abord de considérer à un certain moment de l’histoire de la philosophie, « l’état des quatre conditions, de leur impact sur la philosophie dans un lieu déterminé », par exemple dans la philosophie antique. Ensuite, on peut comprendre, d’un point de vue interne, les contractions internes à une condition, et saisir la manière dont cette contradiction transforme le rapport de la philosophie et de ses conditions – en saisissant par exemple les effets politiques de la Révolution française sur la philosophie. Enfin, le troisième processus à analyser est « rétroactif », et il vise à souligner les effets de la philosophie sur ses conditions. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">C’est à partir de ces trois processus qu’Alain Badiou va, dans la suite de son texte, exposer le rapport entre l’ontologie et les mathématiques qui traverse sa philosophie. D’abord, donc, son « matériau » philosophique est issu d’une certaine « situation », celle des années 1970. Alors que cette conjoncture a pu mener à un certain relativisme culturel et au rejet de la pensée au profit de l’action, le projet du philosophe est de reconstruire une « discursivité spéculative » qui prenne en charge le problème de l’être, de la vérité et du sujet ; ce qui le conduit alors vers l’ontologie. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Dans un deuxi</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ème temps, Alain Badiou s’attache à ressaisir le problème de l’être dans l’histoire de la philosophie, en exposant de manière claire et synthétique les six positions possibles face à l’ontologie. D’abord, deux positions « négatives » qui, soit refusent toute signification au concept d’être (ainsi de la position sceptique), soit, sans nier que l’être existe, nient la possibilité d’en avoir une connaissance effective (ainsi du kantisme). Si nous affirmons au contraire que l’être existe et qu’il est possible d’en avoir une véritable connaissance, quatre positions se détachent. Dans la métaphysique classique d’abord, celle d’Aristote notamment, l’être existe, et il se donne sous la forme de l’absolument Un. Chez Spinoza ou Hegel, ensuite, l’être se donne sous la forme d’une totalité qui contient une multiplicité de façon immanente. La cinquième orientation, celle adoptée par Alain Badiou avec certaines modifications, est l’optique matérialiste, qui rejette à la fois l’unicité de l’être et toute « totalisation unifiante ». Enfin, la dernière position consiste à réduire l’être à un ensemble de relations avec d’autres êtres, conception relationnelle adoptée par Nietzsche ou Bergson. C’est pour tenter de confirmer ce choix théorique matérialiste qu’Alain Badiou se tourne vers les mathématiques et qu’il découvre la théorie des ensembles – adoptant alors un point de vue rétroactif de la philosophie vers ses conditions.</span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Dans la suite du texte, Alain Badiou se concentre sur les rapports de sa philosophie </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">à la théorie mathématique des ensembles. Quelle fonction cette théorie joue-t-elle au sein de son discours philosophique ? Cette théorie des ensembles, dite « ZFC » (pour Zermelo-Fraenkel, le C renvoyant à l’axiome du choix qu’Alain Badiou expose par la suite) permet d’acquérir une connaissance des formes possibles de la « multiplicité pure » : ce qu’on désigne précisément, en mathématiques, par le terme d’ensembles, « pures formes de l’être ». Le concept d’ensemble permet donc à Alain Badiou de fonder, au sein des mathématiques, son ontologie. Ces formes de l’être se donnent alors à partir d’axiomes qui déterminent certaines propriétés relationnelles, dont le fondement est la relation d’appartenance ϵ. Alain Badiou s’appuie ensuite sur trois axiomes particulièrement contestés et montre en quoi ils peuvent être philosophiquement fondés : l’axiome du choix, l’axiome de fondation et l’axiome de l’infini. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">C</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’est là qu’Alain Badiou rejoint et expose les thèses de son deuxième grand ouvrage de métaphysique, </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">Logiques des mondes</span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">. Les v</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">érités, universelles, doivent en effet toujours être réinscrites dans la singularité d’un monde, dont il faut comprendre la composition. L’enjeu est d’éviter de tomber dans un idéalisme qui ferait des vérités de pures processus subjectifs. Pour cela, Alain Badiou s’appuie sur une distinction entre être et exister. Tout objet </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">est </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">dans le monde, selon un certain degr</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">é d’identité, qui l’éloigne ou le rapproche plus ou moins des autres objets du monde – c’est ce qu’Alain Badiou nomme « multiplicité pure ». Mais tout objet </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">existe </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">également, et se trouve alors affecté d’un certain degré d’identité à lui-même, qui le définit comme existant ou inexistant dans le monde – une multiplicité qui se trouve donc inscrite dans le monde. Ou plutôt dans </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">un </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">monde, dans la mesure o</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ù une même multiplicité peut apparaître dans des mondes distincts. L’originalité de la thèse est de montrer que la vérité se trouve toujours localisée dans un monde, même si sa portée reste universelle dans la mesure où elle peut advenir dans d’autres mondes. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Il reste alors une derni</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ère pièce métaphysique à apporter à cette élaboration, qu’Alain Badiou expose dans son dernier ouvrage métaphysique, </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">L</span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><i><span style="font-weight:normal">’immanence des vérités. </span></i></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">A</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">pr</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">ès avoir montré le caractère à la fois universel et singulier des vérités, il faut encore en montrer leur caractère absolu. Ce point est seulement esquissé par Alain Badiou et pour en comprendre la portée générale, il faudra se reporter à son livre. L’ambition est de démontrer que les vérités sont indépendantes de leurs créateurs : même si la vérité s’inscrit dans une certaine historicité et dans un monde déterminé, il faut maintenir, contre le relativisme, que la vérité est absolue. Pour le démontrer, Alain Badiou passe une nouvelle fois par la médiation des mathématiques et plus précisément, il s’appuie sur la théorie des infinis : ce qui fonde le caractère absolu de la vérité, c’est une relation immanente entre l’œuvre de vérité et l’infini. </span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p class="western" style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="font-size:12pt"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="font-family:"Times New Roman",serif"><span style="color:#000000"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Ce livre d</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’Alain Badiou présente donc un double mérite : mettre en lumière, dans une forme accessible, les principaux jalons et théories de sa philosophie – qui s’inscrit ici avant tout dans ce qu’il est convenu d’appeler la « métaphysique ». Le choix de l’entretien et de la conférence permet en effet d’adopter un langage simple et compréhensible – sans jamais céder au simplisme. C’est là un tour de force qu’il faut reconnaître, la métaphysique – et en particulier l’ontologie – ayant souvent la réputation d’être austère voire absconse. Sont mises en avant ici les qualités pédagogiques du philosophe qui résume et expose, en une centaine de pages, les thèses principales d’ouvrages nombreux et conséquents. Les notions abordées sont variées, et montrent l’appétence du philosophe pour des champs et problèmes philosophiques pour le moins multiples. Mais le livre illustre cependant la permanence d’un intérêt – d’une fidélité, dirait peut-être Alain Badiou – qui traverse son œuvre, pour le problème, classique, de la vérité – problème qu’il expose à nouveau frais, de manière originale et stimulante. </span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">L</span></span></font></font><font size="3"><font style="font-size: 12pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">’objectif visé par Alain Badiou, « corrompre la jeunesse » en lui transmettant les linéaments d’une œuvre philosophique et en incitant à sa lecture, semble rempli. Alain Badiou donne à voir une discipline vivante, capable de penser le présent comme l’avenir, et porteuse d’espoirs de transformations. Reste à savoir si cette jeunesse sera au rendez-vous.</span></span></font></font></span></span></span></span></span></span></span></p>Jean-Luc Marion, Questions cartésiennes III lu par Aurélien Chukurianurn:md5:4e627c4c40e075c2c04b3ba13ad1dded2022-01-21T11:17:00+01:002022-01-21T11:18:52+01:00Jonathan Racine<p style="text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.marion_questions_cartesiennes_s.jpg" style="float:left; margin:0 1em 1em 0" /></font></span></span><span style="page-break-before:always"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Éminent cartésien dont les travaux ont marqué de leur empreinte les études consacrées à Descartes (</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Sur le prisme métaphysique de Descartes, </i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Paris, P. U. F., 1986), philosophe à la renommée internationale de par ses contributions majeures à la phénoménologie (</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Etant donné, </i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Paris, P. U. F., 1997) et à la philosophie de la religion (</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Dieu sans l’être, </i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Paris, Fayard, 1982), J.-L. Marion signe, avec </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Questions cartésiennes III. Descartes sous le masque du cartésianisme</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> (Paris, P. U. F., 2021), une publication de grande importance dans le champ de l’histoire de la philosophie cartésienne. Cet ouvrage vient autant couronner des recherches dédiées à Descartes, entreprises depuis 1975 (</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Sur l’ontologie grise de Descartes</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">, Paris, P. U. F., 1975), que prendre la suite des deux volumes de </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Questions cartésiennes I </i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">et</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i> II</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> (Paris, P. U. F., 1991, et 1996) : </font></font><font face="Times New Roman, serif">il s’agit d’approfondir l’interprétation de la pensée cartésienne en se penchant sur certains de ses points cruciaux, que les différentes réceptions incarnées par les cartésianismes ont voilés.</font></span></span></span></span></span></p> <p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">L’avant-propos trace les contours d’un ouvrage essentiel d’histoire de la philosophie, en approchant Descartes au miroir d’un cartésianisme qui masque sa pensée plutôt qu’il ne la découvre. Accompagné de principes régulateurs, tels que l’intelligence supérieure du philosophe sur son commentateur, et la nécessité pour ce dernier de rejoindre ce que le premier a vu, ce travail résonne comme une célébration du </font><font face="Times New Roman, serif"><i>commencement</i></font><font face="Times New Roman, serif"> que représente Descartes, contribuant autant à enrichir son interprétation qu’à l’inscrire – définitivement s’il en est besoin – au panthéon des philosophes. </font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le chapitre premier, intitulé « Le doute, jeu suprême », examine de quelle façon Descartes s’insère, à travers sa propre pratique du doute, dans le débat touchant le scepticisme et ses limites au XVII</font><sup><font face="Times New Roman, serif">ème</font></sup><font face="Times New Roman, serif"> siècle. Il s’agit de faire la lumière sur le </font><font face="Times New Roman, serif"><i>scepticisme cartésien</i></font><font face="Times New Roman, serif">, en éclaircissant sa </font><font face="Times New Roman, serif"><i>propre construction du doute</i>, selon sa double confrontation avec les arguments sceptiques provenant de la nouvelle Académie et la radicalisation du doute issue du pyrrhonisme. Ainsi le lecteur peut-il saisir, à partir de ce magistral éclairage dévolu au doute cartésien, l’avancée décisive de ce que la postérité a – improprement – désigné sous le nom de <i>cogito</i></font><font face="Times New Roman, serif">, obstruant l’essentiel que le doute permet de remettre au premier plan : la conquête de la certitude à même le doute s’opère à travers l’acte d’une pensée pensante (et non pas simplement d’une pensée pensée), mis en œuvre dans l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego sum, ego existo</i></font><font face="Times New Roman, serif">.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le second chapitre se penche sur l’argument cartésien dit du</font><font face="Times New Roman, serif"><i> cogito</i></font><font face="Times New Roman, serif">, en prenant soin d’abord de retenir la formulation canonique de la Seconde Méditation qui met l’accent sur le </font><font face="Times New Roman, serif"><i>caractère d’acte</i></font><font face="Times New Roman, serif"> du </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogito</i></font><font face="Times New Roman, serif"> qui s’effectue en se disant ou se pensant. L’enjeu du chapitre consiste à renouveler l’interprétation de l’argument cartésien à la faveur d’une confrontation avec les objections qu’il a suscitées dans l’histoire de la philosophie. Aux yeux de l’A., la lecture des textes cartésiens suggère que l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego sum</i></font><font face="Times New Roman, serif"> se performe par une </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogitatio</i></font><font face="Times New Roman, serif"> en acte, non réflective, ni représentative, mais faisant appel à une pensée immédiatement affectée par elle-même au titre d’un sentir originaire. Ainsi, l’interprétation de l’argument cartésien de l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego sum</i></font><font face="Times New Roman, serif"> réclame-t-elle, à la fois de tenir compte des objections qui se sont élevées à son encontre pour entrevoir les philosophies qu’elle a engendrées, et de les considérer « hors sujet » (titre du chapitre) pour que la pensée cartésienne reste, à la lueur de nouveaux paradigmes, un sujet – indéterminé – de pensée.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le chapitre III – « Connaître à l’estime » – développe ce dernier fruit de la métaphysique cartésienne qu’est la générosité, en se penchant sur le statut épistémologique de l’estime de soi qu’elle implique. L’intérêt de la générosité est de définir une </font><font face="Times New Roman, serif"><i>connaissance à l’estime</i></font><font face="Times New Roman, serif">, c’est-à-dire une connaissance non objective qui porte sur la valeur de la chose, décidée par la volonté : l’estime pense sans représentation positive d’objet, directement par la puissance du libre arbitre. A ce titre, il s’agit d’une forme de pensée sans certitude qui interprète les choses en raison de leur valeur par rapport à nous. Aussi, l’A. avance la thèse d’une mesure de l’estime de soi par l’amour, à travers la considération par l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego</i></font><font face="Times New Roman, serif"> d’autrui. La générosité est réglée par l’amour qui la précède, les degrés d’estime étant fixés, non par l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego</i></font><font face="Times New Roman, serif">, mais par un devoir pratique rapporté à autrui. Cette place tenue par le décentrement dans le concept cartésien d’estime de soi est confirmée par l’inversion pascalienne, où l’estime d’autrui règle l’estime de soi.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le chapitre IV – « L’infini, dépli de la finitude » – vise à présenter la philosophie cartésienne sous le jour d’une </font><font face="Times New Roman, serif"><i>pensée de la finitude</i></font><font face="Times New Roman, serif">, en revenant sur le statut du fini et de l’infini et de leur rapport. L’A. repère l’horizon transcendantal dans lequel se déploie l’infini, sur un double plan. D’un côté, la manifestation de l’infini comme positivement incompréhensible déplie la finitude : l’</font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego</i></font><font face="Times New Roman, serif"> se trouve dans l’infini en s’en démarquant comme fini. De l’autre, l’infini déploie la possibilité infinie du fini qui, sans pouvoir être comprise, peut être expérimentée sous les formes de l’idée d’infini et de la liberté. Partant, ce double dépli de l’infini, sous la forme d’une finitude conçue sur fond d’infini incompréhensible et d’une infinie finitude, cristallise en quel sens la philosophie cartésienne serait, dans une anticipation critique, une reconnaissance de sa propre finitude.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le chapitre V – « De Descartes à la phénoménologie et retour » - apporte des éléments de réponse à la question de savoir de quel point de vue la phénoménologie peut ou non se réclamer de Descartes. L’A. fait ressortir de quelle façon le geste husserlien de la réduction peut déjà se lire, non pas dans le doute, mais dans la reconduction cartésienne de toute chose à son statut de </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogitatum </i></font><font face="Times New Roman, serif">rapporté à la </font><font face="Times New Roman, serif"><i>mens</i></font><font face="Times New Roman, serif"> : préalablement au doute et au titre de sa condition se trouve la certitude de ce qui apparaît à la </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogitatio</i></font><font face="Times New Roman, serif"> (</font><font face="Times New Roman, serif"><i>videre videor</i></font><font face="Times New Roman, serif">) en tant que l’un de ses modes (</font><font face="Times New Roman, serif"><i>quaetenus quidam cogitandi modi</i></font><font face="Times New Roman, serif">). Cette immanence de la pensée implique une suspension de la question sur la transcendance (origine et statut ontique), au profit du critère de l’évidence : la vérité des pensées dépend de leur clarté et distinction pour la pensée. Restent des écarts entre la pensée cartésienne et la phénoménologie historique, comme l’illustre la direction métaphysique que reçoit la corrélation apparaître apparaissant et la non-qualification du </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogitatum</i></font><font face="Times New Roman, serif"> en phénomène.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">C’est ensuite à Montaigne d’occuper le cœur du chapitre VI – « Montaigne ou le doute sans </font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego sum</i></font><font face="Times New Roman, serif">, </font><font face="Times New Roman, serif"><i>ego existo</i></font><font face="Times New Roman, serif"> –. L’A. repère une intuition philosophique montaignienne dans sa décision de se peindre en tant que </font><font face="Times New Roman, serif"><i>moi</i></font><font face="Times New Roman, serif">, assurant une nouvelle détermination de la subjectivité, ni transcendantale ni empirique. A rebours du </font><font face="Times New Roman, serif"><i>cogito</i></font><font face="Times New Roman, serif"> cartésien installé dans l’être par une pensée accédant à elle-même, les </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Essais</i></font><font face="Times New Roman, serif"> donnent à voir un moi qui, hors de l’être, sans communication à l’être, et dépourvu de maîtrise de sa propre pensée, découvre son être-pas en prévoyant la possibilité de la mort. Surtout, Montaigne effectue le geste décisif de rattacher la philosophie, non pas à l’être ou à une pensée maître d’elle-même, mais au fait de vivre et à son art, englobant un « mourir tranquillement ». Mais l’A. fait valoir que, pour Montaigne, l’art de jouir de son être comme vie implique de la recevoir comme un don – divin – auquel rendre grâce. Dès lors, la conception ni ontique ni ontologique du moi (un quasi </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Da</i></font><font face="Times New Roman, serif"> sans </font><font face="Times New Roman, serif"><i>sein</i></font><font face="Times New Roman, serif">) qu’avancerait Montaigne coïnciderait avec une figure de la philosophie contenant son propre dépassement. L’Appendice – « Montaigne ou le bon usage du scepticisme de saint Augustin » – approfondit d’ailleurs la place décernée à Montaigne par l’ouvrage, en se penchant sur les lieux conceptuels où l’auteur des </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Essais</i></font><font face="Times New Roman, serif"> pense avec saint Augustin. Cette mise en rapport permet autant de marquer des similitudes et des décalages que de repérer des anticipations conceptuelles de Descartes, inscrivant ce dernier dans leur filiation.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Le chapitre VII – « Hobbes ou l’idée de l’étant comme corps » – revient sur le débat entre Hobbes et Descartes qui occupe les Troisièmes Objections et Réponses, pour montrer que, par-delà la réputation décevante qui lui est attachée, il recèle de véritables enjeux. Ceux-ci, d’ordre métaphysique, concernent le statut exclusivement figuratif de l’idée et la réduction de tout étant au corps imaginable. L’A. s’attache à faire ressortir qu’Hobbes paraît aux prises avec lui-même, en ce que sa réduction de l’étant au corps n’est fondée que sur une dépendance épistémologique envers une </font><font face="Times New Roman, serif"><i>mens</i></font><font face="Times New Roman, serif"> demeurée impensée par lui, mais que son interlocuteur a placée au centre.</font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Times New Roman, serif">Les deux derniers chapitres abordent Spinoza et son rapport à Descartes. L’un – « Spinoza ou l’unification des preuves de l’existence de Dieu » – met au jour les difficultés qui jalonnent l’approche spinoziste de Dieu. Spinoza reprend les preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, mais en leur faisant subir de profondes distorsions, ce qui n’est pas sans fragiliser sa propre approche de Dieu en la rendant problématique. L’A. se demande surtout quel sort Spinoza réserve à cette pluralité : la résout-elle en un système, en ne retenant qu’une seule détermination unique de Dieu, ou la laisse-t-il irrésolue ? Descartes avait pris la décision, philosophiquement exceptionnelle, d’une indécision des démonstrations, Dieu restant en dernière instance positivement incompréhensible : une telle indécision conservait ainsi une harmonie avec la théologie révélée où la non-juxtaposition des noms divins se fonde sur la visée de louer, et non de comprendre, Dieu. D</font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">e son côté, Spinoza soutient une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. Mais celle-ci échoue, de par l’inexorable multiplicité des déterminations de Dieu, et ce serait là au fond le plus grand mérite – insu ? – de Spinoza.</font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ultime chapitre poursuit la mise en confrontation de Descartes et de Spinoza, en se pensant sur le thème de l’adéquation – « Spinoza, l’adéquation et la vision »</font></font><font face="Times New Roman, serif"> –</font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">. Dans le prolongement du précédent chapitre, l’A. avance que l’</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Ethique</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> trouve son réel mais dissimulé commencement, non pas au livre I avec Dieu, mais au livre II, avec l’inadéquation, relevant du premier genre de la connaissance par imagination.</font></font><font face="Times New Roman, serif"> </font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Or, la théorie cartésienne de la vérité se caractérise, non par l’adéquation, mais par ce terme médian qu’est la complétude : tandis que la connaissance adéquate de la totalité des propriétés des choses est l’apanage de la puissance créatrice de Dieu, la connaissance vraie humaine se déploie, parce que finie, dans l’horizon de la complétude. Cet écart tracé par Descartes entre la complétude et l’adéquation, qui renvoie à l’incommensurable abîme du fini et de l’infini, est précisément comblé par Spinoza. Ainsi apparaît-il que l’auteur de l’</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Ethique</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> reprend une question épistémologique cartésienne, mais la déplace : compte tenu de l’impossibilité de la connaissance adéquate pour un entendement fini, il s’agira alors de le faire parvenir à celle-ci en le rendant adéquat à l’entendement infini. L’A. avance également l’hypothèse selon laquelle la théorie spinoziste de l’adéquation, par-delà ses lacunes intrinsèques, trouverait son originalité dans son ambition, démesurée mais digne d’intérêt pour la pensée, d’une transposition rationnelle de la vision béatifique : Spinoza vise, dès la connaissance du second genre, à atteindre, naturellement, sans les ressources de la grâce, la cime de la connaissance humaine que constitue la vision béatifique, laissée par Descartes hors du champ de l’humaine métaphysique. A ce titre, Spinoza prendrait part à un débat théologique sur la vision béatifique, où interviennent Thomas, Suarez et Descartes, mais pour le reporter dans les limites de la stricte métaphysique, en corrélant le présupposé d’une connaissance </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>a priori</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> adéquate de l’essence divine et de l’essence des choses au rejet de la transcendance et de la création.</font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">La conclusion </font></font><font face="Times New Roman, serif">– « Descartes à venir » – </font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">dresse le portrait de la philosophie cartésienne en tant que pensée originellement dialogique, à lire comme un ordre sans système qui procède de batailles en batailles : Descartes avance, non une doctrine démontrée, mais des décisions de pensée effectuées de fait qui renouvellent les champs de la philosophie, dont la métaphysique, et dessinent en creux les possibilités herméneutiques qui restent à ses lecteurs. </font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"> </p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Assurément, il s’agit d’un ouvrage magistral, dont la lecture constitue une expérience enrichissante et exaltante, de par la clarté de la langue, la finesse des analyses et la maîtrise des concepts cimentant l’histoire du cartésianisme. Trois remarques clôtureront notre recension. </font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">D’une part, l’ouvrage convoque les grandes interprétations consacrées à la pensée cartésienne (Gilson, Guéroult, G. Rodis-Lewis, ou plus récemment P. Guenancia, D. Arbib, etc.), pour se situer par rapport à elles, les approfondir voire les corriger. Néanmoins, on pourra relever aussi une forme de dépendance des analyses déployées à l’égard des propres interprétations de l’A., ce qui confère une densité certaine à l’ouvrage, mais aussi parfois peut-être, pour un lecteur novice, une part d’opacité (cf. la question de la science cartésienne et de sa dépendance vis-à-vis des natures simples, ou celle de la double onto-théo-logie, questions héritées d’autres ouvrages, comme sur </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>L’ontologie grise de Descartes</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">, ou </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Sur le prisme métaphysique de Descartes</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">). D’autre part, on retiendra de l’ouvrage l’enseignement que la démarche philosophique consiste dans des résolutions qui manifestent l’agir de la pensée à travers des actes de pensée. Sur ce point, l’ouvrage trouve son indéfectible portée dans sa faculté à faire resplendir ceux effectués par Descartes, comme la suspension de la prédication opérée par le doute cartésien, l’acte de la pensée pensante qui aboutit à un </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>ego</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>cogito</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> ni substantiel ni réflexif, la pensée non objective de l’infini incompréhensible, la connaissance à l’estime de la générosité. Cependant, si l’on entend aisément que la palme du philosophe soit décernée à Descartes, qu’en est-il des autres auteurs mobilisés comme interlocuteurs de ce dernier ? Si Montaigne et Husserl acquièrent une véritable épaisseur philosophique, Hobbes et Spinoza semblent souffrir d’une part de discrédit philosophique : on peut alors se demander si ce dernier, institué à l’aune de Descartes, parvient à reposer sur des éléments probants et objectifs, ou s’il ne recouvre pas une part de présupposé. </font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Enfin, des questions internes aux pensées étudiées subsistent. Citons celles que notre lecture a fait surgir, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité. Le lecteur pourra d’abord s’interroger sur le statut conféré par l’A. à la pensée représentative (chap. II), découlant de la distinction entre réalité formelle et réalité objective de l’idée (Méditation III). L’A. rattache, à raison et contre Heidegger, l’</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>ego cogito</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> à un sentir originaire plutôt qu’à une pensée représentative, mais ne semble pas accorder à cette dernière tout le poids qu’une tradition interprétative lui a prêté (H. Gouhier, F. Alquié, etc.) : aux yeux de celle-ci, la représentation fait bien partie intégrante de la </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>cogitatio</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> de la </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>mens</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">, de sorte à envelopper le </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>cogito</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> et Dieu (« </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Ex his autem meis ideis, praeter illam queae me ipsum mihi exhibet </i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">» - « Or entre ces idées, outre celle qui me représente à moi-même »). Aussi, si elle implique bien, comme le souligne l’A, une visée d’objet, la représentation est surtout perçue, par cette tradition interprétative, comme le moteur d’une ontologie qui, centrale dans la première preuve par les effets, n’est pas ici envisagée. Par ailleurs, l’A. ne fait pas mention, dans ses analyses de l’infini ou de la générosité, du lien de ces thématiques avec celle de l’amour de Dieu (génitif subjectif) que développent, dans le prolongement de la Méditation III, les lettres à Elisabeth et à Chanut de 1645-1647. Enfin, l’hypothèse que l’</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Ethique</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> mettrait en œuvre une transposition métaphysique du salut est plutôt esquissée que développée. On notera que, non seulement, elle avait déjà été avancée par F. Alquié qui avait souligné la démarche autant prométhéenne qu’incompréhensible de l’</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Ethique</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"> (</font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Le rationalisme de Spinoza</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">, Paris, P. U. F., 1981), mais surtout, pareille hypothèse aurait peut-être mérité de revenir sur les thématiques du salut des ignorants et de la christologie philosophique (cf. A. Matheron, </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Le Christ et le salut des ignorants</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">, Paris, Aubier-Montaigne, 1971) qui sont au cœur du </font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Traité théologico-politique</i></font></font><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">. </font></font></span></span></span></span></p>
<p class="western" lang="fr-CA" style="margin-right: -0.76cm; margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Pour autant, ce type de remarques ne fait que célébrer la force philosophique d’un ouvrage qui sait autant penser à nouveaux frais la philosophie cartésienne, la faire communiquer avec ses autres, que soulever des enjeux interprétatifs profonds et féconds. Ainsi l’ouvrage fait-il rayonner Descartes comme un philosophe appartenant à l’avenir, en ce que les possibilités interprétatives de sa pensée restent toujours encore à venir.</font></font></span></span></span></span></p>Ph. Danino, Philosophie du problème, CNRS Editions, Paris, 2021, lu par Jérémy Girard-Robinurn:md5:8982551fed8423352a2e068a2e9a97382021-11-15T16:24:00+01:002021-11-27T11:02:01+01:00Jonathan RacinePhilosophie générale<p style="text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.51CivtxkRhL._AC_UL320__s.jpg" style="float:left; margin:0 1em 1em 0" />Lorsque le philosophe se donne l’idée de problème comme thème de réflexion, il peut avoir en tête la raison d’être de sa propre discipline, adossée à quelques grands noms de son histoire (Bergson, Deleuze …). En effet, que le problème soit l’objet d’une rencontre (le problème est ce qui nous « tombe dessus ») ou qu’il soit l’objet d’une position (la fameuse « problématique »), la philosophie, pour problématisante qu’elle soit, ne saurait faire du problème l’impensé de sa propre pratique. Certes, le problème en philosophie fait l’objet d’une réflexion, mais celle-ci est trop souvent méthodologique et rarement philosophique. Et pour cause : le problème est d’abord ce à quoi le professeur rend sensible et ce que l’apprenti philosophe, élève ou étudiant, apprend à construire -- il fait donc l’objet d’un discours spécifique (problématologie) énonçant les moyens principaux de présenter un problème et de le déployer. Ainsi, dans le champ philosophique, les différents ouvrages de méthodologie constituent le lieu essentiel où l’idée de problème se trouve thématisée, sans que cette idée ne fasse nécessairement l’objet d’une réflexion philosophique précise, c’est-à-dire <i>in fine</i> problématique. C’est donc l’objet du livre de Philippe Danino que de proposer une ample réflexion philosophique sur l’idée même de problème.</font></span></span></span></span></p> <p style="margin-bottom: 0.28cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif"> </font></span></span></span></span><br />
<span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Une approche problématique du problème, et non seulement méthodologique, consiste à partir de l’équivocité même de la notion pour interroger les conditions de possibilité du problème : celui-ci existe-t-il à même la réalité des choses ou est-il une pure construction intellectuelle ? Est-ce que l’on exhume des problèmes ou est-ce qu’on les fabrique ? Si ces questions concernent tout problème quel qu’il soit (politique, technique, mathématique …), force est de constater qu’elles engagent avec plus d’acuité le sens même de la philosophie qui, dans son rapport au problème, cherche à se définir elle-même en évitant un double écueil : d’une part celui d’un rapport immédiat à l’expérience brute – car alors tout serait potentiellement « problématique » dans l’expérience, selon l’inflation du substantif que remarque Philippe Danino dans le langage, de la « problématique » du chômage à la « problématique » de la clef restée coincée dans la serrure --, d’autre part celui de l’effet rhétorique – car alors la philosophie serait réduite à une simple glose ou à un jeu dialectique. </font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Sous le premier aspect, celui de l’expérience, le chapitre I de l’ouvrage propose une élucidation du concept de « problème », qui ne saurait simplement être défini comme une difficulté : l’expérience donne à voir des « difficultés » qui ne sont pas des « problèmes », tels l’énigme ou le mystère. Le problème comporte une dimension spécifique de résistance et de souffrance, comme l’atteste l’étymologie que l’auteur expose de façon remarquable. Or si le problème se reconnaît à même la résistance que certaines expériences nous opposent, il n’est pas réductible à sa dimension d’obstacle : le problème nous arrête </font><font face="Garamond, serif"><i>et</i></font><font face="Garamond, serif"> nous fait commencer. La fin du chapitre I ouvre la voie, qui sera définitivement empruntée au chapitre III, à un dépassement de l’opposition apparente entre l’expérience du problème et sa formulation dans un discours. A ce titre, tout problème peut être défini par une mise à l’arrêt qui est en même temps féconde pour la pensée : en tant que le problème se rencontre, il déclenche du même coup une recherche qui met à l’épreuve l’intelligence de l’homme.</font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Or c’est le deuxième aspect, celui de l’effet rhétorique, qui permet d’interroger la spécificité du problème philosophique dans une réflexion sur le problème en général. En effet, on a l’impression que les fontainiers de Florence n’ont pas à justifier la problématicité inhérente à leur observation (laquelle conduira Galilée à remettre en question l’idée reçue de l’impossibilité du vide), alors que le philosophe paraît devoir se justifier davantage de la pertinence des problèmes qui à la fois l’arrêtent et le font commencer à réfléchir. Cet écart s’explique-t-il seulement par une différence d’objets et de méthodes entre la science et la philosophie ? Une telle approche aurait pour conséquence de considérer le problème scientifique comme nécessairement « sérieux », au sens où le scientifique transposerait dans son discours un étonnement à l’égard de la nature même des choses tout en travaillant à son élucidation, tandis que le problème du philosophe pourrait être renvoyé au simple plaisir intellectuel pris à répéter, en les faisant toutefois varier, les mêmes questions. Ainsi réduit à un pur exercice de forme, le problème philosophique sortirait rabaissé de sa comparaison avec le problème scientifique. Si Philippe Danino ne thématise pas comme telle cette opposition entre science et philosophie, il développe toutefois une analyse originale visant à dégager la spécificité du problème philosophique : d’une part, réduire le problème philosophique à un pur exercice formel reviendrait à confondre </font><font face="Garamond, serif"><i>aporie</i></font><font face="Garamond, serif"> et </font><font face="Garamond, serif"><i>problème</i></font><font face="Garamond, serif">. A ce stade de sa réflexion, l’auteur aboutit à l’idée que l’aporie est davantage du côté de l’impasse, tandis que le problème est un obstacle ouvrant à une histoire et à un horizon -- le chapitre IV développera l’idée d’une historicité du problème philosophique là où les très belles pages de l’épilogue interrogeront l’idée d’une voie, d’un chemin ou d’une sortie hors du problème qui ne soit ni clôture ni dissolution. Mais, d’autre part (et plus radicalement), le problème philosophique ne se distingue pas de la science quant à son objet ou quant à sa forme, c’est plutôt qu’il n’y a véritablement de problématique « que » philosophique. Si la philosophie n’a pas le monopole des problèmes, elle a toutefois en propre de conduire un « questionnement problématique ». Le problème philosophique n’est pas n’importe quelle difficulté : « il est comme </font><font face="Garamond, serif"><i>la question de la question</i></font><font face="Garamond, serif">, que la question initiale suggère ou appelle ; non pas une difficulté ponctuelle ou provisoire, mais la difficulté cruciale que la question sous-tend et qui la rend précisément embarrassante » (p. 71). L’un des exemples canoniques présenté par l’auteur est la question de savoir si les apparences sont trompeuses, qui met en jeu l’idée de connaissance du vrai : à première vue, bien des apparences nous trompent (le Soleil nous apparaît changer de position : est-ce à dire qu’il se meut ?) et nous comblons cette « lacune » en apprenant à dépasser l’apparence. Pourtant, celle-ci fut bien la condition d’un dépassement : la question problématique apparaît (si l’on ose dire) dès que l’on se demande « comment il est possible que l’apparence puisse tout à la fois manifester et dissimuler (la vérité) » (p. 72). La spécificité des problèmes de la philosophie tient-elle à la nature paradoxale des problèmes qu’elle pose ? En tout cas, cette spécificité est d’abord « objective » : l’objet de la philosophie, à la différence de la science, c’est le problème lui-même et, plus fondamentalement, une manière de construire un problème. La suite du chapitre II l’établira dans le détail, en prenant appui sur des exemples éclairants : Platon problématise </font><font face="Garamond, serif"><i>à sa manière</i></font><font face="Garamond, serif"> l’inconnue que représente pour lui l’idée de justice, Rousseau problématise </font><font face="Garamond, serif"><i>à sa manière</i></font><font face="Garamond, serif"> la tension que représente pour lui l’idée d’un fondement de l’autorité politique légitime. Cette manière de problématiser n’est pas rhétorique, elle n’est pas le résultat d’un étonnement surjoué : le problème philosophique émerge de ce qui, dans la réalité, </font><font face="Garamond, serif"><i>fait problème</i></font><font face="Garamond, serif">. Le chapitre III procède à une analyse de ce qu’il faut entendre ici par « réalité » : une partie du travail philosophique consistera à se rendre attentif aux choses, afin de se rendre sensible à ce qu’il y a en elle de problématique. Le « sens des problèmes », selon l’expression de Bergson, pourrait être compris comme le développement d’une sensibilité attentive à ce que tout problème posé ne soit pas sans objet. C’est pourquoi la deuxième partie du chapitre est consacrée à une analyse fine du « faux problème » en philosophie.</font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0.28cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Le chapitre IV est sans aucun doute le plus ambitieux de l’ouvrage, car les conséquences d’une réflexion sur l’historicité des problèmes philosophiques conduit, sinon à un renouvellement de la pratique philosophique, du moins à une attention portée à ce qu’il y a de fécond dans l’approche d’une histoire philosophique des problèmes. On pense ici bien sûr immédiatement à l’opposition entre « philosophie analytique » et « philosophie continentale ». Or Philippe Danino tente précisément de dépasser cette opposition en développant l’idée d’une « histoire comme </font><font face="Garamond, serif"><i>problémographie</i></font><font face="Garamond, serif"> » (p. 168) : l’histoire de la philosophie ne consiste pas à retracer, de façon thétique ou doctrinale, l’histoire des </font><font face="Garamond, serif"><i>solutions</i></font><font face="Garamond, serif">, mais bien l’histoire des </font><font face="Garamond, serif"><i>problèmes</i></font><font face="Garamond, serif">. Une dérive historicisante de l’histoire de la philosophie consisterait à se représenter des thèses philosophiques comme autant de réponses pouvant s’affronter autour d’un thème commun. Mais le concept de « problémographie » introduit par Philippe Danino consiste d’abord à remarquer que le problème de la maîtrise des passions ou le problème des rapports de la raison et de la foi sont des problèmes qui ont certes une histoire, mais surtout une historicité. Quelle est la différence ? Dans le premier cas, on remarque que le problème de la maîtrise des passions s’est posé aux stoïciens, à Descartes ou à Pascal. Dans le second, on fait un pas supplémentaire qui consiste à thématiser la </font><font face="Garamond, serif"><i>manière</i></font><font face="Garamond, serif"> spécifique dont le problème se pose aux stoïciens, qui en un sens n’a rien à voir avec la </font><font face="Garamond, serif"><i>manière</i></font><font face="Garamond, serif"> dont il se pose pour Descartes, etc. L’idée de problémographie s’oppose alors à l’idée d’une </font><font face="Garamond, serif"><i>philosophia perennis</i></font><font face="Garamond, serif"> : « Une problémographie, telle que nous la proposons ici, conçoit par conséquent l’histoire de la philosophie non à la façon d’une « continuité dynamique », ni comme un déroulement chronologique, mais sur le mode la </font><font face="Garamond, serif"><i>rupture</i></font><font face="Garamond, serif">. Son objet est de mettre au jour ces ruptures problématisantes (…) » (p. 194). Même si Philippe Danino n’emploie pas l’expression, il reste que la méthode problémographique est exigeante, car elle revient à faire ce que l’on pourrait appeler l’</font><font face="Garamond, serif"><i>écologie d’un problème</i></font><font face="Garamond, serif">, c’est-à-dire à examiner un problème dans son environnement historique immédiat en se montrant attentif aux transformations qu’il a pu subir en fonction du contexte. Si le philosophe a l’habitude d’étudier le contexte historique propre à l’émergence d’une pensée (le contexte politique et historique de la réflexion de Machiavel sur l’Etat est effectivement bien différent de celui de Rousseau), il reste que la problémographie implique d’être capable de montrer ce qui demeure dans la formulation d’un problème (c’est la « transhistoricité » d’un problème), les dimensions perdues et celles qui viennent s’ajouter. Mais comment comprendre la rémanence d’un problème sans le fondre dans une histoire par trop englobante qui nous ferait perdre sa spécificité ? Il y a là un double écueil. D’une part, si le problème était circonscrit à un « univers historique précis » (p. 200), on ne comprendrait pas comment il pourrait encore « trouver une pertinence à un tout autre moment de l’histoire » (</font><font face="Garamond, serif"><i>Ibid</i></font><font face="Garamond, serif">.). Mais, d’autre part, si le problème visait à restituer le même obstacle quelles que soient les époques (lesquelles ne différeraient alors grossièrement que par un contexte différent), on ne comprendrait pas ce qu’il y aurait de radicalement différent dans la manière de concevoir et de poser un problème. La suite et fin du chapitre IV affronte cette difficulté en proposant une analyse innovante face à la double exigence d’une philosophie qui ne soit ni abstraitement infra-historique, ni abusivement transhistorique. La conséquence, qui fait tout le mérite de la réflexion de l’auteur dans cet ultime chapitre, est que l’opposition (somme toute stérile) entre une tradition philosophique qui voudrait se libérer de l’histoire, et une tradition historique qu’on accuse de ne point philosopher, s’en trouve dépassée.</font></span></span></span></span></p>Aurélie Knüfer, La Philosophie de John Stuart Mill, collection Repères, Vrin, 2021urn:md5:aa622050eabcdd1a7951590024ba5c682021-10-22T06:00:00+02:002021-10-22T06:00:00+02:00Karim Oukaci<p style="text-align: justify;"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.mill_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Maîtresse de conférences en philosophie à l'Université de Montpellier, membre de l'Institut Universitaire de France, Aurélie Knüfer fait paraître une présentation de l'œuvre philosophique de John Stuart Mill. Avec une remarquable originalité, elle y montre tout ce qui en lui ne se réduit pas à un libéralisme ordinaire, et qui permet de donner à son parcours parfois sinueux une parfaite cohérence : la redéfinition de l'individualité comme acte et comme devenir, la réflexion sur les conditions de l'épanouissement de cette individualité, l'intérêt pour les expérimentations sociales et politiques visant à ce plein exercice de l'individualité.</p>
<p style="text-align: justify;">Elle a accordé un entretien à <em>L'Œil de Minerve</em> :</p>
<p style="text-align: justify;"><a href="https://youtu.be/TFirWq-V_8Y" target="_blank">https://youtu.be/TFirWq-V_8Y</a></p> <p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Extrait :</p>
<p style="text-align: justify;">"<em>L'Œil de Minerve </em>- La philosophie de Mill est-elle avant tout une philosophie de la liberté ?</p>
<p style="text-align: justify;">Aurélie Knüfer - En fait, je ne suis pas sûre que l'apport le plus original de Mill soit celui d'une pensée de la liberté, disons, de la définition qu'il produirait de la liberté. Bien sûr, tout le monde connaît le fameux principe de liberté, mais qui n'est au fond (peut-être que ça va faire hurler certains milliens) qu'une des formulations du principe libéral, de la problématisation libérale (pour reprendre le terme de Foucault) : <em>comment pas trop gouverner</em>. Il me semble que ce qui est plus intéressant chez Mill, en tout cas ce qui m'a le plus frappée, c'est sa définition de l'individualité - et en tout cas sa conscience du fait que, dès son époque, la notion même d'individu pouvait être réduite et réifiée et mobilisée de façon sommaire et dogmatique. Donc, je pense que son apport principal porte sur ce concept et sur la manière dont il distingue l'individu de l'individualité, et dont il associe la définition de l'individualité à la définition de caractère. Donc, je sais pas si cela répond à votre question ; mais le principe de liberté, qui consiste (dans le livre éponyme) à tracer les frontières de l'individu et de la société, de l'individu et de l'Etat, n'est pas en lui-même ce qui fait la singularité de la pensée de Mill. Ce qui fait la singularité de Mill, c'est la manière dont, à l'intérieur même de ce principe, l'individualité est définie et joue vraiment comme véritables principe opératoire.</p>
<p style="text-align: justify;">- Que faut-il entendre, selon Mill, par <em>individualité</em> ?</p>
<p style="text-align: justify;">- L'individualité ? Elle est redéfinie chez Mill à partir de toute une série d'influences, notamment l' influence du philosophe allemand Humboldt. L'individualité chez Mill est un devoir-être ; elle est l'activité que chacun ou chacune doit accomplir sur soi-même pour correspondre, tout en se développant, à ce qu'il y a de plus individuel en soi. Et elle est un processus qui n'est jamais achevé. En faisant cela, en distinguant l'individualité de l'individu, Mill inscrit, au sein même de l'individu, la problématique du progrès - le progrès qui n'est pas simplement à comprendre sur le plan de l'historicité, mais aussi sur le plan personnel et singulier."</p>Paul Gilbert, Tournants et tourments de la métaphysique, Hermann, 2020urn:md5:3f42a5e998d6da9977bcb16e8050913a2021-09-20T17:07:00+02:002021-10-17T16:28:07+02:00Karim Oukaci<p style="text-align: justify;"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.tournants_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Le Professeur Paul Gilbert est l'auteur d'un traité de métaphysique, où la métaphysique se retrouve elle-même objet d'un travail de libération : la métaphysique ne serait pas tant science de l'être que conscience de ce qui transcende l'être et de ce qui, face à lui, ouvre à une altérité.</p>
<p style="text-align: justify;">Il a accordé un entretien à <em>L'Œil de Minerve</em> : </p>
<p style="text-align: justify;"><a href="https://youtu.be/1xhi1-xxOMw" target="_blank">https://youtu.be/1xhi1-xxOMw</a></p>
<p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Extrait :</p>
<p style="text-align: justify;">"<em>L'Œil de Minerve </em>- Pourquoi parler de tournants et de tourments à propos de la métaphysique ?</p>
<p style="text-align: justify;">Paul Gilbert - Le <em>meta</em> est une transgression, un passage, comme on disait au début de notre entretien, d'un aller-ailleurs - ou c'est ne pas se contenter de ce qui est donné immédiatement là : il y a quelque chose de plus. Alors je disais "détour", "tournant"... Vous connaissez bien qu'on dit maintenant que, dans la philosophie contemporaine, il y a deux courants majeurs, le courant analytique et la philosophie "continentale", comme on dit. Moi, je prends mes options. Peut-être un peu parce que je suis un peu fainéant. La philosophie analytique ! Si on ne suit pas le dernier cri de la dernière publication aux Etats-Unis, on est hors-jeu. Je ne parviens pas à suivre ce genre de mouvement-là. Et puis je pense que, pour reprendre des termes philosophiques, la philosophie analytique est une philosophie du fait de langage. Tandis que, comme on disait tout à l'heure à partir de la parole, la parole n'est pas un fait ; c'est un parler, c'est un acte. Dans la tradition qui est la mienne (moi, j'ai étudié Blondel, etc., et la philosophie de l'acte), je ne suis pas du tout dans cette mentalité analytique qui dissèque le langage. Et puis, après cela, qu'est-ce qu'on fait ?! C'est comme la seconde règle de Descartes. La seconde règle, c'est analyser les choses en fragmentant au maximum ce que l'on est en train de travailler. Puis on a la troisième règle, qui est la recomposition - je ne sais pas comment s'opère cette composition... comment...?! Disons que cette philosophie analytique, c'est vraiment la seconde règle de Descartes ! Il manque la troisième ! Et la troisième est plus du côté de la philosophie réflexive. Là on a un tournant de la philosophie, qui est le tournant interne. Il n'y a pas de philosophie sans une analyse du langage, cest sûr. Mais, comme ce que je vous disais tout à l'heure du parler, ce que je dis de la parole impliquant le parler, c'est une analyse du terme à partir de la pratique même de la parole, à partir de l'acte de la parole. Et c'est cette distance-là qui, selon moi, implique ou rend nécessaire un passage par un détour - un détour comme Ricoeur aimait bien cela : c'était le maître des détours, passer de l'autre côté. Alors le tourment, parce que la quête est un tourment sans fin. Mais c'est un tourment qui voit les acquis, ou qui voit ces acquis comme des moments d'approfondissement continu de la réflexion. Tout à l'heure, vous parliez de l'enseignement jésuite. Je viens de terminer hier un texte pour une conférence que j'ai faite jeudi passé (maintenant c'est pour la publication) ; et je terminais comme cela, en disant : "Que fait un philosophe ? Un philosophe doit être enseignant !" Je ne vois pas comment un philosophe ne serait pas un enseignant - un enseignant, pas seulement un publiciste, quelqu'un qui écrit des choses, mais quelqu'un qui discute avec des personnes, avec des collègues dans les congrès, etc., mais qui discute aussi avec ses étudiants, et pour accompagner la croissance de leur quête, de leur inquiétude. La philosophie est inquiète, c'est-à-dire qu'elle n'est pas en repos selon l'étymologie du mot : elle n'est pas en repos. Et c'est en cela que je parle d'un tourment. Il y a des textes très beaux. Par exemple, dans ce bouquin-là, il y a un article que j'avais fait sur Eric Weil dont Ricoeur disait : "C'est kantien post-hégélien !" - hégélien, parce que c'est un penseur de la dialectique ; mais cela va au-delà Hegel, parce que la dialectique chez Hegel se termine dans le système - ce que Kant, de toute manière, fait exploser. Et c'est une belle expression du philosophe, qui donne aussi beaucoup de choses à penser... Par exemple : est-ce que la philosophie qui s'enseigne ne doit pas être avant tout une philosophie attentive aux pôles opposés de l'existence - une philosophie, donc, en recherche de médiation. Je crois que je découvre cela un peu tard ! Si j'avais su, j'aurais plutôt ...! Il faut tout un chemin pour apercevoir un peu quelque chose qui vaut la peine à donner aux étudiants. Et je crois que les étudiants remercient de ce genre d'accompagnement.</p>
<p style="text-align: justify;">- Voyez-vous un lien entre raison, langage et violence ?</p>
<p style="text-align: justify;">- Le lien entre le langage et la violence est assez immédiat. Et moi je n'ai pas Facebook ; mais on me dit que sur Facebook c'est comme ça que cela fonctionne. Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que c'est un langage sans raison ? Les Modernes disaient, devant les guerres de Religion, etc., la raison est absolument indispensable pour redonner la paix. Je suis entièrement d'accord. Pensons au texte de Kant aussi sur la Paix perpétuelle, etc. La paix est un désir qui nous habite très fort, nous philosophes ; on sait bien qu'on n'y arrivera jamais, parce que nos discours sont inaudibles. Au moins, on est témoins d'un désir, un désir fondamental de la paix.</p>
<p style="text-align: justify;">Qu'est-ce qui nous fait faire de la philosophie ? Comme on dit en italien, qu'est-ce qu'ils me font faire ? Qu'est ce qu'il me font faire, sinon cela ?! Vous savez, le philosophe n'a pas la tête dans la lune ! Il regarde les choses, surtout dans le mouvement phénoménologique contemporain, que j'ai beaucoup aimé de ce point de vue-là, sans hésitation. Le phénoménologue, c'est celui qui regarde des phénomènes. Un des points pour lesquels, dans mes textes, c'est certain, c'est sur le mal, sur la guerre... Le penseur ne peut pas fermer les yeux. Il ne se bande pas les yeux. Le philosophe regarde les choses comme elles sont, et en vient même au constat que l'homme vit de guerres, d'oppositions, de peur de l'autre ; et, en même temps, il y a l'immense désir de paix - aussi pour aller faire un futur meilleur... c'est vrai, pour un futur meilleur. Et puis, qu'est-ce que ça a donné, cette raison moderne au début du XXe siècle ? Les livres sur l'échec de l'Occident dans la Première Guerre mondiale, dans la Seconde, sont innombrables. Innombrables ! C'était vraiment un drame pour la raison humaine, parce que peut-être que la raison humaine, des philosophes, a été un peu trop ingénue.</p>
<p style="text-align: justify;">- La compassion est-elle une réponse aux limites de la raison ?</p>
<p style="text-align: justify;">- Le mot compassion après Nietzsche eut très mauvaise presse. Moi, je reviens au langage, aux mots. Qu'est-ce que c'est que la compassion ? C'est pâtir. Mais, vous voyez : le mot passion, c'est à la fois un mot de pâtir, de passivité ; mais en même temps c'est un mot d'activité débordante. Quelqu'un qui est passionné évidemment est tout pris par sa passion, etc. ; peut-être qu'il écrase les voisins. Cela à partir de subir un attrait. Je vois dans la compassion ce qu'est l'affection. Mais il y a dans le mot <em>com-passion</em> la passion-avec-autrui. Au fond, qu'est-ce que cherche à faire le professeur de philosophie, sinon susciter la compassion avec les étudiants ? Une passion métaphysique ! Quelque chose comme ça ! Non pas la passion de lire Kant ou de lire Hegel, mais la passion de la quête, la quête du vrai - et surtout le désir de ne pas arrêter trop vite cette quête - en regardant la réalité des hommes, en regardant le mal : le mal de la santé publique comme on vit maintenant, le mal des personnes qui sont abandonnées, le mal de la guerre qui renaît à gauche, à droite...</p>
<p style="text-align: justify;">- Quelle différence entre métaphysique et ontologie ?</p>
<p style="text-align: justify;">- Je n'ai jamais beaucoup aimé la métaphysique de l'être. Je me rappelle : quand j'étais jeune étudiant, j'ai froissé mon professeur de métaphysique (il faisait une métaphysique dans une présentation systématique, comme on faisait dans les séminaires, à partir de Hegel, de Kant, etc. - mais c'était toujours l'être). A partir d'un certain moment, j'ai dit : "Moi, je suis fatigué de ce machin !" C'était à l'époque de de Gaulle qui parlait de l'ONU, "ce machin"...</p>
<p style="text-align: justify;">Jusqu'au moment où j'ai repris, à partir de Heidegger et puis aussi de ce que j'avais fait dans le Moyen Âge qui m'avait un peu ouvert les yeux sur cela, des déterminations qui viennent de ce qu'on appelle une grammaire spéculative, qui a été formalisée au XIVème siècle par un certain Thomas d'Erfurt (que Heidegger a pu connaître quand il a fait son doctorat sur Duns Scot, sur le <em>Traité des catégories</em> de Duns Scot. Que dit cette grammaire spéculative ? Un verbe, ce n'est peut-être pas un substantif : être, ce n'est pas étant. Cela, c'est donc toute la différence ontologique dont parle toute la philosophie contemporaine maintenant après Heidegger. Le verbe pose une action, qui n'est pas une chose, qui n'est pas déterminable, mais qui se reconnaît dans sa propre fécondité, comme un verbe se reconnaît quand il est à l'indicatif, au subjonctif, à la première personne, etc. Un verbe tout seul, cela ne signifierait rien du tout. "Aimer" ne signifie rien du tout si je n'aime pas, si tu n'aimes pas, si je ne suis pas aimé, etc. Les verbes à l'infinitif sont des réservoirs de possibilités. Donc, le mot "être" pour moi, alors, arrive avoir du sens. Il n'est pas : "Qu'est ce que c'est l'être, ce machin ?" Est-ce qu'il n'a pas une origine qui est d'une fécondité maximum, qui n'a que cela à être : être l'origine. C'est pour ça d'ailleurs que je me suis beaucoup intéressé à la thématique de Jean-Luc Marion sur le don, la donation. J'avais fait aussi les articles comme ça, sur le pardon aussi, déjà en l'an 2000, <em>etc</em>., après avoir lu le texte de Ricoeur dans <em>Histoire et vérité</em> [2001]. Là il y a la thématique qui rejoint la thématique de la compassion. Il y a des thématiques qui "consonnent" dans notre lexique (disons comme ça) plus banal. Il y a des thématiques qui "consonnent" avec une très grande profondeur des termes - si on les prend à la manière de cette grammaire spéculative, qui reconnaît que les verbes ont des statuts ontologiques différents et qui sont très importants. Mais le verbe comme verbe n'a pas de statut ontologique : ce n'est pas un étant. L'ontologie, c'est le discours sur l'étant ; c'est autre chose. En ce sens-là, [le verbe] est vraiment métaphysique. Je crois que je peux dire : "et je retombe sur mes pattes !"</p>Paul Gilbert, Jésuites et philosophes, Lessius, 2020urn:md5:dc3d6d2944e05e7e0c114c2d8492e6312021-09-06T06:00:00+02:002021-10-17T15:35:26+02:00Karim Oukaci<p style="text-align: justify;"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.jesuites-et-philosophes_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Professeur émérite à l'Université Grégorienne du Vatican, Paul Gilbert propose, dans ce livre limpide et passionnant, de parcourir plus de quatre siècles d'enseignement jésuite, à travers l'étude des grandes figures philosophiques qui ont marqué cette histoire, de Francesco Suarez à Xavier Tilliette.</p>
<p style="text-align: justify;">Il a accordé un entretien à <em>L'Œil de Minerve</em> :</p>
<p style="text-align: justify;"><a href="https://youtu.be/BEyud4jOz9E" target="_blank">https://youtu.be/BEyud4jOz9E</a></p>
<p> </p> <p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Extraits :</p>
<p style="text-align: justify;">"<em>L'Œil de Minerve </em>- De quoi l'enseignement jésuite est-il le nom ?</p>
<p style="text-align: justify;">Paul Gilbert - Je pense que... Même la construction de la <em>ratio studiorum</em> jusqu en 1596 a été une construction douloureuse. Elle est partie de l'enseignement de la philosophie ici à Rome, au Collège romain, qui est maintenant la Grégorienne (donc, c'était dans les années 1560), où ont travaillé des jésuites, des philosophes de très haut niveau, qui avaient des capacités...! Je pense, par exemple, à l'un d'entre eux, sur lequel j'ai travaillé [Benito] Pereira, qui avait des dons linguistiques extraordinaires. Il pouvait lire à peu près toutes les langues ! Il avait tout lu, lui ! Bien évidemment, il n'avait pas les bibliothèques comme on les a maintenant ; donc, il y avait beaucoup moins de choses à intégrer : on avait saint Thomas, on avait Duns Scot, et puis après ça, bon.... Et ils ont été des personnes qui étaient très attentives et très en lien avec le monde des sciences. Par exemple, les mathématiques étaient à la Grégorienne un cours extrêmement important. Et le mouvement scientifique de l'époque, c'était un mouvement de l'attention, d'observation, aux choses qui sont - d'une observation qui, cependant, ne délaisse pas une exigence de la raison, celle de systématiser les choses - déjà Aristote le faisait. Donc, l'idée est que la raison a comme fonction de systématiser les choses.</p>
<p style="text-align: justify;">C'est comme cela qu'à leur époque est né le mot <em>ontologie</em> - et cela quelque treize ans après le gros livre de Suarez (qui est venu à Rome pendant quelques années, mais qui a travaillé surtout à Salamanque). Treize ans après les<em> Disputes métaphysiques</em> de Suarez et vingt ans avant le <em>Discours de la méthode</em> de Descartes. Nous sommes à une période où la culture philosophique est en train de faire un tournant fondamental vers un essai d'un discours qui est totalisant à travers Leibniz évidemment, mais surtout juste avant Kant, avec Christian Wolff - un discours totalisant que Kant a justement essayé de revitaliser, de réouvrir. Si bien qu'il y a quand même un jésuite, qui est mort il y a peut-être cinq, six ans [2016] en France, François Marty, qui a écrit un bouquin qui est contre tout ce que l'Eglise officielle disait de Kant : il a fait un bouquin, une thèse de doctorat d'Etat, <em>La naissance de la métaphysique chez Kant</em> [Beauchesne 1980] ! Il faut le faire quand même ! Cela, c'est jésuite ! On ne se laisse pas prendre dans des mouvements idéologiques sans regarder les textes, sans approfondir les choses, sans analyser les choses - enfin, pour autant que, moi jésuite, je puisse le dire et à la réserve qu'il y a beaucoup de choses que j'ignore...</p>
<p style="text-align: justify;">Je pense que, nous jésuites, c'est vrai qu'on a l'enseignement, qui est extrêmement important, mais non pas simplement pour faire passer des savoirs, comme si ce savoir était clos, mais pour susciter l'esprit de la quête, le désir de connaître davantage. Mais davantage au milieu de la culture dans laquelle nous sommes. Quand j'ai écrit ce petit bouquin sur <em>Les Jésuites et philosophes</em>, c'est une chose qui m'a très marqué : l'attention des jésuites à la culture de leur temps.</p>
<p style="text-align: justify;">- Qui fut le Père Claude Buffier ? </p>
<p style="text-align: justify;">- Vrin a publié, je crois que c'était l'année passée, un des traités de Buffier [<em>Traité des premières vérités</em>]. Moi, je ne le connaissais pas. Quand j'ai fait le bouquin, j'ai lu seulement des articles ; j'ai lu un texte que j'ai trouvé sur internet avec des écritures du XVIIIe siècle. Et alors, ce qui m'a frappé, c'est le sens commun, mais pas simplement le sens commun au sens de "commun" ; c'est aussi le sens commun où chacun a conscience de soi - ce qui est un des piliers de la philosophie française, entre autres à travers Ravaisson et d'autres auteurs du XIXème siècle, du XXème siècle et encore maintenant sur la réflexion, etc. C'est dans ce sens-là que j'ai dit dans mon bouquin que cela m'a ébloui, ce que j'ai lu de Buffier. Il était en avance sur son temps, disons comme ça ! Parce qu'au fond, dans son temps, il n'a eu aucune importance, absolument aucune. Personne n'a jamais parlé de lui ! Et puis, tout d'un coup, on voit, en relisant les textes : "Ah ! Il a vu là quelque chose de fondamental !" Evidemment, c'était assez proche aussi de Malebranche (même si je ne cite pas Malebranche [dans mon livre], puisqu'il n'était pas jésuite). C'était cette idée-là de la réflexivité, d'une présence à soi dans la différence, dans l'altérité. Autre terme qui est pour aujourd'hui extrêmement important, le terme de l'altérité ! En suivant les normes de la philosophie politique d'aujourd'hui, l'autre n'est pas l'ennemi ; c'est un collaborateur, un discutant... L'altérité ! Une altérité qui se vit dans l'intérieur même de l'accès à soi !</p>
<p style="text-align: justify;">- Quelle importance accorder à Joseph Maréchal ?</p>
<p style="text-align: justify;">- Maréchal ? Je suis son petit-fils, si on peut dire comme ça ! Parce que mes professeurs étaient ses étudiants. C'est une histoire longue, vous savez. J'ai dirigé un gros bouquin de 500 pages sur lui en l'an 2000, je crois <em>[Au point de départ. Joseph Maréchal, entre la critique kantienne et l'ontologie thomiste</em>, Lessius 2000]. Alors, je voyais ici des collègues italiens : "Maréchal ne connaît rien à la philosophie... Au fond, il n'est pas docteur en philosophie, mais docteur en sciences : c'est un biologiste. Psychologue, il a été en Allemagne suivre des cours de psychologie auprès des plus grands psychologues de l'époque - avec tout un mouvement en psychologie de l'époque qui était, comme on le sait, à partir de l'histoire de Husserl lui-même, un monde vraiment très agité, très renouvelé. Il a fait de la biologie et a été envoyé en direction de la philosophie - étant donné que lui-même en voyait l'urgence. II voyait dans le monde scientifique qu'il fréquentait, que ce soit en Belgique ou en Allemagne et ailleurs, qu'il y avait un manque de philosophie de la part des scientifiques : ils sont très heureux de faire tout leur travail ; mais ce sont des hommes, et personne n'est tout à fait coincé dans ce qui se fait dans son travail, on va dire ! Une ouverture qui nous permet d'ailleurs d'élargir nos propres travaux ! Alors cela, c'est une chose que Maréchal a découverte. Et, à l'époque, l'Eglise (et les jésuites dans l'Eglise) avait insisté, à partir de Léon XIII, à partir de 1884 ou quelque chose comme cela, sur un retour à saint Thomas. Alors [Maréchal] s'est jeté dans saint Thomas, pour le dire ainsi ; et, en lisant un peu comme ça, un peu à travers, il a fait un livre d'introduction sur saint Thomas qui va au-delà de Kant. Mais les autorités de l'Eglise, ont dit : "Il n'y a pas assez [de preuves] ! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas comme ça dans saint Thomas !" Donc, il a rajouté des textes de saint Thomas. Et un bouquin de 150 pages est devenu un bouquin de 300 pages avec plein de citations de saint Thomas ; et, comme cela, il fut tranquille : il a montré que sa thèse était de saint Thomas. Bon, cela fait un peu la guéguerre dans des institutions qui ont toujours leur idéologie propre. Mais c'était quand même intéressant, parce que ce qu'il a redécouvert, c'est (avec une mentalité au fond scientifique, bien que retravaillée dans un point de vue philosophique) ce sens de la quête du sens, la quête du vrai, la quête de l'être. Par exemple, dans la tradition que l'on dit de l'Eglise, il y a le dogme et puis le fait/l'action. Il a montré que ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent : avant tout il faut pouvoir décider la direction que l'on prendra - avant de pouvoir réfléchir et travailler intellectuellement, il faut savoir dans quelle direction on va ; et cela, ce n'est pas le travail intellectuel qui le donne ; c'est un choix que l'on fait en ayant fait du travail intellectuel et en voyant les enjeux et les impasses,<em> etc.</em> - alors qu'en se jetant dans le travail, on trouve que c'est la chose la plus importante. C'est le point le plus important qu'il ait travaillé. C'est un peu pour cela, probablement que j'essaie... (je n'ai pas beaucoup de temps malheureusement)... que j'essaie de faire un bouquin sur raison et affection justement. C'était, d'ailleurs, mon dernier cours à l'Université, avant d'être émérite. Regardons ce qui se passe avec nos virologues. On voit des passions qui se déchaînent sur un savoir qui avance, parce que les passions se déchaînent. Mais on pourrait très bien dire aussi que le travail de nos virologues est un travail qui était extrêmement important pour la guérison, parce qu'on a besoin d'un corps qui fonctionne. Le désir est fondamental ! Dans son bouquin sur saint Thomas, Maréchal a insisté sur ce point-là ; il a mis en évidence un acte de volonté qui précède l'acte de connaissance.</p>
<p style="text-align: justify;">- Et le Père Xavier Tilliette ?</p>
<p style="text-align: justify;">- J'ai fait cours avec lui, quand il venait de temps en temps ici à Rome. Puis, on était plus ou moins amis. Quand j'allais à Paris, j'allais le saluer là où il était : il était l'ancien, etc. C'est un homme qui a eu une influence énorme ici en Italie. Encore, il y a peu d'années [de son vivant], il y a des Italiens qui m'envoyaient des messages : "Est ce qu'on peut contacter le Père Tilliette ? Vous pensez qu'on peut l'inviter, etc., à Paris, à Lecce, à Milan, etc. ?" Ce que je sais de son influence ici en Italie a vraisemblablement quelque chose de très semblable en Allemagne : il parlait l'allemand sans aucun problème ; il a eu des prix des académies allemandes... Lui c'était un homme qui avait une langue extraordinaire. Quand il enseignait en italien, il avait toujours l'art de dire un mot en italien que même les Italiens ne connaissaient pas. Il avait une fluidité linguistique extraordinaire que lui permettait de faire une philosophie pleine de nuances et pleine d'attention aux réalités des choses. Il n'était pas un phénoménologue. Le phénoménologue regarde les choses. Tilliette aussi ; mais avant de regarder il vivait. C'est un homme qui avait une tension intérieure extrêmement forte et extrêmement saisissante, très attentive aux personnes. Alors son travail s'est fait à l'intersection de la philosophie et de la théologie. Certains ont ironisé un peu sur le travail qu'il faisait sur la christologie de Kant, sur la christologie de Descartes : ils pouvaient se demander de quoi il s'agit. Mais il le faisait à partir des textes, de telle manière qu'on ne pouvait pas dire que son discours manquait de références. Il montrait combien ce discours, qui est un discours d'horizon théologique, avait influencé la culture moderne. Au fond, c'est un peu ça qu'il a montré. La culture moderne ? On dit toujours : opposition raison/foi. C'est un peu plus compliqué que cela. Les intellectuels... C'est un peu peut-être, c'est vrai, une tradition hégélienne, mais schellingienne aussi. Schelling aussi s'est débattu avec la Bible, avec l'Ecriture dans ses discours <em>Sur la liberté</em> par exemple, que le Père Tilliette regardait comme un texte extraordinaire - et c'est vrai que ce sont des textes extraordinaires, mais aussi extrêmement difficiles."</p>Anca Vasiliu, Montrer l'âme. Lecture du Phèdre de Platon, Sorbonne UP 2021urn:md5:2d0a9d7917bebc17916d230ca391ab622021-07-09T06:00:00+02:002021-07-16T14:09:56+02:00Karim OukaciPhilosophie généraleEsthétiqueLangagePhilosophiePhèdrePlaton<p align="justify"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Directrice de recherche au CNRS </span><span style="font-weight:normal">et </span><span style="font-weight:normal">membre du </span><span style="font-weight:normal">prestigieux </span><span style="font-weight:normal">Centre Léon-Robin, Anca Vasiliu propose un livre très nouveau et très remarquable sur l'un des plus beaux et des plus mystérieux dialogues de Platon. </span></font></font></font></p>
<p align="justify"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">C</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">e</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">tte</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> relecture du</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Phèdre </span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">étonne </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">d’abord </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">la diversité de ses approches, </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">la richesse </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">de</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">son érudition, </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> la minutie des analyses qu’elle propose </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">sur l’outillage </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">aussi</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">bien </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">scénographique qu</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e conceptuel et mythologique </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">que Platon</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">décida d’</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">y </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">emplo</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">yer</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">. </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Mais le projet de </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Montrer l'âme</span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e</span></span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">st plus philosophique qu'historique. </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">En toute discrétion, mais avec une grande résolution, l’auteure</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">explicite</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">ce qui fait l’intérêt toujours vivant </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">du </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><i><span style="text-decoration:none"><span style="font-weight:normal">Phèdre</span></span></i></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">,</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">de ce texte à la fois transgressif</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> et initiatique</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">. Dans cette extraordinaire enquête, par la profondeur de cette réflexion, </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Anca Vasiliu </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">invite à continuer d'interroger </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">le </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><i><span style="font-weight:normal">Phèdre</span></i></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> et</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">la théorie de l'âme </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">qu’il contient, et d'en faire </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">un objet de méditation encore fécond pour la pensée la plus </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">actuelle</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">de la subjectivité. </span></font></font></font></p>
<div style="margin: 0 auto; display: table;">
<video controls="" height="300" preload="auto" width="400"><source src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/ext_revue_3_vasiliu_question_3.mp4" /><object data="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" height="300" type="application/x-shockwave-flash" width="400"><param name="movie" value="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" /><param name="wmode" value="transparent" /><param name="allowFullScreen" value="true" /><param name="FlashVars" value="title=ext%20revue%203%20vasiliu%20question%203.mp4&amp;margin=1&showvolume=1&showtime=1&showfullscreen=1&buttonovercolor=ff9900&slidercolor1=cccccc&slidercolor2=999999&sliderovercolor=0066cc&flv=http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/ext_revue_3_vasiliu_question_3.mp4&width=400&height=300" />Lecteur vidéo intégré</object></video>
</div>
<p align="justify"> </p> <p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Elle a accordé un entretien à </span><em><span style="font-weight:normal">L'Œil de Minerve</span></em><span style="font-weight:normal">.</span></font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici : </font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size:13pt"><span style="font-weight:normal"><a href="https://www.youtube.com/watch?v=ir6YOHxC214" hreflang="fr">https://www.youtube.com/watch?v=ir6YOHxC214</a></span></font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Extrait de l'entretien du 08 juin 2021 : </font></font></font></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>« </b><b>Anca Vasiliu</b> - <i>Montrer l'âme</i> est un livre auquel j'ai commencé à réfléchir en 2002 quand j'ai été invitée à un colloque à Chicago qui portait sur le secret <i>[D’un principe philosophique à un genre littéraire : les secrets </i>- actes du colloque de la Newberry Library parus en 2005 sous la direction de Dominique de Courcelles, Honoré-Champion]. Et j'ai dit [<em>alors</em>] que je voulais travailler sur l'existence d'un secret dans le <i>Phèdre</i>. C'est là que le cheminement vers le <i>Phèdre</i> a commencé. Il est passé par beaucoup de couches successives d'écriture, puisque c'est comme cela que j'écris, pour aboutir en 2019 au nouveau manuscrit qui est paru il y a deux mois ou un mois et demi. C'est un dialogue qui m'a attiré dès le départ, parce que c'est probablement le dialogue qui donne le plus à voir ; et, vous l'avez bien compris, cette traversée de l'image est à la fois un attrait et une manière de me mettre en retrait par rapport à cet attrait qu'exerce sur moi l'image.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Je crois que ce que je disais tout à l'heure, le fait d'avoir eu comme première formation les beaux-arts, m'a permis d'apprendre (outre évidemment à lire des monuments, à les lire au sens strict, au sens topographique) à voir, m'a donné une éducation de regard ; et que j'ai retrouvé cette éducation de regard chez Platon. Il y a une éducation de la manière de voir qui ne consiste pas simplement à fixer de ses yeux un objet visible d'emblée, mais à lier la visibilité d'un objet à quelque chose qui est la vue intérieure, la vue qui donne sens à ce qu'on voit. D'où l'idée que j'ai développée dans <i>Dire et voir </i>[<i>Dire et voir. La parole visible du Sophiste</i>, Vrin 2008] que c'est en disant, c'est en nommant et en réfléchissant sur le discours que nous avons la possibilité de voir réellement ce qui se donne à voir ; c'est ainsi, et dans la traversée de l'image. L'intérêt est à la fois topographique et noétique, intellectuel.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">C'est-à-dire que ces monastères m'ont donné une leçon de la manière dont l'image est posée d'une manière telle qu'elle nous aspire : nous entrons dans l'image ; mais elle ne nous garde pas prisonniers d'elle-même, puisque nous la traversons, en la découvrant en nous-mêmes et en nous découvrant en même temps. C'est très socratique. Mais c'est une leçon qu'on peut véritablement pratiquer quand on est devant ces parois, et qu'on tourne autour jusqu'à ce qu'on trouve l'entrée au sens propre du terme, et qu'en entrant on découvre d'autres images qui reprennent celles de l'extérieur et qui remettent chaque fois à un nouveau registre la compréhension, l'entendement, la réflexion que nous devons avoir devant l'image. Évidemment il y a une scénographie ; évidemment il y a un jeu de la lumière ; évidemment l'architecture est fondamentale, puisque c'est elle qui construit l'espace dans lequel l'image construit son propre espace. C'est un emboîtement ; et cet emboîtement dans ces monastères est un véritable emboîtement, puisque les images sont à l'extérieur, elles sont à l'intérieur, et que c'était vraiment une rencontre heureuse de trouver ce qui correspondait à ce que je cherchais, c'est-à-dire ce renouvellement de l'image permanent à l'intérieur de la réflexion.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Quand je dis que j'ai appris à regarder, évidemment c'est une leçon que je retrouve dans le <i>Phèdre</i>, puisque ce que fait Socrate avec Phèdre, c'est de lui apprendre à voir. Ce que j'essaie de dire dans ce livre entre autres, c'est que Socrate sait voir ce que Phèdre croit voir et ne voit pas. Cette leçon du regard, c'est la première leçon de la philosophie. Et c'est cela l'entrée dans le <i>Phèdre</i> ! Cela ne s'arrête pas là évidemment. Mais c'est vraiment l'entrée dans la philosophie ou en tout cas celle qui, pour moi, correspond à l'entrée en philosophie. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Jeanne Szpirglas</b> - Justement, pour rester sur le <i>Phèdre</i> : on a souvent parlé de la difficulté d'identifier une unité thématique du <i>Phèdre</i>. Est-ce que l'idée que vous venez de dégager vous sert de fil conducteur pour une lecture ? </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Anca Vasiliu</b> - Non, je suis partie à mon tour de cette impossibilité de saisir d'emblée la thématique du <i>Phèdre.</i> <span style="font-style:normal">On</span><i> </i>ne sait pas de quoi il est question, puisque, en fait, il est à la fois question de l'amour, du Beau, des formes de langage, de rapports entre la rhétorique et la dialectique... Pour moi, le <i>Phèdre</i> est un dialogue sur l'âme. Mais c'est un dialogue très particulier, puisque ce n'est pas, comme le <i>Phédon</i>, un livre qui d'emblée se dit comme un dialogue sur l'âme. Donc la question du regard, que j'évoquais tout à l'heure, n'est pas vraiment la thématique du <i>Phèdre</i>. La thématique du <i>Phèdre</i> est que l'âme est pourvue des facultés, oui ! Et que le regard joue un rôle important, comme je l'ai précisé tout à l'heure, oui ! Mais on ne peut pas s'arrêter à la question de la visibilité qui est mise en place.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Si le <i>Phèdre</i> est véritablement, comme je le crois, un dialogue consacré à saisir l'âme, la force de ce dialogue qui, certes, parle beaucoup de la visibilité des choses et met en scène un lieu visible et physique, c'est qu’il travaille avec le mouvement, et pas avec le regard. Le regard est soumis aux mouvements. L'âme se définit par le mouvement. Nous avons dans le <i>Phèdre</i> cette célèbre démonstration par un syllogisme qui consiste à dire que l'âme est éternelle, puisqu'elle est automotrice [245c5-246a2]. On a ces deux moyens de définir l'âme [<i>l’éternité et l’automotricité</i>], qui sont par le syllogisme - c'est la toute petite partie qui précède, dans la Palinodie de Socrate, le grand développement du mythe, de ce qui est appelé "mythe" du <i>Phèdre</i> ou de l'âme avec le char ailé. Si l'âme ou l'<i>ousia</i> de l'âme, l'essence, le fondement de l'âme est la mobilité et l'automotricité, c'est bien par le mouvement qu'on va construire un dialogue sur l'âme. Et c'est ce que fait Platon dans le <i>Phèdre</i> : il construit un dialogue sur le mouvement en conduisant ses acteurs et le lecteur de son texte à travers deux types de mouvement qui sont en permanence en lien l'un avec l'autre, qui se complètent, qui s'emboîtent l'un dans l'autre. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Il y a un mouvement qui est le mouvement topique : il y a deux personnages qui commencent, qui marchent, qui cheminent, qui s'asseyent et qui ensuite parlent. C'est un mouvement qui commence par être un mouvement linéaire et qui change la linéarité de ce cheminement en un autre cheminement, qui le cheminement de la parole, au moment où ils vont s'asseoir et où ils vont lire et parler. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Ce mouvement est contrebalancé par un autre mouvement qui n'est pas un mouvement linéaire. C'est un mouvement paradoxal ou un mouvement de renversement en permanence de ce qui est en train de se passer. C'est un mouvement de retour sur soi. Comment peut-on le définir ? On peut le définir d'abord par le fait qu'il y a un renversement structurel entre le Prologue et la Palinodie. Les deux ont lieu dans un même lieu. Le Prologue décrit le lieu ; la Palinodie renverse le lieu pour le remettre sur un autre plan, qui est le plan du destin des âmes. On a un destin de l'âme sensible et ce qu'est le destin de l'âme en tant qu'âme immortelle. Le Prologue et la Palinodie sont donc construits sur un renversement - c'est ce que j'essaie de décrire à la fin du livre - sur un renversement topographique entre le lieu au bord de l'Ilissos et le lieu dans lequel arrivent les âmes au-dessus du ciel. Et c'est une construction en miroir, avec des rappels qui sont assez frappants. Cela, c'est le renversement topographique. Il est aussi soutenu par des retournements mythologiques. La Palinodie est un retournement contre Homère. C'est la <i>palin-odi</i><i>a</i>. C'est le sens même de la palinodie ! C’est un retournement contre Homère, ensuite, dans la seconde partie, contre le mythe égyptien de l'invention de l'écriture, contre l'écriture. Donc, il y a des espèces de contrariété : une contrariété d'Homère, une contrariété de l'écriture par l'oralité avec une défense de la mémoire. Ces espèces de mouvement contraire et de mouvement linéaire s'emboîtent. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Non seulement il y a des renversements et des retournements. Mais il y a quelque chose aussi qui est plus finement distillé à travers le texte. On a des redressements. Socrate va commencer par dire, quand il est question pour la première fois du mythe, qu'il doit redresser les figures, que ce que font les sophistes et le rhéteurs, c'est-à-dire commencer à interpréter les Chimères, Gorgones, Pégases et autres figures mythologiques, lui les voit comme des redressements. Ce redressement, c'est le redressement qu'on doit donner à la mythologie, au sens des figures mythologiques : un redressement éthique ! C'est ce qu'il va faire quand il va redresser le discours de Lysias, en faisant lui-même deux autres discours qui renversent la donne, si j'ose m'exprimer ainsi, du discours de Lysias. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc il y a des retournements, des redressements. Et il y a ensuite, quand on descend encore plus profondément dans les strates du texte, un choix qui est celui de se situer au lieu de frontière entre deux mondes, donc un lieu où se nouent deux mondes différents, ce lieu qui est au bord de l'Ilissos. Ce bord de l'Ilissos est en plus nommé - enfin le lieu précis où ils vont s'asseoir - comme le lieu du passage à gué. Un "passage à gué" veut dire une "traversée" - une traversée qui reprend la différence et le lieu de rencontre entre deux mondes : le monde qui vient d'Athènes, qui s'associe encore à Athènes, dans sa périphérie, et le monde du dehors, de l'autre côté. Le chemin, c'est le chemin qui va d'Athènes vers Agra et qui est emprunté par ceux qui suivent le rituel qui s'appelle les Petits Mystères, qui se situent à Agra, qui sont les Mystères de Déméter et d'Artémis. Ce passage à gué est marqué par des éléments précis. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Maintenant ce qui m'intéresse, ce n'est pas de faire une lecture mythologique et mythologisante. Le <i>Phèdre</i> est saturé de mythes et de figures mythologiques. Mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas de dire : "Il est question d'un mythe particulier ou d'une invention de rituels particulière". C'est de comprendre comment il articule la parole philosophique avec des données mythologiques qu'il renverse, qu'il retourne, qu'il reprend. On peut en parler, si vous voulez, très longuement... Et cela me met toujours en joie de retrouver les directions, les éléments de ces mouvements ! On part de la proximité du Temple de Zeus vers le Temple de Déméter, qui est de l'autre côté d'Ilissos ; mais on s'arrête à côté d'un très modeste autel, qui est un autel garni de la tête cornue d'Achéloos et des Nymphes et d'un lieu de sacrifice, l'autel de Borée. Donc, on est à mi-chemin entre la grande mythologie et les petits rituels. Mais, ce qui est intéressant, ce n'est pas les petits rituels ; c'est que ce lieu-là est le lieu qui est... qui se révèle être, si on le regarde avec le sens qui est donné par le texte, le lieu où on passe de l'adolescence à la maturité, d'Orithye à une Orithye sur un autre plan, un plan divin ou d'un rituel de fécondité, puisque la source d'Achéloos comporte un autel avec des statuettes ; et Socrate, qui sait voir, voit immédiatement les statues qui sont là et qui sont des ex-voto pour des rituels de fécondité. En plus, tous les éléments de décor qui sont là renvoient évidemment d'une part à l'affaire d'Orithye, donc au mythe du sacrifice de l'adolescence et de l'enfance pour un autre âge de de l'humain, mais aussi à Adonis, mais aussi à Perséphone. Et on peut comprendre que, dans les rituels qui sont indiqués de façon très précise, parce qu'on peut cartographier du point de vue rituel et mythologique ce qui se passe, Platon se donnant le soin de préciser date, heure, lieu de façon très précise... - on peut comprendre que, dans tout ce déploiement scénographique, ce qui est intéressant, ce n'est pas le mythe ; c'est ce qu'on en fait ; c'est ce que Socrate réussit à faire - c'est-à-dire dégager de toute cette archéologie mythologique une théorie de l'âme. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Quelle est cette théorie ? C'est une théorie de l'âme éternelle mais d'une âme éternelle qui vient dans le monde, qui conduit l'homme et qui ensuite, par les vertus qui sont celles que l'homme doit cultiver, reprend son chemin éternel. Donc, ce lieu où il s'arrête est vraiment à la frontière entre la vie et la mort. Cela n'a pas du tout, en tout cas, ce côté <i>locus amoenus</i>...! Ce lieu bucolique est en fait un lieu au bord du Styx ! C'est un lieu de la rencontre, de la frontière entre la vie et la mort, parce que ce qu'il s'agit de dire, c'est que l'âme transgresse la frontière et qu'elle est dans le renouvellement permanent entre la vie et la mort. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Tout ce mouvement linéaire et tout ce mouvement de retournement, de redressement, en fait, est le mouvement de l'âme. En quoi cette théorie de l'âme est différente de celle du <i>Timée</i> et de celle du <i>Phédon </i>? C'est qu'elle correspond à une autre approche de la théorie de l'âme, qui n'est pas dans la séparation entre l'intelligible et le sensible, dans cette rupture qu'on va ensuite retrouver dans toute la tradition néoplatonicienne de ce texte. Mais elle est dans une continuité qui se renouvelle en permanence. Cela, je pense que c'est véritablement la démarche socratique. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc voilà, on peut revenir sur les interprétations néoplatoniciennes ou les interprétations épicuriennes tout à fait différentes. Mais, si ce texte, si ce dialogue platonicien a connu une postérité extraordinaire, et a vraiment servi de lieu d'enseignement et de... comment dirait-on ?... de plaisir en même temps, c'est parce qu’il va au-delà de la simple Palinodie et du char ailé qui peut correspondre, quand on l'extrait du contexte, à l'idée d'une immortalité de l'âme !</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Karim Oukaci</b> – Je voudrais revenir sur un élément du décor de ce texte, le gattilier. Votre livre s’ouvre sur la reproduction d’un gattilier par l’aquarelliste Nicolas Robert. Cet élément du décor permet-il de donner un sens au mouvement de redressement dont vous parlez ?</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Anca Vasiliu</b> - Oui, sur plusieurs niveaux. D'abord, <i>agnus-castus</i> est une plante qui sert à contenir la fécondité, donc à se dominer, à maîtriser les passions. Elle est plantée à côté d'un temple pour la fécondité. Elle est liée évidemment au rituel du Temple d'Agra : les branches servaient probablement sur la route vers le Temple d'Agra, celui de Déméter. Mais, en même temps, le gattilier attire, puisqu'il est odorant. </font></font></font></span><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">A la fois, il attire ; il est attrayant et il est la plante de la continence. Donc il a ce côté de retournement, de renversement, d'union des contraires, si on veut parler comme ça, un peu de façon simple. Premier plan. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Second plan : le gattilier est un des indicateurs très précis du moment où a lieu cette discussion entre Socrate et Phèdre, puisqu'il est dit qu'il est dans l'acmé de sa floraison, et que nous savons que l'acmé de la floraison du gattilier, non pas dans les jardins parisiens, mais dans son milieu naturel, c'est-à-dire en bord de Méditerranée, c'est la mi-juillet. Or, la mi-juillet correspond aussi au moment où la stridulation des cigales est au plus fort ; et il y a plein de cigales dans le <i>Phèdre</i>, comme nous le savons. Ce moment correspond sur le plan de la tradition mythologique homérique et hésiodique au moment du passage des âmes sous le signe du Cancer. Il y a deux moments. Il y a les deux portes - qui sont les deux portes de la migration des âmes : la descente des âmes qui correspond au moment du Capricorne, donc au moment de l'hiver, où le soleil est au plus loin et où l'âme descend dans l'humidité et les ténèbres de la terre - et cela correspond très exactement au moment où Platon place le <i>Banquet</i>, car la nuit du Banquet a lieu au moment où ont lieu les Dionysies, c'est-à-dire les fêtes dans lesquelles Agathon va recevoir le prix ; et la nuit du <i>Banquet</i> suit ce moment. Tandis que le <i>Phèdre</i> correspond au moment du Cancer : il est donné comme le moment du Cancer ; et c'est le moment où les âmes peuvent quitter la terre et rejoindre le soleil, puisque c'est le moment où le soleil le plus près de la terre, et que donc le trajet est celui qui est le plus aisé : c'est la proximité qui les attire vers le soleil.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc, cela, encore une fois, c'est une strate de lecture dans cette écriture qui est foisonnante et très bien structurée. Le gattilier, si vous voulez, fait partie de ces éléments qui sont des indicateurs très précis du lieu et du fait que, dans ce qu'on voit, dans ce que Socrate dit : "Tiens ! Il y a un gattilier !", ce que Phèdre ne voit pas - en plus il dit que le gattilier est en fleur et qu'il sent bon -, on a là le déploiement de la sensorialité à ce moment-là. Ce moment-là [<i>230b</i>] intervient juste après que Socrate a dit : "Mais moi, je ne suis pas comme Typhon ! Je vais pas t'enlever comme Borée a fait avec Orythie ! Je ne suis pas celui qui va renverser les dieux !" Mais, ce qu'il va faire, c'est qu'il va renverser les dieux, puisqu'il va renverser Homère et qu'il va parler aussi du renversement des mythes égyptiens de l'écriture. Juste après avoir dit : "Je ne suis pas comme Typhon ! Je suis un être paisible ! Il y a en moi quelque chose de divin !", il va dire : "Mais, par Héra ! qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu !" Là, il va donner ("Qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu!") la première occurrence du terme de la beauté. C'est un terme déterminé ou déterminant, puisqu'il est le terme qui qualifie un lieu précis. Héra est selon Hésiode la mère de Typhon, mais mère d'un dieu qu'elle va renier, qu'elle va jeter. Et, à partir du moment où il y a en rupture de ton, puisque c'est à ce moment-là qu'ils arrivent sous le platane - il y a rupture du cheminement et rupture de ton dans l'écriture -, Socrate va commencer par dire :"L'air...! L'eau...! Cela sent bon ! On entend les cigales !" Il y a l'ouïe, il y a l'odorat, il y a le toucher, il y a la vue. Il va déployer la sensorialité, et ensuite donner la parole à la lecture de Lysias et commencer. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Pour moi, cet élément de vue immédiate d'une plante est ce qui permet ensuite de démarrer complètement sur un autre registre. Mais il faut voir qu'il y a un plante, et savoir quelle plante il y a là. Voilà pourquoi j'ai trouvé que c'était comme une espèce de clin d'œil au lecteur de mettre un gattilier. D'abord, parce que très souvent on ne sait pas à quoi ça ressemble. Pourtant, il a plein de gattiliers dans les jardins, partout, surtout des gattiliers adaptés pour le climat plus septentrional. Mais on ne sait pas à quoi ça ressemble. Puis on dit : "Bon, ben, il y a un arbre, il y a une plante... Bon, ben très bien, ça fait partie du décor !" Non, le décor, c'est le texte ! C'est le texte philosophique lui-même, puisque on a besoin de cette scénographie, qui est d'une grande complexité en réalité, pour que le texte puisse prendre tout son sens.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Maintenant que le texte n'ait rien à voir avec l'existence d'un platane et d'un gattilier, cela, c'est une autre histoire. Évidemment, on peut aller à Athènes et s'étonner que l'Ilissos existe encore et qu'il y ait quelques platanes par là (puisque ça pousse dans la région). Mais cela n'a rien à voir ! Cela n'a absolument rien à voir ! C'est du théâtre ! C'est de la fiction ! Tout est construit. Il n'y a pas un mot de trop. »</font></font></font></span></p>Fabrice Colonna, Ruyer, Belles Lettres 2018, lu par Jonathan Racineurn:md5:c2884c85442c7e39d76ad8bd46595c272021-05-25T11:00:00+02:002021-07-08T09:44:39+02:00Jonathan Racine<p style="text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.fabrice-colonna_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Dans cet ouvrage, F. Colonna nous propose un parcours de l’ensemble de l’œuvre de Ruyer. Cette introduction synthétique et efficace permet de redécouvrir un auteur qui défend des positions pour le moins provocantes et qui ne peuvent qu’inviter à la réflexion.</span></span></p> <p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%">Nous sommes en effet en présence d’une construction spéculative extrêmement ambitieuse, prétendant réhabiliter le finalisme, une certaine forme de platonisme, un panpsychisme, tout en revendiquant une fidélité à la science contemporaine.</span></span></p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">En introduction, il revient sur ‘l’affaire’ de<em> La gnose de Princeton</em>. Cet ouvrage de Ruyer paru en 1974, au terme de sa carrière, « présente ce qui est, croit-on, la philosophie cachée d’un certain nombre de grands scientifiques du XXe siècle, notamment des astrophysiciens et des biologistes. La science serait porteuse d’autre chose que de ses résultats prudents et limités, elle permettrait de s’initier à une nouvelle vision du monde, jusqu’alors tenue secrète, capable de remplacer la religion : la matière ne serait qu’une apparence, l’esprit serait la véritable étoffe du monde… ». Il s’agirait quasiment d’un canular de la part d’un Ruyer conscient de l’attrait pour l’irrationnel. Et pourtant, prévient l’auteur, s’il ne s’agit pas de lire cet ouvrage au premier degré, le fond serait néanmoins à prendre au sérieux, tout en étant véritablement compréhensible qu’au lecteur familiarisé du reste de l’œuvre. Le titre de l’œuvre dévoilerait tout de même bien l’intention : « construire une métaphysique qui fasse pleinement droit aux exigences de la science », une métaphysique qui soit une véritable connaissance, d’un autre genre que la connaissance scientifique mais articulée à cette dernière. Quel est l’enjeu de cette articulation ? Inviter les savants à revenir sur leur vision mécaniste et matérialiste du monde (on le verra, celle-ci constitue une cible constante de Ruyer), inviter d’autre part le philosophe à se mettre à l’école des savoirs positifs.</p>
<p style="text-align: justify;">Une fois ce projet fondamental de l’œuvre énoncé, les trois moments de sa réalisation s’arrêteront sur les questions de l’esprit, de la vie, de la valeur. La première partie défend la thèse du panpsychisme, d’une nature spirituelle du réel. La seconde est centrée sur la finalité. La dernière montre la continuité entre les valeurs et la vie, l’ontologie, d’une part, et nous élève jusqu’à une perspective théologique.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Première partie : l’esprit</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Contre le matérialisme et le dualisme, il s’agit de défendre la thèse que « l’esprit est la seule étoffe de l’univers ». L’auteur ne manque pas de rappeler que cette thèse si contre-intuitive a été défendue par d’autres philosophes (Leibniz et Whitehead, notamment), mais peut-être n’était-il pas nécessaire de relayer l’exagération quelque peu ridicule de Ruyer qui affirme que le panpsychisme « représente probablement la lignée doctrinale la plus ancienne et le courant principal de la philosophie » (« La psychobiologie et la science »,1959, p. 103). Mais il est vrai que si on inclut dans cette lignée un matérialiste aussi radical que Diderot, cela rend les choses quelque peu confuses.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 1 : pourquoi la conscience a-t-elle un corps ?</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ce chapitre s’ouvre sur une analyse de la perception – rappelons au passage que Ruyer a été lu de manière attentive par Merleau-Ponty. Nous voyons les choses étalées en profondeur devant nous. Et pourtant, ce phénomène qui semble originaire nous masque l’essence de la conscience et de la sensation : la sensation est originellement sans distance. Ruyer reprend sur ce point les positions de Berkeley concernant le caractère construit de la profondeur. Cette analyse de la sensation comme « pure immanence » nous conduit à une définition de la conscience qui, bien loin d’être ouverture, intentionnalité, doit d’abord se posséder elle-même. La conscience est fondamentalement unité.</p>
<p style="text-align: justify;">Qu’est-ce que l’immanence pure de la conscience ? L’auteur nous introduit à un concept particulièrement difficile de Ruyer, celui de surface absolue. La sensation est localisée, elle est liée à une partie du cerveau : « ce qui ‘voit’ à proprement parler, c’est une certaine surface corticale unitaire ». Unitaire car une surface absolue a cette caractéristique essentielle de donner naissance à une image une, à telle point que l’on peut dire que « l’unité est ce qui définit l’acte même de la perception ». Dès lors « Dire qu’il y a vision, ou qu’il y a conscience, c’est reconnaître qu’une surface réussit à s’unifier elle-même, à auto-unifier ses éléments, sans qu’il y ait lieu de la rapporter à un sujet, dont l’illusion a été déconstruite ». Continuons d’introduire les concepts qui vont servir de base à la thèse panpsychique de Ruyer : « La surface cérébrale qui donne naissance au champ visuel en unifiant les éléments qui la constituent donne l’impression de se survoler elle-même, puisqu’elle réussit sur place ce qui nécessiterait une dimension supplémentaire. Ce qui caractérise la conscience, c’est donc l’auto-survol », ou encore un domaine de survol, qui n’aurait rien à voir avec un sujet-spectateur.</p>
<p style="text-align: justify;">On dépasse par là-même le dualisme, puisque la conscience n’est rien d’autre qu’un bloc d’étendu, mais sous un régime particulier (on verra plus loin ce qu’il en est de la réalité de la matière). Et on réaliserait la performance de réunir les neurosciences et la phénoménologie : « la méthode ruyérienne consiste à comprendre ensemble les données de la science, ici en particulier la neurologie, que méconnaît l’intentionnalité phénoménologique, et les données d’observation interne – celles que méconnaissent largement les neurosciences actuelles ».</p>
<p style="text-align: justify;">S’agit-il pour autant de la « solution la plus élégante et la plus économique qui soit au problème de l’esprit et du corps » ? On émettra à ce sujet quelques doutes, qui seront développés à la fin de cette recension.</p>
<p style="text-align: justify;">Quoi qu’il en soit, il faut préciser cette idée étonnante : la formule selon laquelle c’est le cerveau (ou une partie de la surface corticale) qui soit pourrait faire penser à un matérialisme des plus grossiers, auquel on est tenté de répondre que c’est toujours un sujet (ou un organisme) qui voit. Or, si cette formulation sert de socle à un pan-psychisme, c’est que cerveau et conscience représentent sont comme l’envers et l’endroit d’une seule réalité. C’est bien la conscience qui est la réalité fondamentale, tandis que « le cerveau tel que nous le voyons est tout simplement l’apparence que prend pour nous une conscience autre que la nôtre » (cf. p. 34-35). Certes, comme le reconnaît l’auteur, le panpsychisme « exige qu’on paie un certain prix métaphysique » (c’est le moins que l’on puisse dire!), mais encore une fois, cela permettrait d’éviter les problèmes classiques du dualisme (la communication entre substances hétérogènes) sans éliminer la conscience comme le matérialisme.</p>
<p style="text-align: justify;">On ne manquera pas de relever que la critique du matérialisme implique un refus de l’idée d’émergence : « la vérité des recherches de la neurophysiologie… est complètement défigurée et conduit à de pures et simples absurdités lorsque l’on fait comme si la conscience émergeait mystérieusement de la matière » (p. 36). Cette critique de l’émergence est une constante dans la résurgence du panpsychisme aujourd’hui, et il nous semble que c’est un point crucial dans la discussion.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 2 : L’extension du psychisme</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Il s’agit maintenant d’étayer la thèse panpsychique. Une nouvelle citation provocante ouvre le chapitre qui passe de la reconnaissance de ‘l’intelligence’ chez toutes les cultures à son extension à tous les êtres : « On peut dire, en un paradoxe seulement apparent, que non seulement toutes les cultures sont également intelligentes, mais que toutes les organisations et tous les comportements instinctifs, de l’amibe, et même du virus, à l’homme, sont également intelligents. L’intelligence est la chose du monde la mieux partagée, partagée non seulement entre les hommes, mais entre les êtres. Seuls diffèrent les acquêts qui servent de matériaux, de nouvelles bases de départ pour les actes intelligents nouveaux et improvisés sur contrôle transversal. Les ethnologues aujourd’hui s’aperçoivent qu’une hache en bronze ou en acier n’est pas plus “intelligente” qu’une hache en pierre, qu’un raisonnement sur une donnée mythique n’est pas moins “intelligent” qu’un raisonnement sur une donnée scientifique » (L’Animal, l’Homme, la Fonction symbolique, p. 177).</p>
<p style="text-align: justify;">Puisque l’auteur concède qu’attribuer des émotions à une molécule est inacceptable et relèverait d’un anthropomorphisme absurde, quelle est cette projection permettant d’affirmer que l’intelligence n’est pas propre à l’homme ou au vivant ? Au fondement de ce raisonnement, on retrouve la capacité d’auto-survol qui caractérise ce qui possède une véritable unité. Comment transposer cette capacité d’auto-survol au monde physique ? Par un recours audacieux à la mécanique quantique, justifié par l’affirmation qu’ « au fond de ces théories difficiles, il y a toujours une idée simple, plus importante à saisir, pour le philosophe, que l’appareil technique qui a servi à l’apercevoir ». Cette ‘idée simple’ serait que « les propriétés de la matière à l’échelle microscopique ne sont pas celles des objets quotidiens et qu’il existe à cette échelle des phénomènes de ‘translocalisation’, pour reprendre l’expression de Ruyer, qui sont plus proches de ce qui se passe dans un organisme que dans une horloge. » On fait référence ici au fait que l’entité microphysique ne possède pas une localisation déterminée – ce qui rejoindrait le concept d’auto-survol (même si on peut douter que ‘délocalisée’ soit synonyme d’ ‘ubiquitaire’ comme l’écrit l’auteur!). Ruyer s’aventure sur le terrain de la chimie quantique d’une manière qui lui permet d’accorder aux molécules le statut d’élément individualisé : « Dans la molécule d’eau, les atomes d’hydrogène ne sont pas à côté de l’atome d’oxygène ; la molécule d’eau n’existe dans son unité que par la zone mixte où les électrons de l’hydrogène et ceux de l’oxygène sont conjointement délocalisés dans un domaine commun. Les liaisons chimiques résultent de ces délocalisations domaniales, et non, évidemment, de “crochets”, dont la consistance propre devrait être expliquée à son tour par des sous-crochets internes, en régression à l’infini » (L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, p. 123). Le caractère de délocalisation de la matière mis au jour par la mécanique quantique la rendrait homogène à la conscience – à condition de se dégager d’une conception de la conscience comme connaissance.</p>
<p style="text-align: justify;">La conscience est en effet redéfinie par Ruyer comme action liante « Elle désigne l’ensemble des interactions qui transforment en un être deux ou plusieurs éléments liés dans ces interactions. La conscience est le nom que l’on donne à l’unité d’un domaine d’interactions, à l’unité systématique qui émerge à mesure que les éléments du système perdent partiellement leur propre individualité » (« Expériences mentales sur la mort et la vie » (1953), p. 255.</p>
<p style="text-align: justify;">Admettons qu’il y ait des caractères partagés entre conscience et les entités de la physique quantique, comment passe-t-on de ce domaine micro-physique au macroscopique ? Ruyer fait l’hypothèse d’un principe d’amplification qui assurerait la continuité entre les niveaux de réalité.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 3 : une nouvelle classification du monde</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ce chapitre part du problème du statut des lois de la nature : avec Maxwell et Boltzmann, ces lois deviennent seulement statistiques. Quand on étudie un gaz, on ignore le comportement des particules individuelles et la connaissance se satisfait d’un traitement statistique de la réalité : vérité et statistique ne sont pas antinomique ! La question demeure : ce caractère statistique ne concerne-t-il que certaines lois physiques ou bien faut-il reconnaître que toutes les lois sont de ce type ? Comme des physiciens comme Planck, Ruyer adopte la seconde position. Mais comme le note Colonna, il a une arrière-pensée métaphysique : si toutes les réalités physiques macroscopiques se comportent finalement sur le modèle de gaz, ou encore de foules, alors cela permet « de renouveler la distinction leibnizienne entre les êtres réellement substantiels et les êtres qui ne sont que de simples agrégats ou amas ». La matière n’est qu’un phénomène car elle n’est qu’un agrégat. Or un être véritable doit posséder une unité véritable. La matière n’étant qu’un phénomène, pour Leibniz, seule possède une consistance ontologique la monade spirituelle.</p>
<p style="text-align: justify;">On notera peut-être avec surprise le recours au concept d’émergence pour traiter des phénomènes de foule (une foule ne se comporte pas comme un individu !), un concept considéré sans pertinence aucune pour les ‘domaines de survol’.</p>
<p style="text-align: justify;">Le panpsychisme, nous l’avons vu, a besoin de redéfinir la conscience, d’où la distinction par Ruyer entre conscience primaire et conscience seconde. Cette dernière désigne la conscience réflexive à l’œuvre dans nombre d’activités humaines. Tout l’originalité de Ruyer ici repose sur ce concept de conscience primaire. Citons Colonna (qui se demande s’il est bel et bien pertinent de parler de conscience à propos de « cette capacité d’unification immanente par liaison active » - on peut douter que le problème ne soit que de convention !) : « Une conscience primaire, c’est-à-dire un domaine absolu, est présentation de soi et non représentation d’autre chose. Le stade représentatif témoigne d’un haut degré d’élaboration, et il ne doit pas nous induire en erreur sur la nature réelle de la conscience. Fondamentalement, une conscience est tournée vers l’intérieur, elle ne voit qu’elle-même. Ce n’est qu’au prix de certains montages complexes qu’elle pourra intégrer les éléments extérieurs. La notion de domaine absolu comme conscience primaire peut ainsi être appliquée aussi bien à une molécule qu’à une amibe. La justification qu’en donne Ruyer, c’est le contraste entre la simplicité de la structure et la richesse du comportement. Certes, dans le cas d’une molécule, cette richesse n’est pas très apparente, mais elle s’exprime tout entière dans la capacité de la molécule à maintenir sa forme, activité dont est incapable un agrégat comme une pierre ou un nuage. »</p>
<p style="text-align: justify;">On notera que Ruyer se sépare de Leibniz sur un point absolument essentiel : il ne faut pas considérer cette conscience primaire comme une conscience dégradée, tendant vers l’inconscient. « L’amibe ou le végétal erlebt, enjoys, survole ou pense – on ne peut avoir recours ici qu’à des métaphores ou à des mots étrangers – sa structure organique avec autant de netteté que l’homme pense l’outil qu’il est en train de fabriquer. Du moins nous n’avons aucune espèce de raison de supposer le contraire, puisque cette structure organique est au moins aussi subtile et appropriée que celle de nos outillages » (Éléments de psycho-biologie, p. 24).</p>
<p style="text-align: justify;">Ce dispositif conceptuel mis en place, on peut effectivement refonder la classification des sciences en distinguant les sciences qui traitent des unités véritables et celles qui traitent des phénomènes de foule. Selon ce critère, il faudrait alors rapprocher d’une part la physique quantique l’embryologie, la psychologie et la linguistique, et d’autre part la physique statistique, la génétique des populations, la démographie, l’économie politique.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Deuxième partie : La vie</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Les chapitres de cette partie élaborent une conception résolument anti-mécaniste du vivant et tentent de réhabiliter le finalisme. Dans cette perspective, une place privilégiée est conférée à l’embryologie).</p>
<p style="text-align: justify;">Etant donné que nous sommes incontestablement dans une période où le paradigme mécanisme est questionné au sein de la pensée biologique contemporaine, c’est peut-être sur cette question de la vie que la pensée de Ruyer pourrait s’avérer la plus suggestive.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 4 : L’invention des formes</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Le point de départ de la critique du mécanisme est on ne peut plus classique : le mécanisme « ne permet pas de rendre raison de la formation des mécanismes eux-mêmes » (ce questionnement est quasi-contemporain de l’émergence du modèle mécaniste !). Dans l’étude du vivant, on est obligé de prendre acte de l’opposition entre fonctionnement et formation, qui renvoie à la distinction entre physiologie et embryologie. Or « la manifestation par excellence de la vie, c’est la genèse de l’individu ». L’embryologie est donc la science fondamentale.</p>
<p style="text-align: justify;">La formation du vivant est un véritable paradoxe, qui se décline sous plusieurs formes : « dans le développement du vivant, une ‘trans-spatialité’ excède la simple relation de proche en proche, une partie engendre le tout qui va l’englober, une ‘dés-information’ n’est pas une pure dégradation ». Explicitons ce dernier point : « Lorsqu’une poule donne naissance à une autre poule, il y a d’abord perte d’information, car l’œuf, étant plus simple que l’adulte, contient moins d’information que lui ; puis il y a de nouveau augmentation de l’information à mesure que l’embryon se développe et devient adulte ». Quant à l’idée de trans-spatialité (qui renvoie à l’idée de ‘survol’), elle signifie qu’il n’y a pas d’inscription spatiale préalable des formes à naître – et il est vrai que l’on reproche souvent aujourd’hui à l’idée de programme d’être une nouvelle forme de préformationnisme (cf. par exemple Lewontin, La triple hélice) :</p>
<p style="text-align: justify;">« Puisque l’état t, dans l’espace, ne contient pas les détails de l’état t’, également dans l’espace, il faut que quelque chose soit survenu transversalement à l’espace. Il faut que la détermination du territoire comme plaque neurale, ou comme bourgeon de patte, ou comme patte droite, qui précède la différenciation visible, ait consisté en une mise en circuit avec quelque chose qui n’est pas dans l’espace » (« Le domaine naturel du trans-spatial », 1948)</p>
<p style="text-align: justify;">Il faudrait alors faire intervenir la notion de ‘potentiel’, entendu comme la forme qui commanderait le développement. On se demande si on ne retombe pas sur les problèmes classiques de la notion de finalité, à savoir, principalement, celui d’une action du futur sur le passé, ce à quoi Ruyer répond que ce n’est pas l’avenir que vise une action finaliste, mais bien plutôt une forme intemporelle, un but idéal :</p>
<p style="text-align: justify;">« Ce but idéal plane sur le déroulement temporel qu’il unifie et régule. Par suite, en apparence, c’est l’avenir qui semble expliquer le présent. En fait, la finalité ne suppose pas cette efficacité contradictoire de l’avenir sur le présent, elle suppose seulement l’efficacité de l’intemporel sur le déroulement des phases de l’action. Quand je prononce une longue phrase, je cherche à exprimer un sens que j’estime vrai ou utile, je ne me borne pas à fonctionner instant par instant. Ce sens intemporel domine “l’instant par instant” de mes articulations physiologiques » (Philosophie de la valeur, p. 65)</p>
<p style="text-align: justify;">Le potentiel créateur est comme une source active de sens, sans qu’il faille y voir un modèle déjà constitué, ce qui exposerait cette notion à la critique de Bergson à l’égard de la finalité (si le but est donné, le développement est aussi automatique que dans le mécanisme). Plutôt que de modèles, Ruyer parle de thèmes. Ces thèmes ont une dimension ‘mnémique’, un caractère que l’on déduit de la comparaison avec l’invention : « tout thème est mnémique dans la mesure où celui qui invente sait dans quelle direction chercher, comme s’il pressentait le thème. C’est la vérité de la doctrine platonicienne de la réminiscence : on ne cherche que ce que l’on a d’une certaine manière déjà trouvé. Ruyer l’applique au plan de l’invention biologique. » Cela nous conduit à approfondir la question de la mémoire.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 5 : La mémoire comme mystère et comme clé</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Le problème de la mémoire est présenté sous la forme d’une alternative : ou on la pense sous le mode d’une trace matérielle, ou il s’agit d’un phénomène irréductible aux données physico-chimiques. On devine sans peine qu’une telle formulation a pour but de défendre l’idée que la mémoire constitue un fait spirituel, une nouvelle strate du psychisme, qui mobilise une analyse différente de celle de la perception.</p>
<p style="text-align: justify;">Il ne faut pas confondre mémoire et enregistrement : la remémoration est bien plus proche de l’invention que de la répétition mécanique. Le statut bien particulier de la mémoire est manifesté dans l’analyse suivante : « L’irruption du passé revenu au présent, c’est-à-dire l’intemporel psychologique, est une véritable capture du sujet, qui est tout entier dans les actes que comporte cette dimension resurgie. Dans le processus de réminiscence, je me confonds avec le souvenir. Or celui-ci révèle un monde tellement identique à ma conscience actuelle que l’on doit reconnaître qu’il n’est pas autre qu’elle. […] Si l’on s’en tient en effet à une description rigoureuse des faits et que l’on écarte tout préjugé, une constatation s’impose : j’ai vraiment participé à une ‘autre conscience’, j’ai été elle ». On laissera le lecteur juge : cette description relève-t-elle vraiment d’une description rigoureuse des faits ? Faut-il vraiment voir dans le moindre phénomène de remémoration un dessaisissement de soi ?</p>
<p style="text-align: justify;">Quoi qu’il en soit, à partir de là, Ruyer peut approfondir en direction de la question de l’individualité, avec cette proposition étonnante : dans la mesure la mémoire serait le révélateur des individualités vraies, elle « est l’expérience privilégiée qui nous permet d’entrevoir l’agencement métaphysique de l’univers » (« Leibniz et “M. Tompkins au pays des merveilles” » 1957), un univers où les individualités ne sont pas closes telles des monades. « Qu’est-ce qui fait la consistance d’un individu ? C’est toujours un thème, à caractère mnémique, auquel participe l’individualité, et qui s’empare d’elle. »</p>
<p style="text-align: justify;">On comprend que l’analyse ne traite plus seulement de la mémoire psychologique, c’est d’une mémoire co-extensive à la vie dont il s’agit ici. La transition vers la question de la causalité biologique s’opère à travers le thème du code génétique comme principe de la mémoire de la vie (une transition curieuse : on ne parle jamais de mémoire à propos du code génétique que de manière métaphorique. On peut d’emblée s’interroger sur la pertinence d’une critique basée sur cet emploi métaphorique).</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 6 : La causalité en biologie</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ruyer peut-il nous proposer une critique pertinente de la biologie moléculaire alors que ses principaux écrits ont été rédigé avant le plein développement de celle-ci ? La question est importante : comment jauger de la pertinence d’une critique philosophique face aux progrès de la science ? Bien loin de la posture de la chouette de Minerve, une critique philosophique peut-elle être en avance sur son temps ? Force est de constater que l’embryologie ne constitue plus ce bastion de résistance à la synthèse néo-darwinienne et au développement de la biologie moléculaire – l’auteur fait référence à la découverte des gènes dit ‘du développement’ dans les années 1980, et il est obligé de reconnaître que « Ruyer a eu tort d’affirmer que les gènes étaient sans doute pour peu dans l’embryogenèse. » Peut-on alors enchaîner en disant que « cette position quelque peu rigide n’enlève rien à la valeur de son raisonnement général. Car il faut remarquer que la biologie moléculaire n’est pas en mesure d’expliquer pas à pas toute la coordination des processus et leur cohésion d’ensemble. Les gènes prennent part au développement, ils ne semblent pas le commander entièrement. En l’état actuel des choses, ils apparaissent comme une composante du développement, mais non comme son principe même. » Le détail du propos pourrait être discuté : pointons seulement que la cible semble être un épouvantail peut consistant, car qui considère que les gènes sont le seul et unique facteur du développement ? Qui considère que les substances inductrices contiennent les formes ?</p>
<p style="text-align: justify;">Cette discussion critique sur le rôle des gènes nous conduit naturellement à une distinction de différents types de causalité. Pour Ruyer, la causalité biologique agit à la manière d’un signal – le signal ne suffisant pas à expliquer par lui-même les processus qui se déroulent à sa suite. On peut appliquer cette idée à la manière dont agissent les protéines, en faisant le lien avec le point précédent sur la mémoire : « La substance chimique est un moyen mnémotechnique utilisé par la mémoire organique pour accomplir son œuvre. Elle est un indicateur, ayant la forme d’une question adressée à la mémoire (« que faut-il faire maintenant ? ») et non celle d’une réponse toute faite. »</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Troisième partie : La valeur</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Quelle est la place des valeurs dans un monde de faits ? La science moderne se caractériserait notamment, comme le dit Koyré par un « divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits ». Dès lors la question est de savoir si le néo-finalisme de Ruyer pourrait être un moyen de surmonter ce divorce « sans pour autant renier la science contemporaine » ?</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 7 : La participation aux valeurs</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ruyer nous propose une critique des théories dites ‘naturalistes’ de la valeur : l’hédonisme (la valeur renvoie à un sentiment de plaisir), ou sous une forme plus dynamique, le freudisme, ou encore les versions sociologiques. Ces conceptions manquent la spécificité de la valeur. D’où l’intérêt des conceptions opposées se référant à la raison, au sujet transcendantal, à une dimension transcendant les faits : Kant – mais aussi Sartre. Mais l’homme apparaît alors comme un empire dans un empire, détaché de toute cosmologie ; nous retombons sur un dualisme qui finalement entérine le mécanisme de la science moderne.</p>
<p style="text-align: justify;">Or, pour dépasser ce dualisme, il s’agit de s’appuyer sur un acquis des chapitres précédents, à savoir que la matière a d’autres propriétés que celles qui apparaissent à notre échelle. Cela pourrait permettre de fonder un nouveau réalisme de la valeur. La référence à Scheler est importante pour Ruyer. Pour Scheler, les valeurs sont des essences, qui font l’objet d’une intuition. Mais il ne faut pas faire de la valeur un être en soi, alors qu’elle relève de l’action. Le domaine des valeurs n’est rien sans la mise en œuvre des agents (qui ne consistent eux-mêmes qu’en leur activité!).</p>
<p style="text-align: justify;">Cette insistance sur l’activité nous conduit à la relation étroite entre travail et valeur. Le travail ‘digne de ce nom’ (reste à déterminer si cette clause ne restreint pas radicalement le concept) n’est en effet pas une simple application, un pur mécanisme, une contrainte. Il y a toujours subjectivation dans le travail qui apparaît alors comme incarnation active d’une norme, effort pour réaliser une valeur.</p>
<p style="text-align: justify;">Cette conception du travail aboutit à l’idée que le travail et la liberté sont « pratiquement synonyme ». On peut se demander si cette quasi-identification provocante (sans être totalement inédite) n’est pas un simple truisme à partir du moment où l’on exclut toutes les formes d’aliénation du travail ‘digne de ce nom’. Si on se défend de mépriser le travail monotone, il semble bien que ce soit l’artiste qui incarne cette conception du travail, qui permettrait de fonder une conception de la liberté plus concrète que celle de l’existentialisme.</p>
<p style="text-align: justify;">Après avoir opéré un singulier rétrécissement de la notion de travail, celle-ci s’élargit de manière spectaculaire (la cellule travaille !), car n’oublions pas qu’il s’agissait d’établir un lien entre les valeurs et le reste du réel. Ce lien s’opère grâce au concept que nous avons déjà rencontré de ‘domaine d’activation selon une dimension transpatiale’ : « La structure ‘domaine d’actualisation selon une dimension trans-spatiale’ se retrouve donc trois fois, selon une ligne continue : au plan de ce que l’on appelle la matière, dans l’embryogenèse, et enfin dans l’expérience axiologique. » Ceci posé, Ruyer peut affirmer avec un optimisme déconcertant : « La science de la nature se rapproche de l’axiologie. La continuité saute aux yeux (!), entre le statut des existants dits physiques, des organismes en développement et des agents en participation, tels que les décrit l’axiologie contemporaine. Grâce à ce rapprochement, presque tous les problèmes laissés en suspens par la théorie des valeurs trouvent une solution, ou disparaissent en tant que problèmes » (Philosophie de la valeur, p. 209).</p>
<p style="text-align: justify;">Certes, il ne s’agit pas de nier les différences au sein du réel : « Bien que de la molécule à l’homme il y ait un élargissement considérable du monde des valeurs, la valeur ne vient pas s’ajouter comme un règne à un autre règne, celui de la matière brute. C’est seulement le domaine des valeurs lui-même qui s’enrichit. »</p>
<p style="text-align: justify;">Cette analyse de la valeur est suivie par un chapitre sur l’utopie, thème auquel Ruyer a consacré un ouvrage. Celle-ci relève de manière évidente de l’axiologie, sans pour autant, selon Ruyer produire de nouvelles valeurs. On a plutôt affaire à un réarrangement de l’ancien. L’utopie conserve néanmoins une dimension positive, en enrichissant la conscience sociale. Surtout, en pressentant l’humanité actuelle comme un moment à dépasser, elle rejoint la question de Dieu, qui fait l’objet du dernier chapitre.</p>
<p style="text-align: justify;">Ruyer défend une conception résolument rationaliste, qui le fait pencher du côté du Dieu des philosophes plutôt que du Dieu de la foi. Sa perspective semble proche de celle de la théologie naturelle : on retrouve l’idée de finalité, et la critique classique, présente chez tous les finalistes, que l’ordre ne peut avoir émergé par hasard.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Remarques</strong></p>
<p style="text-align: justify;">On ne peut que louer la clarté de cette introduction, qui ne cherche jamais à masquer le caractère audacieux des propositions avancées. L’auteur est parfaitement conscient de toutes les réserves que peuvent susciter les thèses de Ruyer. On ne peut lui faire grief de n’avoir pas fait disparaître artificiellement les difficultés de ces thèses. Aussi, nous nous permettrons de manifester notre perplexité sur plusieurs points. Il nous semble que considérer un livre comme une invitation à la discussion est une forme de compliment que nous souhaitons lui adresser.</p>
<p style="text-align: justify;">1) Dans une ontologie panpsychiste, on peut s’interroger sur le privilège accordé au cerveau : ce n’est pas l’œil qui voit, mais une surface corticale – mais pourquoi se référer au cerveau, pourquoi ne pas descendre à un niveau inférieur puisque c’est là que se trouverait l’unité véritable ? On se demande ce qui fait qu’un tissu (le tissu nerveux en l’occurrence) acquiert un statut particulier.</p>
<p style="text-align: justify;">2) Concernant le recours à la physique quantique, on ne peut que saluer l’effort du philosophe pour tenir compte de l’avancée des sciences, plutôt que d’ignorer purement et simplement les résultats de celles-ci. C’est un des aspects manifestement intéressants de la démarche de Ruyer. Mais cette démarche requiert peut-être beaucoup de prudence. N’est-ce pas aller beaucoup trop vite que de prétendre redéfinir la conscience et plus largement fonder une ontologie panpsychiste à partir des expériences (certes extrêmement troublantes) mettant au jour la non-localité ? Ruyer évoque un « cadeau royal » fait par la science à la philosophie. On peut se demander si le cadeau n’est pas quelque peu empoisonné. En effet, le débat fait rage entre différentes interprétations de ces expériences, et avec des implications ontologiques qui peuvent être franchement contradictoires (cf. notamment l’interprétation de Bohm, qui conserve le concept de trajectoire déterminée au niveau quantique ; sur ces points, voir par exemple Boyer-Kassem, La mécanique quantique, Vrin). Prendre en compte ces débats, sans négliger les concepts techniques, serait certainement plus raisonnable que de supposer une ‘idée simple’ (!) plus ou moins directement traductible en thèses métaphysiques.</p>
<p style="text-align: justify;">3) Cette question fondamentale du rapport entre science et philosophie se pose à nouveau à partir de l’anticipation des supposées limites de la biologie moléculaire. Peut-on vraiment considérer que l’on peut ‘transposer’ les critiques de Ruyer faites au début des années 50 ? N’y a-t-il pas eu d’immense progrès dans la mise au jour du mécanisme causal sous-jacent à ce que Ruyer appelle ‘causalité-signal’, et qui peut apparaître en fait singulièrement dépourvu de pouvoir causal ?</p>
<p style="text-align: justify;">4) Concernant le problème très difficile de l’unité et de l’individualité, doit-on considérer qu’il peut être résolu par un concept tel que celui de capacité de survol : apparemment, les particules dont traite la mécanique quantique serait des unités vraies. Cela vaudrait donc pour les atomes, mais aussi les électrons ? Les molécules ? Les macro-molécules ? La cellule ? Mais quid des organites cellulaires ? Des réseaux cellulaires et des tissus ? Et des composés ioniques (les cristaux) ? Pour chacun de ses cas, je laisse le lecteur trancher : y a-t-il ou non ‘capacité de survol’ ? Certaines de ces unités semblent acquérir, au cours du propos, un statut privilégié qui semble peu cohérent avec la radicalité de la thèse initiale : par exemple les cellules vivantes.</p>
<p style="text-align: justify;">5) Tout défenseur du panpsychisme se doit d’invoquer Leibniz comme caution. Pourtant le panpsychisme de celui-ci contenait un élément important que Ruyer refuse : l’idée d’une infinité de degrés de conscience. Que penser de la conscience primaire de Ruyer, qui n’est pas une conscience dégradée, tout en ayant peu de chose à voir avec le concept ‘courant’ de conscience ? Plus généralement, c’est le refus du concept d’émergence qui interroge – et que l’on retrouve aujourd’hui par exemple chez T. Nagel. Il y a là un véritable enjeu.</p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="font-style:normal"><span style="line-height:100%">Au final, n’y a-t-il pas chez Ruyer une tendance que l’on peut parfois regretter chez d’autres auteurs français (comme Merleau-Ponty ou Bergson) à construire une opposition entre deux positions caricaturales, entre un idéalisme désincarné, de surplomb, et un matérialisme mécaniste réductionniste pour ensuite courageusement dépasser ces deux impasses ? A vaincre de telles caricatures, on risque bien de laisser intactes des positions nuancées qui pourrait se révéler plus attrayantes qu’un réalisme des valeurs étayé sur un panpsychisme néo-finaliste.</span></span></span></p>Laurence Devillairs, Guérir la vie par la philosophie, P. U. F. 2020, lu par Aurélien Chukurianurn:md5:89b40337b62beddb7939673b4e1545752021-05-11T11:00:00+02:002021-10-17T16:37:19+02:00Jonathan RacinePhilosophie générale<h3 align="justify" style="margin-bottom: 0cm;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.devillairs_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></font></font></span></span></h3>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Laurence Devillairs, <i>Guérir la vie par la philosophie, </i>Paris, P. U. F., 2020 (264 pages).</span></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Cet essai, qui connaît ici première édition Quadrige à la suite de sa parution en 2017 aux éditions des P. U. F., s’inscrit dans la réflexion que mène l’auteur sur la place et l’utilité que la philosophie peut tenir dans nos propres existences.</span></span></span></span></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </p> <h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Parallèlement à ses publications consacrées à la philosophie moderne dont elle est une éminente spécialiste (citons seulement pour exemple <i>Descartes et la connaissance de Dieu</i></font><font face="Times New Roman, serif">, Paris, Vrin, 2004), l’auteure s’est en effet lancée dans un travail de « vulgarisation » de la philosophie, au sens le plus noble du terme : il s’agit, non pas de pratiquer une activité réductrice et simplificatrice qui renvoie une image dégradée de la philosophie, mais de mener un véritable effort de la pensée en montrant la pertinence pratique de la philosophie, que ce soit pour affronter les vicissitudes de l’existence, s’ouvrir au bonheur, ou se disposer à la moralité. Témoignent de ce travail les ouvrages </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Brèves de philo. La sagesse des phrases toutes faites </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, Points, 2010)</font><font face="Times New Roman, serif"><i>,</i></font> <font face="Times New Roman, serif"><i>Un Bonheur sans mesure </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, Albin Michel, 2017), </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Etre quelqu’un de bien </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, P. U. F., 2019).</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Guérir la vie </i><i>par la philosophie</i> s’inscrit dans ce cycle de transmission, en s’attachant à une thématique précise, résidant dans l’association de trois termes : la vie, la guérison, et la philosophie. L’enjeu général est de présenter la philosophie comme une médecine, tant de l’âme que du corps, ce qui présuppose de partir du postulat que la vie est une maladie : que vivre soit « en soi une maladie dont il faut nous guérir » (p. 20), tel est le diagnostic qui cristallise, dans le sillage de l’ironie socratique, la première manifestation de l’utilité de la philosophie. À cela l’ouvrage va, au fil de sa progression, ajouter un second type d’utilité, eu égard aux remèdes que la philosophie fournit concernant des maux particuliers qui vont être clairement décortiqués.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ouvrage est organisé en plusieurs parties qui aident le lecteur à se situer, lui permettant aussi bien de suivre le fil d’un propos linéaire que de se reporter librement à des chapitres. Une première partie, formée de l’avant-propos et de la notice d’utilisation, développe la conception médicinale de la philosophie, en montrant qu’elle sert à guérir de trois épreuves qui concernent au premier chef l’âme. Sur la base de Kierkegaard et de Platon, l’auteur repère trois épreuves, celles de l’existence, du quotidien, et du réel : la promesse de guérison qu’apporte la philosophie réside dans sa capacité à penser ces épreuves et à fournir des moyens pour les surmonter.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Les autres parties de l’ouvrage vont précisément être dévolues à la description de ces maux et aux remèdes qui leur correspondent. La méthode sera identique : diagnostic, traitement, voies de prescription. Viennent d’abord les maux du corps : l’apparence physique, la mort, la maladie, la souffrance, la vieillesse, les addictions et plaisirs, la bêtise. Autant de maux que la philosophie aide à penser et à traiter, au moyen de remèdes divers : l’électrochoc du chat de Derrida sert à accepter son corps, la diversion montaignienne à composer avec la mort, le goût des initiatives hérité d’Arendt à échapper à la vieillesse, l’ataraxie stoïcienne à lutter contre les addictions, la cure cartésienne du clair et distinct pour désencombrer la bêtise. Ensuite, l’auteure recense ces maux qui affectent davantage l’âme que le corps, tout en rappelant l’étroite interaction de l’âme et du corps interdisant de les isoler : le fait de vivre, la dimension quotidienne de la vie, l’acrasie, le burn-out, les relations sociales, les passions de la peur et de l’amour, les regrets et remords. Autant d’afflictions spirituelles que viennent soigner différents remèdes : le choix responsable permet de s’ancrer dans l’existence, les brèves habitudes nietzschéennes contribuent à apprivoiser la vie quotidienne, l’inspection spinozienne des causes calme les craintes et tremblements infondés, tandis que la thérapie de Lucrèce de la Vénus vagabonde aide à guérir l’amour en aimant, et le vivre à propos montaignien chasse remords et regrets.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’essai réserve également une place à d’autres types de maux, que sont les tracas qu’égrène la vie quotidienne, de l’argent à la hiérarchie professionnelle, en passant par les troubles mentaux (dépression…), les accidents de la vie (fautes…) et les cas limites (solitude…) : l’activité métaphysique est invoquée pour secourir le rapport à l’argent par sa gratuité, la « pensée de derrière » de Pascal est mobilisée pour réguler les relations professionnelles, l’impératif catégorique kantien est invoqué pour fixer la règle d’une action libre et sereine, tandis que la solitude peut être surmontée en la percevant comme l’occasion d’un apprentissage de la liberté. L’ouvrage s’achève par des considérations complémentaires (« théories curieuses ») qui ont trait au sport en préconisant un exercice modéré, aux passions à travers le conditionnement comme voie de maîtrise, au cinéma et à son pouvoir perfectionniste, et à l’éthique animale. Cela permet de conférer une relative complétude à la thérapie que fournit la philosophie, à travers sa faculté à s’adapter à une pluralité de situations.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ouvrage se recommande à plusieurs titres. Tout d’abord, la force de l’ouvrage est son audace, en ce qu’il ose célébrer conjointement la vie et la philosophie sans se placer sur le terrain déjà miné du développement personnel : l’ouvrage offre des ressources pour mieux vivre en identifiant des plaies qu’il s’agit de penser pour pouvoir les panser. Les remèdes proposés se tiennent à distance de la sophrologie en ce qu’ils sont indissociables des maladies qui affectent nos existences tout en étant irréductibles à des recettes magiques : ils s’apparentent davantage à des matériaux par lesquels le lecteur pourra, en mobilisant sa propre pensée critique, renouveler son appréhension des maux auxquels il est confronté. Autrement dit, si certains remèdes s’assimilent à de véritables thérapies à appliquer, d’autres cherchent, par contraste, à déplacer le regard du lecteur en considérant à nouveaux frais certains thèmes de nos existences (l’ennui, l’éducation des enfants…) : en tous les cas, il s’agit d’inspirer des perspectives de guérison en aiguillant la pensée. </font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Aussi, l’apport de l’ouvrage est de savoir transmettre des prises de position philosophiques : c’est bien d’une âme spirituelle dont il s’agit de prendre soin, selon un héritage tant platonicien que cartésien. De même, la liberté humaine est affirmée par-delà les déterminismes qui la conditionnent, tout comme est mentionnée la portée philosophique de la question de l’existence de Dieu. Sur le plan de l’histoire de la philosophie, l’ouvrage est riche de références. On relèvera la multitude des renvois à Descartes émaillant l’ouvrage, de la force d’âme que représente la passion-vertu de la générosité au dualisme en passant par la thèse de l’union. Cette dernière est invoquée en tant qu’elle marque la condition résolument incarnée de l’existence humaine, au point de faire passer Descartes pour l’un des « inventeurs du psychosomatique » (p. 57). Outre Descartes, d’autres références viennent appuyer les développements médicinaux qui jalonnent l’ouvrage, des philosophes classiques (Platon, Aristote, les stoïciens, Montaigne, Kant) et contemporains (Nietzsche, Freud, Arendt, Beauvoir, Ricœur, Foucault, Derrida), mais aussi des sources littéraires (Horace, Shakespeare, Racine, Proust, etc.). Le lecteur pourra se reporter à une série d’utiles index, répertoriant les auteurs mais aussi les maladies et traitements parcourus. Enfin, le dernier mérite de l’ouvrage, et non des moindres, est celui de savoir combiner précision de l’analyse philosophique et légèreté de ton, à la faveur de traits d’humour et de descriptions issues de la vie quotidienne pour ancrer l’ouvrage dans le réel. </font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ensemble de ces mérites n’en empêchent pas moins le lecteur d’avancer une série d’enjeux qu’il serait intéressant d’approfondir. D’une part, l’ouvrage ne revient-il pas à renouer avec une conception antique de la philosophie, la percevant comme une « manière de vivre » ? Sur ce plan, les travaux pionniers de P. Hadot autour des « exercices spirituels » ne pourraient-ils pas constituer un partenaire de dialogue pour poursuivre le propos de l’auteure ? D’autre part, quelle perspective existentialiste l’essai autorise-t-il, au regard de son présupposé premier concernant la maladie de la vie ? Sans contredire nullement la description qui est donnée des maux parsemant l’existence humaine, ne pourrait-on pas également penser, selon une inspiration autre que celle proposée par l’ouvrage, que la philosophie est une médecine moins parce qu’elle guérit de maux que parce qu’elle est lumière projetée sur la joie d(e) (l)’être ? Que l’on songe par exemple à ce « sentiment de l’existence » que Rousseau dépeint magistralement dans la Cinquième promenade des <i>Rêveries du promeneur solitaire</i>. De telles questions illustrent toute la fécondité de cet ouvrage qui, outre son intérêt intrinsèque, ouvre des pistes pour la réflexion philosophique. </font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Partant, la philosophie, tant dans son utilité pratique que dans sa richesse historique, sort rehaussée par cet essai, tant et si bien qu’elle résonne comme une exhortation au courage de vivre.</font></font></span></span></h3>JB Vuillerod, Hegel féministe, Vrin 2020, lu par Théo Favre-Rochexurn:md5:2b631de5736300077117420c348bffd62021-04-30T06:00:00+02:002021-07-08T09:48:53+02:00Baptiste KlockenbringSociologieFéminismeHegel<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.vuillerod_hf_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Jean-Baptiste Vuillerod, <i>Hegel féministe. Les aventures d’Antigone</i>, Vrin, coll. « Matières étrangères », 2020 (232 pages).</span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><i><span style="font-size:12.0pt">Hegel féministe. Les aventures d’Antigone</span></i><span style="font-size:12.0pt"> est le premier livre de Jean-Baptiste Vuillerod, qui a soutenu en 2018 une thèse portant sur l’anti-hégélianisme dans la philosophie française des années 1960, sous la direction d’Emmanuel Renault. L’auteur propose de relancer l’interrogation sur les rapports entre féminisme et hégélianisme – en partie oubliée, en France, depuis les années 1970 – en se demandant ce qu’il en est « de la philosophie hégélienne dans une perspective féministe ».</span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><i><span style="font-size:12.0pt"> </span></i><span style="font-size:12.0pt"> À rebours de l’image d’un Hegel phallocrate,<b> </b>l’auteur défend l’hypothèse d’un Hegel <i>féministe</i>, en avançant une double thèse : d’une part, le phallocratisme supposé de la philosophie hégélienne doit être fortement nuancé ; d’autre part, il est possible – et même souhaitable – de redonner à la philosophie hégélienne son actualité dans le féminisme contemporain. L’enjeu est donc indissociablement théorique, en proposant une fine exégèse du texte hégélien, et pratique, puisque la philosophie hégélienne permet de dépasser un certain nombre de problèmes voire d’apories de la pensée féministe et par là de contribuer aux luttes contemporaines contre l’oppression masculine subie par les femmes. Pour mener à bien son objectif, l’auteur propose alors une « lecture en perspective », en interrogeant l’œuvre hégélienne à l’aune d’un enjeu précis, celui du féminisme. Telle est la méthode que se propose d’adopter l’auteur qui permet d’interroger le texte hégélien de manière stimulante. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.Hegel_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />La structure de l’ouvrage est clairement explicitée et l’on suit sans mal les différents moments de l’argumentation. Les deux premiers chapitres se concentrent sur une lecture du texte hégélien, en mettant au jour une véritable « économie sexuelle », au sens d’une prise en compte de la division sexuée entre homme et femme, dans la <i>Phénoménologie de l’esprit</i>, s’appuyant sur de nombreux autres textes du corpus hégélien - de <i>L’esprit du christianisme et son destin </i>en passant par les <i>Principes de la philosophie du droit</i>. Le troisième et le dernier chapitre ont pour finalité l’application de cette lecture « en perspective » en montrant l’actualité et la fécondité de la philosophie hégélienne d’un point de vue féministe. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">Le premier chapitre a pour objet le personnage féminin d’Antigone, qui donne son sous-titre à l’ouvrage. C’est bien sûr un passage obligé pour questionner le féminisme hégélien, tant la révolte d’Antigone est centrale dans l’analyse hégélienne de la cité grecque et fut source d’inspiration pour le mouvement féministe. Si les commentaires de ce passage sont nombreux, la plupart minorent l’opposition entre homme et femme qui sous-tend le texte, que l’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod remet justement en avant. Une fois le projet de la <i>Phénoménologie </i>rappelé avec clarté, l’auteur étudie plus précisément le chapitre VI, A de cet ouvrage, dans lequel Hegel analyse la « belle harmonie » que constitue la cité grecque et les causes de sa disparition. Ce qui caractérise la substance du monde éthique grec c’est l’articulation de deux lois, loi humaine et loi divine, dont les principes sont explicitées par l’auteur : alors que la première renvoie au mode de vie politique du citoyen grec, et se traduit par le passage de la singularité individuelle à l’universel de la vie éthique, la seconde au contraire part de l’universalité naturelle que constitue la famille, pour rejoindre ensuite la singularité individuelle des membres de la famille. Or, ce que note l’auteur, en adoptant une perspective féministe, c’est que derrière ces deux lois, Hegel nous donne à voir une division sexuée : l’homme incarnant la loi humaine, la vie politique et citoyenne, accède à une forme de reconnaissance et à la liberté. À l’inverse, la femme – et dans une certaine mesure le jeune homme qui n’est pas encore citoyen – reste du côté de la loi divine de la famille : elle ne peut être pleinement reconnue pour sa liberté. La cité grecque est fondée sur une inégalité sociale et politique entre l’homme et la femme. Mais cette domination n’est pas fondée en nature : elle est indissociable de l’organisation politique de la cité grecque qui exclut la femme de la vie politique. C’est là qu’intervient Antigone : en enterrant son frère Polynice contre l’ordre de Créon, elle donne à voir la contradiction sous-jacente à la cité grecque entre les lois divines et les lois humaines qui prend la figure d’une véritable « guerre des sexes ». D’après Jean-Baptiste Vuillerod, Antigone assume donc la remise en cause de l’ordre social phallocrate de la cité grecque. Et cela a pour conséquence la destruction de la cité : « ce qui mène la cité à sa perte, c’est le conflit entre les sexes qui est au fondement du monde grec et qui le fragilise inévitablement » conclut l’auteur. Cette lecture a donc pour intérêt majeur de montrer que c’est la féminité, que Hegel caractérise comme « éternelle ironie de la communauté », qui enclenche le dépassement de la cité grecque vers le monde romain. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">Dans le<b> </b>deuxième chapitre l’auteur se concentre sur un autre motif de la philosophie hégélienne qui apparaît dans le chapitre IV, A de la <i>Phénoménologie de l’Esprit</i> : la dialectique du maître et du serviteur qu’il se propose de relire d’après une perspective féministe. En relisant ce célèbre passage à l’aune d’une véritable économie sexuelle – l’opposition entre le maître et le serviteur étant interprétée comme la division sexuée de l’homme et de la femme – l’auteur propose une interprétation originale et féconde d’un point de vue féministe. Pour justifier cette interprétation, Jean-Baptiste Vuillerod s’appuie notamment sur les textes antérieurs à la <i>Phénoménologie –</i> le <i>Système de la vie éthique </i>d’abord, mais aussi <i>L’esprit du judaïsme </i>ou<i> Le premier système –</i> et relève un certain nombre d’indices, convaincants, qui le conduisent à la « sexuation » de cette dialectique. Ce chapitre de la <i>Phénoménologie </i>qui porte sur la « Conscience de soi » s’ouvre ainsi sur une réflexion sur le désir humain, indissociable, d’après l’auteur, de la problématique de la division sexuée. Jean-Baptiste Vuillerod explique alors en quoi ce stade du désir est insuffisant et doit être dépassé dans la recherche d’une reconnaissance mutuelle. La reconnaissance désigne chez Hegel la nécessité de la médiation d’autrui pour se considérer comme un être libre. Autrui est nécessaire comme garant de ma liberté dans la mesure où il renvoie à la conscience l’image qu’elle se fait d’elle-même. C’est à ce moment qu’a lieu la « dialectique du maître et du serviteur » qui passe par l’expérience d’une lutte à mort entre les deux consciences afin de rechercher la reconnaissance de l’autre. Tout l’intérêt de l’analyse de Jean-Baptiste Vuillerod est donc de montrer que cette dialectique n’est pas asexuée mais prend la forme d’une domination d’un homme sur la femme où le désir est central, se trouvant institutionnalisé dans un ordre social inique – le serviteur devenant l’objet potentiel du désir du maître. Mais dans la dialectique hégélienne s’opère finalement un renversement puisque c’est finalement le serviteur qui accède à la liberté, grâce au travail qu’il fournit, tandis que le maître reste au stade du désir. L’auteur se demande alors, légitimement, comment comprendre l’émancipation de la femme dans ce schéma. En effet, à première vue, on ne voit pas en quoi cette relation de domination pourrait mener à la libération des femmes. De manière convaincante, l’auteur s’appuie sur plusieurs indices disséminés à travers les textes de la période d’Iéna pour avancer que cette émancipation prend la forme du travail de l’enfantement et de l’éducation des enfants : c’est dans l’enfant que la femme est reconnue et peut se libérer, en engendrant et en façonnant un être vivant extérieur à elle-même. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">Le troisième chapitre a principalement pour objet de revenir sur les critiques féministes qui ont été formulées contre la philosophie hégélienne. L’auteur distingue deux séries de critiques. Le premier genre de critique porte sur la supposée passivité naturelle de la femme, que Hegel défendrait dans la <i>Philosophie de la nature</i>, refusant par là toute activité et donc toute inscription de la femme dans l’histoire. Le second porte sur la légitimation du phallocratisme opérée par Hegel, d’un point de vue politique, qui découlerait de cette infériorité naturelle de la femme. L’auteur s’attache alors à déconstruire patiemment ces critiques, et montre dans quelle mesure elles peuvent être nuancées voire remises en cause : c’est là tout l’intérêt de ce chapitre. Il est bien sûr difficile de nier le phallocratisme hégélien du point de vue de sa philosophie de la nature – même si pour une part, Hegel est tributaire des sciences naturelles de son temps. Cependant, de cette position naturaliste inique, faut-il en conclure que Hegel ait nié l’historicité des femmes ? D’après l’auteur, il y a ici un pas qu’on ne saurait franchir imprudemment. D’abord, note Jean-Baptiste Vuillerod, le couple conceptuel matière / forme ne se laisse pas réduire, dans la philosophie de la nature hégélienne, à la simple opposition de la passivité et de l’activité mais la matière, donc la femme, participe également à l’activité formelle. Ensuite, l’auteur montre que pour Hegel, la femme, tout comme l’homme, peut prétendre à l’historicité, et que cette histoire est l’histoire de sa liberté. Pour cela, l’auteur mobilise de manière judicieuse le concept de naturalisme non-réductionniste – qui n’est pas utilisé par Hegel. La philosophie hégélienne n’est pas un pur naturalisme et les femmes ne peuvent être réduites à une supposée infériorité naturelle. Elles s’inscrivent aussi dans un ordre culturel, sans pour autant réduire la philosophie hégélienne, à l’inverse, à un pur constructivisme : la culture nie la nature mais cette dernière se trouve bien conservée dans la culture, selon la logique de la fameuse <i>Aufhebung </i>hégélienne. Dès lors, conclut l’auteur, « l’infériorité biologique supposée des femmes ne détermine en aucune façon leur infériorité sociale ». Les femmes ont donc bien une histoire, et non un destin. L’auteur souligne une objection possible : comment comprendre que, dans les <i>Principes de la philosophie du droit</i>, Hegel semble défendre l’oppression des femmes par les hommes et justifier un certain enfermement de celles-ci dans la vie familiale et maritale ? Faut-il y voir une régression réactionnaire par rapport aux thèses de la <i>Phénoménologie </i>? En réalité, de manière tout à fait intéressante, l’auteur montre qu’il est possible de voir ici un élément progressiste, à condition de replacer ces thèses dans le contexte de son époque : l’institutionnalisation de l’amour dans le mariage, si elle apparaît à un œil contemporain rétrograde, est en réalité une manière pour la femme, à l’époque de Hegel, d’atteindre une forme de reconnaissance sociale, dans une relation juridique d’« égal à égal ». Toutefois, il reste que les propos de l’homme-Hegel, eux, peuvent difficilement ne pas être qualifiés de misogynes – ainsi lorsqu’il affirme que l’art, la science et l’État sont « la propriété de l’homme ». On pourrait alors se demander si, entre l’homme-Hegel et la philosophie hégélienne, le partage est toujours aussi simple que semble l’indiquer l’auteur. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">Le quatrième et dernier chapitre, plus long que les autres, quitte l’exégèse hégélienne pour réfléchir aux enjeux de cette interprétation pour le féminisme. Car montrer que Hegel n’est pas aussi phallocrate qu’on le croit ne suffit pas encore pour faire de Hegel un allié du féminisme. Comment actualiser la pensée hégélienne dans une perspective féministe ? C’est sans doute le chapitre le plus stimulant du livre car il permet d’éclairer d’une lumière nouvelle un certain nombre d’enjeux féministes contemporains. Jean-Baptiste Vuillerod repart de la définition hégélienne de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté ». L’insistance sur l’éternité nous montre d’abord que cette puissance de révolte féminine, pas seulement circonscrite au monde grec,<b> </b>doit être sans cesse renouvelée, aussi longtemps que perdure l’oppression phallocrate. Et cette lutte prend la forme d’une prise en compte de la naturalité des corps sexués et d’une nécessaire réappropriation des corps féminins. L’auteur montre alors les liens, souvent inattendus, entre le naturalisme non-réductionniste de Hegel et les préoccupations de certaines féministes matérialistes comme Colette Guillaumin ou du mouvement écoféministe. La fécondité du modèle hégélien est de penser la domination sous ses multiples aspects, sans la réduire au seul domaine économique, social ou culturel. Dans un deuxième temps, l’auteur montre l’importance du concept hégélien de reconnaissance pour penser la critique du phallocratisme. Surtout, il fait dialoguer ce concept avec les théories contemporaines de la reconnaissance incarnées principalement par Axel Honneth et Emmanuel Renault. C’est là un des intérêts majeurs du chapitre, qui se présente alors comme une véritable actualisation féministe de Hegel. Dans cette perspective contemporaine, la reconnaissance permet de mettre l’accent sur la nécessité de considérer les femmes comme semblables aux hommes, tout en étant attentif à leur singularité. Ensuite, l’auteur montre que cette reconnaissance doit d’abord être institutionnelle avant d’être interpersonnelle : on voit bien alors en quoi ce modèle hégélien peut être décisif pour la reconnaissance du travail domestique des femmes, par exemple. Enfin, élément fondamental souligné par l’auteur, la reconnaissance passe par la mise au jour de l’expérience négative vécue par les femmes, et de l’importance du conflit toujours renouvelé pour dépasser ce déni de reconnaissance. La féminité telle que la pense Hegel n’est donc ni une simple réalité biologique selon la thèse essentialiste, ni une construction subjective, comme le défend l’anti-essentialisme, mais elle se définit négativement, comme une expérience partagée, celle de la souffrance physique ou psychologique face à la domination masculine. Cette définition de la féminité, originale et convaincante, permet alors de dépasser un certain nombre de clivages de la pensée féministe contemporaine, en la reconsidérant à travers le prisme politique de l’émancipation face à l’oppression des hommes. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">L’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod offre une réflexion féconde, tant pour les études hégéliennes que pour les études féministes. Son ouvrage permet une relecture précise et stimulante de textes fondamentaux de la philosophie hégélienne. L’angle de lecture adopté – une défense nuancée de Hegel qui prenne en compte les critiques de l’hégélianisme depuis les années 1960 – permet d’éviter une lecture naïve qui n’aurait plus grand chose à voir avec la philosophie hégélienne. L’ensemble est donc en tout point convaincant et le phallocratisme supposé de Hegel se trouve progressivement déconstruit par les arguments successifs. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt">L’auteur parvient donc à se maintenir sur la ligne de crête qu’il dessine en introduction : proposer une lecture de Hegel <i>dans une perspective féministe</i>. Et les objectifs de cette perspective féministe nous semblent eux aussi tenus. D’une part, l’ouvrage propose un riche dialogue entre Hegel et les principales figures de la pensée féministe – Beauvoir, Wittig, Butler ou Delphy, pour ne citer qu’elles – soulignant les apports de chaque théorie et leurs limites éventuelles. Pas de querelle de chapelle donc, ni de prise de position arbitraire, mais un exposé nuancé et toujours précisément argumenté. L’auteur rappelle du même coup les principaux débats qui traversent la pensée féministe – essentialisme et anti-essentialisme, groupes de parole non-mixtes, pornographie ou prostitution – et l’usage que l’on peut faire de la philosophie hégélienne pour répondre à ces problèmes. Enfin, cette perspective se trouve réinscrite dans la philosophie contemporaine, Jean-Baptiste Vuillerod retraçant les débats au sein de la théorie critique, notamment autour du concept de reconnaissance, chez Axel Honneth ou Emmanuel Renault. On le voit : le livre de Jean-Baptiste Vuillerod ne propose pas seulement une nouvelle lecture de Hegel, mais il ouvre aussi un programme de recherche prometteur pour les études féministes. De nombreuses interrogations naissent alors, dans le sillage de cet ouvrage : s’il paraît bien nécessaire de provoquer une transformation des institutions phallocrates, quelles formes cette lutte doit-elle prendre ? Pour quelles transformations précises ? En outre, si la féminité se définit comme une expérience négative de la domination masculine, <i>quid </i>de la violence masculine subie par les hommes, par exemple dans les communautés gays ? Ou de la souffrance corporelle et psychologique des personnes transgenres ? De façon générale, le modèle hégélien n’a-t-il pas aussi ses impasses, par exemple lorsqu’il semble faire de la maternité et de l’éducation des enfants un moyen de libération des femmes ? De même, ce modèle permet-il vraiment de penser les luttes des minorités sexuelles ? Ces questions ne constituent pas des objections, mais appellent des prolongements ultérieurs, dont le travail de Jean-Baptiste Vuillerod pourra assurément constituer la première pierre. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"> Théo Favre-Rochex</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>Jean-Marc Narbonne, Démocratie dans l'Antigone de Sophocle, Vrin 2021urn:md5:fb4540e60d15c9a35cd47e86dac803442021-03-12T06:00:00+01:002021-04-21T13:03:12+02:00Karim OukaciPhilosophie politiqueAntigoneAristoteDémocratieSophocle<p style="text-align: justify;">"A propos d'<em>Antigone</em> tout est dit et l'on vient trop tard", écrivait Nicole Loraux en 1986.</p>
<p style="text-align: justify;">Jean-Marc Narbonne, professeur de philosophie antique à l'Université Laval de Québec, a relevé le défi, et fait paraître ces jours-ci une relecture passionnante de l'<em>Antigone </em>de Sophocle. Il met l'accent, non sur l'opposition éthique entre les lois de Créon et d'Antigone, mais sur le conflit politique entre Créon et son fils Hémon, entre le pouvoir du tyran et la parole des démocrates.</p>
<div style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;">
<video controls="" height="300" preload="auto" width="400"><source src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/zoom_jmn.mp4" /><object data="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" height="300" type="application/x-shockwave-flash" width="400"><param name="movie" value="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" /><param name="wmode" value="transparent" /><param name="allowFullScreen" value="true" /><param name="FlashVars" value="title=zoom%20jmn.mp4&amp;margin=1&showvolume=1&showtime=1&showfullscreen=1&buttonovercolor=ff9900&slidercolor1=cccccc&slidercolor2=999999&sliderovercolor=0066cc&flv=http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/zoom_jmn.mp4&width=400&height=300" />Lecteur vidéo intégré</object></video>
</div>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p style="text-align: center;"> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p> <p> </p>
<p>Il a accordé un entretien à <em>L'Œil de Minerve</em>.</p>
<p>Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici :</p>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=vMOuWBdg8M0">Jean-Marc Narbonne (1) parcours et concepts : Retour à Aristote - YouTube</a></p>
<p>Extrait : </p>
<p align="justify">« Karim Oukaci – Est-ce que vous pouvez nous préciser quelle importance [le personnage d'Hémon] doit avoir dans la compréhension que l'on a de la pièce et de la position même de Sophocle ?</p>
<p align="justify"><b>Jean-Marc Narbonne</b> - Hémon, c'est le fils de Créon. Et c'est le fiancé d'Antigone. Donc le pauvre garçon… ! Il est très mal placé… ! Il est coincé entre son père, qui veut emmurer sa fiancée, et elle-même, qui souhaite évidemment qu'il intervienne, même si le rapport n'est pas direct. Alors... c'est assez curieux dans la pièce… Hémon est un garçon qui, au début, est très doux ; il est tout affable, et très déférent vis-à-vis de son père. Mais devant le dogmatisme et la fermeture d'esprit de Créon ; ça a beau être son père ; à la fin, il est extrêmement en colère, et tente même de l'assassiner, tellement il est désolé de voir qu'Antigone s'est donné la mort, etc.</p>
<p align="justify">Surtout ce qu'on voit, c'est que, dans le dialogue qu'il a avec son père, Hémon est le porte-parole de la Raison. Il est le porte-parole d'une voie conciliatrice, délibérative. Il invite son père à discuter avec les autres, à trouver un compromis. C'est déjà un démocrate ! C'est déjà un démocrate à l'Agora ou à l'Ecclèsia, c'est-à-dire à l'assemblée politique : il demande à ce qu'on trouve une solution tous ensemble à un véritable problème.</p>
<p align="justify">Hémon ne le dira pas directement ; mais Antigone l'avait dit au fond, que Créon agissait comme un tyran. Et Tirésias le devin, qui prendra la parole après Hémon, après l'échec d'Hémon à tenter de convaincre son père, va le lui dire, va lui répondre aussi qu'il est une sorte de tyran. D'ailleurs, si dans le livre que j'ai rédigé tout récemment sur cette pièce, je n'ai pas trop insisté là-dessus, j'y suis revenu dans une contribution que je dois faire maintenant : c'est la question du statut de Créon. Créon, est-ce qu'il est roi ? Est-ce qu'il est un tyran ? C'est un stratège, certes : à la ligne 6 de la pièce, le premier attribut qui lui est reconnu, c'est qu'il est <em>stratègos</em> - c'est un stratège, et ça, en Grèce, ça veut dire : c'est un stratège militaire ; il a les pouvoirs d'un général durant la guerre. Est-ce qu'il est roi ? Certains ensuite l'appellent roi ; mais c'est une question très difficile. Au fond, Sophocle laisse la question de son statut un peu dans le vague, justement parce qu'il y a un jeu là-dessus : au fond il est un peu stratège ; il est un peu roi ; mais il est pas mal tyran ! C'est surtout ça qui ressort de l'affaire !</p>
<p align="justify">Alors Hémon, c'est pour moi le porte-parole de la voie démocratique athénienne. Je ne suis pas le seul à l'avoir remarqué : on trouve ça notamment chez Martha Nussbaum dans son livre <i>The Fragility of Goodness</i> ; et d'autres spécialistes aussi l'ont vu. C'est pourtant fondamental. Au fond, Sophocle dans cette pièce nous présente une voie de sortie possible qui est démocratique, qui est délibérative. Il y a une insistance sur le fait qu'il faut toujours réfléchir, sur le <i>phronein</i>. « Réfléchis ! Réfléchis ! Réfléchis avant d'agir ! »</p>
<p align="justify">Si je prends par exemple la lecture Hegel qui dit : "Dans cette pièce, nous avons deux exigences incompatibles, celle de la famille (Antigone veut enterrer son frère) et celle de l’État. Ce sont deux choses qui s'affrontent à même niveau." Mais, pas du tout ! Mais c'est totalement faux ! Hegel ! Il n'a pas lu la pièce ! C'est très clair ! Sophocle accumule les blâmes contre Créon tout au long de la pièce. Ils sont sans commune mesure avec les quelques reproches qu'on pourrait faire à Antigone. Hegel a plaqué sa vision du monde sur cette pièce de manière complètement abusive et fondamentalement fausse.</p>
<p align="justify">Hémon, pour moi, c'est un personnage qui représente la douceur : c'est la douceur du raisonnement. C'est celui qui oppose le langage à la force. Malheureusement, il ne sera pas écouté, on le sait. Finalement, il n'y a que les menaces du devin Tirésias qui prévient le tyran Créon : "Tu vas tout perdre ! Ce sera une catastrophe !" Il n'y a que devant ça que Créon va finir par plier. Mais, quand il va plier, il est trop tard ; le mal est fait : Antigone s'est déjà donné la mort... et tout le reste qui s'en suit.</p>
<p align="justify">Mais c'est curieusement une pièce qui a un petit message positif. C'est-à-dire que, si on s'y prend de la bonne manière, il est possible d'agir sur nos vies, et de préserver une certaine joie, un certain bonheur. Évidemment, on n'est pas à l'abri du sort : le sort peut toujours nous atteindre. Mais, une fois que cela a été dit, il y a une voie... Et dans <i>Antigone</i> au fond, Hémon invite son père à adopter cette voie. Mais il ne le fera pas. Mais il aurait pu le faire. Et c'est ça que Sophocle nous dit, et c'est ça qu'il faut retenir de cette pièce. Ce n'est pas simplement le destin qui s'acharne sur nous ; et puis on ne peut rien faire - ce qui est une lecture qu'on a fait fréquemment. »</p>
<p> </p>
<p> </p>Jean-Marc Narbonne, Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote, Vrin 2021urn:md5:5793a46ee4af3f4777ae24df3d8e9e152021-03-11T06:00:00+01:002021-07-11T23:29:42+02:00Karim OukaciPhilosophie politiqueAristoteDélibérationDémocratie<p style="text-align: justify;">Professeur de philosophie antique à l'Université Laval de Québec, titulaire de la Chaire Antiquité critique et Modernité émergente, Jean-Marc Narbonne publie une analyse de l'idéal démocratique chez Aristote.</p>
<p style="text-align: justify;">On se souvient que c'est à l'occasion de la réflexion politique d'Aristote que Léon Robin avait autrefois reproché au Stagirite deux vices opposés, "un empirisme étroit et une abstraction trop ample", préférant à <em>La Politique</em> d'Aristote "la force et la richesse" des <em>Lois</em> de Platon. Jean-Marc Narbonne discerne au contraire dans la substance de la philosophie politique d'Aristote la semence de nos pratiques et de nos théories les plus actuelles de la démocratie.</p>
<div style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;">
<video controls="" height="300" preload="auto" width="400"><source src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/zoom_Aristote_demo.mp4" /><object data="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" height="300" type="application/x-shockwave-flash" width="400"><param name="movie" value="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" /><param name="wmode" value="transparent" /><param name="allowFullScreen" value="true" /><param name="FlashVars" value="title=zoom%20Aristote%20demo.mp4&amp;margin=1&showvolume=1&showtime=1&showfullscreen=1&buttonovercolor=ff9900&slidercolor1=cccccc&slidercolor2=999999&sliderovercolor=0066cc&flv=http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/zoom_Aristote_demo.mp4&width=400&height=300" />Lecteur vidéo intégré</object></video>
</div>
<p> </p> <p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
<p>Il a accordé un entretien à <em>L'Œil de Minerve</em>.</p>
<p>Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici : </p>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=vMOuWBdg8M0">Jean-Marc Narbonne (1) parcours et concepts : Retour à Aristote - YouTube</a></p>
<p>Extrait : </p>
<p align="justify">« <b>Jeanne Szpirglas</b> - Dans vos deux derniers ouvrages, l'un consacré à Aristote, <i>Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote</i> (2021, éditions Vrin), un second qui propose une relecture de l'<i>Antigone</i> de Sophocle, et qui s'intitule <i>Démocratie dans l'Antigone de Sophocle. Une relecture philosophique </i>(2021, éditions Vrin), est-ce qu’il s'agit bien de passer de la métaphysique au politique ? Ou alors de réaffirmer un intérêt politique qui a toujours déjà été présent ?</p>
<p align="justify"><b>Jean-Marc Narbonne</b> - Oui, c'est vraiment une transition progressive de la métaphysique vers l'univers du politique. Mais, pour moi, ces deux choses-là ne sont pas détachées l'une de l'autre, parce que la vie politique implique un certain rapport au Bien et donc à la métaphysique de toute façon.</p>
<p align="justify">Si vous voulez, avec les années, j'ai pris conscience de plus en plus du caractère très spécial de cette culture critique démocratique. Pour moi, les choses sont absolument liées : si on a une culture critique, c'est qu'on a une culture démocratique ; si on a une culture démocratique, c'est qu'on a un esprit critique. Les deux choses sont indissociables. Et on le voit quand on compare à d'autres cultures, où on ne peut exercer la critique, parce qu'il n'y a pas l'espace démocratique qui la rend possible. D'où le fait qu'il y a une souffrance énorme.</p>
<p align="justify">Vous savez, Aristote dans les <i>Politiques</i> dit à un certain moment : "Qu'est ce que c'est qu'être un citoyen ? Eh bien, être un citoyen est fonction de la constitution dans laquelle nous nous trouvons. Si on est dans une constitution démocratique, le citoyen a des privilèges de type démocratique ; si on est dans une constitution tyrannique ou oligarchique, eh bien, le citoyen en pâtit." Ce qui ramène toujours la question du cadre qui, pour moi, est fondamentale : Quel est le cadre ? - ou la question du pli dans lequel nous opérons.</p>
<p align="justify">J'explique dans ce livre qu'Aristote n'est pas forcément le démocrate par excellence ; il n'est pas forcément le démocrate qu'on souhaiterait qu'il soit ; il n'est peut-être pas toujours aussi démocratique que nous le souhaiterions. Mais il reste qu'il avance des positions de type démocratique très fortes qui vont marquer l'histoire, et qui marquent aussi un détachement et une rebuffade par rapport à Platon. Platon, c'est le prince des antidémocrates ! Platon a inspiré l'antidémocratisme dans toute l'histoire. Et le fait qu'Aristote ait tué ça dans l’œuf, qu'il ait répondu en disant : "Oui, contrairement à ce que tu dis, Platon, peut-être que le régime démocratique a des vertus. Regardons voir pour constater quelles vertus il peut avoir. Est-ce que, dans certaines conditions, il ne peut pas être avantageux ?" Mais vous vous rendez compte ? Juste de dire ça ! Juste de dire à Platon : "Mais ce n'est pas certain que tu aies raison, Platon. Peut-être que la démocratie n'est pas le régime des idiots que tu as décrit. Il est bien possible que, dans certaines conditions, la démocratie soit même le régime par excellence." Dire ça ! Écrire cela ! Mais c'est énorme ! C'est une vraie révolution ! C'est pour ça que, dans l'ouvrage, j'appelle d'ailleurs Aristote un "révolutionnaire tranquille" : c'est un "révolutionnaire tranquille" (c'est une appellation québécoise : la "Révolution tranquille", c'est célèbre au Québec). Aristote n'est pas un révolutionnaire qui brasse la cage de manière intempestive. Mais il remet le curseur à un autre point et à un autre niveau. De ce point de vue-là, il y a un héritage démocratique aristotélicien. Je ne donnerai qu'un seul exemple, Machiavel, qui est un penseur du politique extrêmement important à l'orée des Lumières modernes... Mais Machiavel, c'est un lecteur d'Aristote ! Et c'est un lecteur des <i>Politiques</i> d'Aristote. Et il a vu l'argument démocratique chez Aristote ; et il l'a repris en partie. Donc il y a eu un effet dans l'histoire de la relecture de ce filon démocratique aristotélicien. Et je m'étonne, et je me désole que les commentateurs, les spécialistes d'Aristote n'aient pas davantage mis le point là-dessus. Ce n'est pas que le reste ne soit pas intéressant. Oui, bien sûr, le reste est intéressant. Mais pourquoi ne pas mettre le doigt exactement là où ça compte ? »</p>Isaiah BERLIN, Le Hérisson et le renard. Essai sur la vision de l’Histoire de Tolstoï, Belles Lettres 2020, lu par Anthony Dekhilurn:md5:db2af1675ad7c454b078b8f25f79dcb82021-03-09T13:48:00+01:002021-07-08T09:57:20+02:00Jonathan RacinePhilosophie politique<p style="text-align: justify;"><i><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.iberlin_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Le Hérisson et le renard</i>. <i>Essai sur la vision de l’Histoire de Tolstoï </i>est un texte d’Isaiah Berlin initialement publié en 1953. Sa réédition par Les Belles Lettres, dans la collection “Le goût des idées”, accompagnée d’une préface de Mario Vargas Llosa, permet de découvrir les vues originales de l’historien des idées sur la littérature russe.</p> <p align="justify">Le point de départ de la réflexion qui justifie le titre de l’essai est une citation du poète Archiloque : “Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais grande”. I. Berlin s’appuie sur cette image pour distinguer deux types de penseurs, d’écrivains ou d’être humains : “ceux qui (...) rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système plus ou moins exprimé et cohérent, grâce auquel ils comprennent, pensent, et sentent - un principe organisateur, unique et universel, en fonction duquel tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils disent a une signification -, et (...) ceux qui poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voies contradictoires, reliées (quand elles le sont) seulement de facto, par quelque motif psychologique ou physiologique” (p50). Les premiers seraient comparables au hérisson qui s’enroule sur lui-même ; les seconds au renard dont la ruse témoigne d’un sens aigu de l’observation.</p>
<p align="justify">Après avoir montré les avantages et les limites d’une telle distinction pour décrire l’histoire de la littérature ou de la philosophie, I. Berlin insiste sur la façon dont Tolstoï semble échapper à cette classification : “Je voudrais avancer l’hypothèse que Tolstoï était de nature un renard, mais que son idéal était d’être un hérisson ; que ses dons et son œuvre sont une chose, mais ses convictions, et par conséquent sa propre interprétation de son œuvre en sont une autre” (p53).</p>
<p align="justify"><br />
Les chapitres 2 et 3 s’intéressent à la philosophie de l’Histoire de Tolstoï présentée de façon disséminée dans <i>Guerre et paix</i>. I. Berlin s’étonne du décalage entre le peu d’intérêt accordé à cette philosophie et la place que Tolstoï lui accordait dans son œuvre.</p>
<p align="justify">Pour Tolstoï, l’histoire est la clé qui permet de répondre aux grandes questions que se pose l’homme. “L’Histoire, seule l’Histoire, seule la somme d’événements concrets dans le temps et l’espace - la totalité de l’expérience d’hommes et de femmes réels dans leurs relations les uns avec les autres, et avec un milieu physique réel, tridimensionnel, connu empiriquement - cela seul contenait la vérité, le matériau servant à construire des réponses authentiques, des réponses qui ne nécessitaient pas, pour être comprises, ni sens spécial ni facultés extraordinaires qu’un être normal ne posséderait pas”. Ce privilège accordé à l’histoire suppose une double critique : d’une part, Tolstoï s’oppose aux vues métaphysiques de l’histoire qui prétendent réduire l’ensemble des événements concrets à un seul principe explicatif ; d’autre part, il critique les sciences historiques de son temps qui valorisent les questions politiques et économiques au détriment de l’expérience subjective de ceux qui sont pris dans l’action.</p>
<p align="justify">En ce sens, de nombreux passages de <i>Guerre et paix</i> insistent sur l’écart entre l’histoire telle qu’elle a lieu dans les consciences individuelles, et la façon dont elle sera reconstruite rétrospectivement. “L’interdiction de toucher aux fruits de l’Arbre de la science n’est jamais plus clairement exprimée que dans le cours de l’Histoire” (<i>Guerre et Paix</i>, cité p73)</p>
<p align="justify">La vision de l’histoire de Tolstoï renvoie donc à une tension permanente entre l’apparence foisonnante et contradictoire des événements qui se succèdent inexorablement, sans que l’homme n’y puisse rien, et la volonté de donner du sens à ces événements, que ce soit par la connaissance ou par l’action, sans cesse mise en échec. Tolstoï est renard en ce qu’il perçoit bien que les faits ne s’accordent jamais véritablement avec les discours que les acteurs ou que les savants formulent pour tenter de leur donner sens ; mais il est en même temps hérisson en ce qu’il ne renonce pas à chercher un sens de l’histoire. I. Berlin résume cette tension en une formule : Tolstoï serait “le plus illustre de ceux qui n’arrivent ni à réconcilier, ni à laisser irréconcilié le conflit entre ce qui est et ce qui devrait être” (p 165).</p>
<p align="justify"> </p>
<p align="justify">Les chapitres 4 à 7 présentent les diverses influences qui ont pu conduire Tolstoï à cette conception de l’histoire. I. Berlin passe rapidement sur les échos rousseauistes, stendhaliens et schopenhaueriens que l’on peut entendre dans <i>Guerre et paix. </i>Il rappelle au passage que le titre de cet ouvrage répond à un texte de Proudhon.</p>
<p align="justify">L’essentiel de la réflexion porte sur les liens entre la vision de l’histoire de Tolstoï et celle de Joseph de Maistre. Envoyé par le duc de Savoie comme représentant à la cour de Saint-Pétersbourg de 1803 à 1817, De Maistre a une réelle influence sur les cercles intellectuels de la Russie du XIXe siècle. Au-delà de leurs différences, Tolstoï et De Maistre partagent l’idée d’une densité de l’histoire, d’un cours inexorable des événements dans lequel les individus sont pris sans ne jamais pouvoir les penser rationnellement, ni les maîtriser. De là, tous deux valorisent l’intuition comme moyen d’accès éphémère au sens de l’histoire contre le raisonnement : “bien que nous ne puissions pas analyser le milieu d’un (impossible) point de vue favorable, situé en dehors, car il n’y a pas de “dehors”, il y a cependant certains individus plus conscients (...) de la trame et de la direction de ces portions "submergées" de leur vie et de celle des autres” (p 145). Pour I. Berlin, ces thèses permettent de comprendre leur commune approche négative de l’histoire qui s’efforce de détruire tous les prétendus discours rationnels sur l’histoire sans jamais parvenir à dire ce qu’elle est véritablement.</p>
<p align="justify">Ainsi, cet essai stimulant ne s’attache pas tant à présenter une théorie de l’histoire parmi d’autres possibles qu’à faire de l’histoire un problème, dont le ressort principal est l’“incapacité de nous défaire de la somme des conditions qui déterminent de manière cumulative nos catégories fondamentales” (p 158). Comment penser l’histoire si aucun point de vue surplombant n’est possible ? L’analyse d’I. Berlin vaut comme une invitation à relire <i>Guerre et paix</i>, non comme un roman à thèse, mais comme la construction en acte d’un problème qui constitue un défi pour la raison.</p>Ruwen Ogien, Penser la pornographie, PUF 2008, lu par Jonathan Racineurn:md5:532c452d3076b41844e7e9d6c528e2742021-01-04T06:00:00+01:002021-02-12T21:47:16+01:00Baptiste KlockenbringÉthiqueEthique minimalePornographie<p style="margin:0cm 0cm 0.0001pt; text-align:justify"><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.ogien_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Dans le champ de la philosophie morale, Ruwen Ogien a développé avec clarté et vigueur les principes d’une éthique minimale. Celle-ci pourrait se réduire à un principe fondamental, vis-à-vis d’autrui : ne pas nuire !</span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ogien s’oppose fermement à ce qu’il appelle ‘éthiques maximalistes’ incarnées notamment par le recours kantien à la dignité humaine ou par une éthique des vertus de type aristotélicien.</span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Un des intérêts de l’œuvre d’Ogien, outre ses qualités intrinsèques d’argumentation, est la confrontation avec des questions d’éthique pratique. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger cet ouvrage sur la pornographie. </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Il s’agit plus d’une illustration qu’une défense du minimalisme éthique. A plusieurs reprises, on raisonne en supposant que celui qui adhère aux principes de l’éthique minimale ne peut accepter telle ou telle conclusion. Autrement dit, le raisonnement risque de ne pas convaincre celui qui n’adhère pas aux principes en question. N’y a-t-il pas une faute argumentative qui consiste à poser d’emblée des principes, et à tirer des conséquences… qui ne valent que ce que valent les principes ? A ceci on peut répondre qu’Ogien a évidemment défendu ces principes dans d’autres ouvrages (<i>L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes</i>). Mais on peut aussi considérer que l’intérêt de principes peut, non pas se démontrer, mais plutôt transparaître à travers ce que l’on peut en faire, les conclusions que l’on peut en tirer. Inversement, les détracteurs d’Ogien considèrent parfois que les conséquences – à leurs yeux scandaleuses – que l’on peut tirer des principes est une raison quasi suffisante pour les invalider. Tout en étant conscient de la possibilité de cette dernière posture, il nous semble possible de lire ce livre en admettant qu’il repose sur des principes justifiés par ailleurs, et qu’il contribue en outre à leur donner un poids supplémentaire. </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Avant d’entrer dans le vif du sujet, précisons bien l’objet traité : on peut être étonné de ne voir aucune considération sur le corps et l’argent, sur l’aspect économique de l’industrie pornographique. On peut également se demander si le fait de laisser cette question économique de côté n’a pas pour conséquence fâcheuse d’abandonner aussi toute perspective ‘politique’, concernant d’éventuels rapports de domination directs dans le monde de la production pornographique. </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">A ceci il faut répondre que là encore, Ogien ne laisse le sujet de côté que parce qu’il le traite par ailleurs (cf. <i>Le corps et l’argent</i>, paru 2 ans plus tard, en 2010). De même, au niveau des principes, on complétera utilement l’ouvrage sur l’éthique par celui sur l’État (<i>L’État nous rend-il meilleur?</i>). Aussi, ce livre ne traite pas de la prostitution, qui a pour point commun avec la pornographie le commerce des corps. Il traite des œuvres pornographiques, du spectacle qu’elles représentent. Cela ne signifie pas qu’il se désintéresse totalement de la question des ‘acteurs’ (dans tous les sens du termes), bien au contraire : « En réalité, la seule question relative à la production qui pourrait se poser, dans la perspective où je me place, est celle de savoir pourquoi la dénonciation des conditions de production de la pornographie aboutit, la plupart du temps, à la condamnation de la pornographie et non à la revendication de meilleures conditions de travail pour les travailleuses et travailleurs de cette industrie »</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Quant aux autres aspects « répugnants » de la production pornographique, ils ne lui sont pas spécifiques.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 1 : Morale, moralisme et pornographie</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ce chapitre rappelle les principes de l’éthique minimale qui servent de base à l’ensemble de la discussion :</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">1) neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien - et notamment, en ce qui concerne notre problème, à l’égard du ‘bien sexuel’ ;</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">2) principe négatif d’éviter de causer des dommages à autrui ;</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">3) principe positif qui nous demande d’accorder la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans la mesure où cette éthique minimale est présupposée dans la suite de l’argumentation, il est évident que l’on peut se demander quelles raisons nous avons de l’accepter. Une raison forte qui a les faveurs d’Ogien, c’est qu’il s’agit du « meilleur ensemble de principes moraux qui se dégage de la confrontation rationnelle » des principales théories morales. Mais selon lui, on peut aussi les accepter négativement comme les principes les plus appropriés aux sociétés démocratiques caractérisées par un pluralisme des conceptions du bien.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La philosophie politique et morale invoque souvent le partage entre le juste et le bien, et selon Ogien, cette distinction permettrait de résoudre nombre des problèmes moraux liés à la pornographie. </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Les interlocuteurs privilégiés sont « les libéraux pornophobes », plutôt que « les conservateurs ». Ceux qu’Ogien appelle ‘libéraux pornophobes’ acceptent globalement les principes de l’éthique minimale, pour en tirer des conclusions opposées. Tandis que les ‘conservateurs’ défendent l’idée que la pornographie est une représentation perverse de la sexualité, ce qui suppose nécessairement une certaine conception du bien sexuel. Cette représentation est condamnée car ‘perverse’ et au nom de ses effets potentiels sur les relations sexuelles réelles. Cette approche est très certainement défendable. Néanmoins, une conception substantielle du bien sexuel est tout de même devenue délicate à endosser dans la mesure où on se demande bien quel pourrait en être le fondement.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ce que Ruwen Ogien reproche aux libéraux pornophobes (et qu’il ne peut certes reprocher aux conservateurs, du moins pas aussi facilement), c’est fondamentalement d’être incohérents avec leurs propres principes, sous l’effet d’une « panique morale ». C’est cette incohérence qu’il va s’attacher à mettre au jour.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 2 : Pourquoi est-il si difficile de définir la pornographie ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La question de la définition semble incontournable dans la mesure où qualifier une œuvre de pornographique revient à la soumettre à un jugement de valeur négatif qui épargne une œuvre considérée comme ‘érotique’ (ce jugement de valeur peut avoir en outre des implications juridiques). Or, y a-t-il le moindre critère vraiment satisfaisant pour opérer une distinction entre les œuvres pornographiques et les autres, et ainsi donner quelque fondement objectif aux jugements de valeur en question ? Certes, comme le reconnaît l’auteur, fournir des définitions rigoureuses d’un terme du langage naturel est souvent délicat. Néanmoins la difficulté à établir des critères clairs ne peut que fragiliser la position des ‘pornophobes’, dont on attend qu’ils soit capables de préciser quel est l’objet de leur condamnation. </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’auteur examine les différents critères suivants : </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« 1 / Intention de l’auteur de stimuler sexuellement le consommateur.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">2 / Réactions affectives ou cognitives du consommateur (positives comme l’approbation, l’attraction, l’excitation sexuelle, le plaisir, l’admiration, ou négatives comme la désapprobation, la répulsion, l’agacement, le dégoût, l’ennui).</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">3 / Réactions affectives ou cognitives du non-consommateur (en principe, seulement négatives)</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">4 / Traits stylistiques tels que représentation d’activité sexuelle non simulée, répétition des scènes de pénétration, multiplication de gros plans sur les organes sexuels, langage cru, etc.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">5 / Traits narratifs tels que la ‘dégradation’, l’ ‘objectification’, la ‘réification’, la ‘déshumanisation’ des personnages.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Les critères (1), (2) et (3) peuvent être dits ‘subjectifs’, parce qu’ils font référence à des états mentaux ou affectifs de l’auteur, du consommateur ou du non-consommateur. Les critères (4) et (5) peuvent être dits ‘objectifs’, parce qu’ils font référence à la forme et au contenu des représentations seulement. »</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’auteur n’a pas trop de mal à montrer la fragilité des premiers critères, principalement en raison de leur caractère subjectif. Il décompose sa discussion en renvoyant aux chapitres suivants l’examen des critères dit ‘objectifs’, souvent invoqués par les féministes.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 3 : La pornographie est-elle une invention moderne ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La difficulté à définir la pornographie s’accentue si on adopte une perspective historique. N’y a-t-il pas eu des représentations ‘pornographiques’ à toutes les époques où il y a eu représentation ? Néanmoins des travaux défendent l’idée que la pornographie est une invention spécifiquement moderne (par exemple : <span style="color:black">Hunt L. (ed.), The Invention of Pornography. Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800)</span>. L’idée générale est la suivante : <span style="color:black">après la Révolution française, les représentations explicites d’activités sexuelles auraient cessé d’avoir une fonction politique (ridiculiser les nobles ou les curés) ou religieuse (exalter la fécondité). La pure stimulation sexuelle serait à ce moment devenue la seule fonction de ces représentations. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Une autre version de cette thèse de l’invention moderne serait que « c’est à partir du XIXe siècle seulement, et dans le monde ‘occidental’ seulement, que la justification publique du contrôle et de la répression de la production, de la diffusion et de la consommation de représentations sexuelles explicites aurait cessé de s’exprimer en termes religieux ou politiques et commencé à être formulée en termes moraux ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Face à de telles thèses, l’auteur cherche à éviter un relativisme absolu qui saperait le caractère normatif de son enquête : « En réalité, dans toute discussion portant sur la définition de la pornographie, il y a des aspects qui ne sont pas relativistes. On y fait appel en permanence à des conceptions générales de l’art (sur le rôle de l’intention de l’auteur dans la détermination des caractères de l’œuvre, sur la nature nécessairement globale de toute appréciation raisonnable d’une œuvre d’art, etc.), à des conceptions morales (la déshumanisation, l’objectification, etc.), des réactions émotionnelles (de plaisir, de dégoût, d’excitation sexuelle, etc.), des théories psychologiques (catharsis, imitation, habituation, etc.), qui toutes ont une valeur universelle. L’analyse conceptuelle de la pornographie se distingue précisément de l’analyse historique ou sociologique parce qu’elle insiste surtout sur ces aspects universels. »</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il conclut le chapitre en considérant que la recherche d’une ‘essence’ de la pornographie n’est pas nécessaire dans la mesure où il s’agit seulement de se demander « si les arguments des adversaires présents de la pornographie sont plausibles ou cohérents dans les termes qu’ils posent eux-mêmes, c’est-à-dire selon leurs propres définitions et conceptions ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 4 : Comment se pose aujourd’hui le problème de la pornographie ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’auteur fait un rappel sur la loi française, les résolutions du CSA et la question de la classification des films. Selon lui <span style="color:black">l’ensemble du raisonnement juridique semble entaché d’une incohérence fondamentale. D’un côté, un jeune de 15 ans est sexuellement majeur, puisque c’est seulement avec des mineurs de 15 ans que les adultes ne sont pas autorisés à avoir des relations sexuelles. D’un autre côté, l’accès à la pornographie est officiellement interdit aux moins de 18 ans.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Par ailleurs, dans les questions de classification, le caractère subjectif et arbitraire des définitions ressort de manière inévitable (l’affaire du film <i>Baise-moi</i> est notamment évoquée).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Un regard très critique est porté sur un rapport souvent cité, commandé par S. Royal alors ministre de la famille (L’environnement médiatique des jeunes de 0 à 18 ans : que transmettons-nous à nos enfants ? 2002). Ce rapport pointe les dangers psychologiques et plus généralement les </span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">effets délétère sur la jeunesse dont la pornographie pourraient être porteuse.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Une comparaison est faite avec un épisode intéressant de l’histoire de la lutte contre la pornographie : « <span style="color:black">Vingt ans auparavant, aux États-Unis, les élus conservateurs de la ville de Minneapolis firent malicieusement appel à deux célèbres avocats de la cause féministe, l’écrivain Andrea Dworkin et la juriste Catharine MacKinnon, dans l’espoir de trouver des arguments pour la fermeture des sex-shops qui marcheraient un peu mieux que les leurs ». Celles-ci rédigèrent alors un projet d’ordonnance faisant de la pornographie une atteinte aux droits civils.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il y a des différences entre les deux situations, notamment dans le premier cas on invoque la protection des mineurs, dans le second la dégradation de la femme. Mais un point commun semble plus important. En effet, « dans les deux cas, le raisonnement anti-pornographie exclut les arguments ‘moralistes’ ». Ce qui est invoqué, ce sont « des arguments de protection à l’égard de dommages précis… Bref, dans les deux cas, le raisonnement anti-pornographie s’appuie sur les principes de l’éthique minimale. » </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La question est donc reformulée dans une forme qui fait sens pour un partisan de l’éthique minimale : « la diffusion des formes les plus significatives de pornographie nuit-elle gravement à autrui ou porte-t-elle atteinte à certains droits fondamentaux ? ». Les chapitres suivant se concentrent sur cette question, après un détour de méthode. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 5 : La science est-elle pornophile ou pornophobe ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La question sur laquelle s’achève le chapitre précédent demande une enquête empirique dont on se doute qu’elle n’est pas aisée : disposons-nous de données scientifiques qui nous permettrait de constater le dommage éventuel produit par la pornographie ? Les résultats des études peuvent donner des résultats franchement contradictoires (avec deux ‘explications’, celle de l’imitation et celle de la ‘catharsis).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Renonçant à une étude détaillée, l’auteur distingue les problèmes normatifs et les problèmes épistémologiques. Les premiers concernent le poids qu’il faut accorder à ces études dans notre réflexion morale. Par exemple, en admettant que l’on puisse soupçonner une représentation d’avoir un effet criminogène, faudrait-il nécessairement l’interdire ? On pourrait poser la question pour la Bible ou le Coran !</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans la catégorie des problèmes épistémologiques, on peut pointer parfois la confusion qu’opèrent certaines études entre effets psychologiques et effets idéologiques, entre représentation de la violence et pornographie. Un autre problème majeur est la difficulté de passer de corrélations à celle d’un lien causal direct, ce qui supposerait une explication solide.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans la mesure où les dommages, notamment psychologiques, ne sont pas attestés, il faut se concentrer sur l’autre volet de l’argumentaire anti-pornographique évoqué, celui d’une atteinte à des droits fondamentaux.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 6 : La pornographie est-elle une forme insidieuse de discrimination sexuelle ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’idée avancée par McKinnon et Dworkin est que la pornographie pose un problème sur le plan du droit car elle contient un message politique d’inégalité envers les femmes. Mais sur le terrain juridique américain, le débat peut prendre une forme paradoxale : l’auteur mentionne une décision de justice américaine de 1983 où le juge considère que s’il s’agit bien d’un message politique, alors celui-ci doit être défendu au nom de la protection de la liberté d’expression (premier amendement de la Constitution). </span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« La contre-attaque de Dworkin et MacKinnon resta sur le terrain de la liberté d’expression, mais telle qu’elle peut être comprise à la lumière du quatorzième amendement, qui affirme l’ ‘égale protection des lois’. Cette stratégie n’a pas toujours été comprise. Comment la diffusion massive de la pornographie peut-elle porter atteinte à l’ ‘égale protection des lois’ ? Comment peut-elle contribuer à disqualifier les femmes en tant que citoyennes, c’est-à-dire à entraver leur participation au processus politique ? Bref, comment peut-elle contribuer à la discrimination sexuelle ? Principalement, en disqualifiant la parole des femmes, c’est-à-dire en les privant, de fait, d’un droit reconnu à tout le monde : le droit à la libre expression. D’après le raisonnement Dworkin-MacKinnon [...], combattre la pornographie, ce n’est pas promouvoir une censure culturelle mais nous libérer d’une sorte de censure politique » </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Pour Ogien, le raisonnement suppose que la pornographie n’est pas une cause (parmi beaucoup d’autres !) d’une injustice, à savoir la subordination des femmes, mais qu’elle <i>est</i> une injustice. Et c’est à ce titre qu’elle peut faire l’objet d’une attaque sur le terrain judiciaire. Pour établir ce point, l’argumentation féministe recourt à la théorie d’Austin des actes de langage, d’une manière qu’Ogien conteste. Cette théorie ne vaut que si l’on peut identifier des personnes autorisées, dont les paroles ont force d’acte. Un point sur lequel a beaucoup insisté Bourdieu, c’est que ce n’est pas d’une force intrinsèque du langage qu’il s’agit, mais bel et bien des structures sociales qui confèrent une autorité aux paroles de certaines personnes. Or, il est très difficile d’identifier les personnes autorisées en question dans le cas de la pornographie !</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ogien conclut ce chapitre en invoquant l’existence d’un « <span style="color:black">courant libéral qui ne se contente pas de tolérer la pornographie mais qui entend la promouvoir au nom de principes de justice. Autrement dit, il existe une version de l’argument de justice qui, à partir des mêmes prémisses, arrive à la conclusion qu’il faut promouvoir la pornographie. Le fait que des femmes sont les figures principales de ce courant est important dans l’argument que je souhaite défendre puisqu’il repose sur le rejet du paternalisme ». L’argumentaire de ce courant à propos de la pornographie mérite d’être considéré :</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« 1 / Elle fait prendre conscience de l’existence de toutes sortes de pratiques ou de désirs. Ce mouvement contribue à une prise de conscience par chacun de ses propres désirs et peut aider à redonner une certaine dignité à des pratiques sexuelles ridiculisées, dévalorisées ou méprisées (celles des minorités sexuelles, gays ou autres, en particulier).</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">2 / Elle ne semble pas du tout interdire la dénonciation devant la justice des brutalités sexuelles que subissent les hommes et les femmes. C’est plutôt dans les pays permissifs à l’égard de la pornographie que la dénonciation des brutalités sexuelles semble la moins limitée par la honte ou la crainte de représailles.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">3 / Elle s’accompagne d’un mouvement de légitimation du travail sexuel rémunéré, à commencer par celui des vedettes des films pornographiques. Ce mouvement pourrait s’étendre aux prostitués et aux prostituées, qui sont toujours victimes d’un mépris profond et injuste.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">4 / Elle donne aux femmes la possibilité d’innover, de proposer des œuvres de ce genre qui leur conviennent mieux et de modifier éventuellement les goûts ‘sexistes’ du public, plus sûrement que dans une situation où le marché est clandestin. »</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le paternalisme sous toutes ses formes est une des cibles privilégiées de l’éthique minimale d’Ogien : il reconnaît que tous ces arguments sont parfaitement discutables, mais si certaines femmes sont prêtes à les défendre (il s’appuie notamment sur l’ouvrage de W. McElroy, <i>A Woman's Right to Pornography</i>), il serait inadmissible de les considérer comme irrecevables au motif que ces femmes seraient ‘aliénées’. Il ne s’agit absolument pas de défendre envers et contre tout la position de McElroy, mais de montrer qu’elle n’est pas absurde et qu’un principe anti-paternalisme exclut de la récuser comme l’expression pure et simple d’une forme d’aliénation.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 7 : La pornographie porte-t-elle à la ‘dignité humaine’ ?</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Un des principaux apports de la philosophie en matière d’éthique appliquée est d’introduire de la clarté conceptuelle. On appréciera donc la distinction proposée par l’auteur entre l’argumentation en termes de droit et celle qui invoque la dignité. Pour Ogien, cette dernière implique « <span style="color:black">une thèse de type métaphysique disant que la production, la diffusion, la consommation de pornographie porte atteinte à notre qualité de personne humaine, ou à notre ‘dignité humaine’, en nous présentant tous, hommes, femmes, enfants, etc., comme des ‘objets’ ». La réserve d’Ogien à l’égard d’une telle approche est constitutive de son éthique minimale : « C’est une thèse qui va bien au-delà de celles qu’un ami de l’éthique minimale doit examiner, dans la mesure où il a des raisons de rester neutre vis-à-vis des conceptions métaphysiques de la personne comme il l’est vis-à-vis des conceptions substantielles du bien sexuel ». Le débat est donc bien différent du précédent où il s’agissait de pointer les contradictions d’approches juridiques pouvant prétendre être neutres moralement.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’auteur revient sur l’impossibilité de distinguer clairement érotisme et pornographie – le premier étant censé ne pas produire la réification qui serait le fait de la seconde. Il interroge ensuite le présupposé qui considère l’objectivation comme condamnable par principe. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 8 : la pornographie nuit-elle gravement à la jeunesse</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Nous avons vu au chapitre 5 qu’il était très difficile d’établir empiriquement dans quelle mesure la pornographie produisait des dommages – si les dommages en question étaient avérées, on peut supposer que le partisan de l’éthique minimale n’hésiterait pas à condamner la pornographie. L’auteur aborde maintenant la question sous l’angle du comportement des jeunes (dont l’attitude semble implicitement dénoncée dans des rapports mettant en garde contre les dangers de la pornographie), et de leur intérêt pour la pornographie : « <span style="color:black">Mais si la pornographie intéresse tellement la jeunesse, il faudrait peut-être essayer de comprendre pourquoi, avant de s’affoler et de prendre des mesures préventives ou punitives. Pourquoi les jeunes semblent-ils disposés à braver pas mal d’interdits pour regarder <i>Gorge profonde 5</i> plutôt que <i>Campus</i> ou <i>Cultures et dépendances</i> ? Est-ce parce qu’ils sont ‘pourris’ avant l’âge ? Est-ce parce qu’ils appartiennent à une génération, violente, inculte, sans ‘repères’, sans ‘valeurs’ ? Il me semble qu’il vaudrait mieux envisager le problème de façon moins agressive à l’égard des jeunes, à la lumière de certains principes qui sont ceux de l’éthique minimale. Ces principes sont ceux de la liberté de s’informer, de l’éducation dans l’autonomie, du refus du traditionalisme, tout cela dans les limites de certains torts graves et évidents ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La position de l’auteur, que l’on se gardera bien de caricaturer, examine trois points : </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- la question des droits de l’enfant. Pour Ogien, il n’y a rien d’absurde à reconnaître un « droit à l’information des jeunes, qui pourrait inclure celui de ne pas être stigmatisé en cas de curiosité pour la pornographie » (au passage, Ogien épingle les positions conservatrices qui tiennent à préserver l’enfant du spectacle de la pornographie jusqu’à sa majorité mais n’ont aucun problème à considérer l’enfant suffisamment responsable de ses actes pour revendiquer la possibilité de son incarcération à partir de 13 ans en cas de délit). Ce droit pourrait être reconnu dans certaines limites conséquentialistes, à savoir les dommages que pourrait éventuellement causer ce droit.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- la question des dangers psychologiques : l’auteur réaffirme que ce danger n’est pas avéré en discutant à nouveau les études sur la question.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- il conclut sur une question qui est importante dès que l’on discute d’éventuelles limites à poser à des droits au nom de leurs supposés effets négatifs : « À supposer, cependant, que l’exposition à la pornographie ait des effets purement psychologiques avérés et négatifs sur tout ‘jeune’ (ce qu’aucune enquête systématique n’a encore pu déterminer, il faut toujours le préciser), quelles conclusions faudrait-il en tirer ? » le partisan de l’éthique minimale n’a pas de réponse a priori à cette question : il y a évidemment un équilibre à trouver.</span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Chapitre 9 : Qu’est ce qui dérange, finalement, dans la pornographie ?</span></span></b> </span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ce chapitre conclusif discute la critique de la pornographie faite au nom d’une certaine conception de la sexualité qui n’est peut-être pas nécessairement ‘traditionaliste’ ou ‘conservatrice’ et que T. Nagel appelle « complète » (ou plutôt « non-incomplète » ; cf. T. Nagel, « La perversion sexuelle », in <i>Questions mortelles</i>)<span style="color:black">. « Selon Nagel, une relation sexuelle est ‘complète’ si : 1) chaque partenaire accepte de se laisser saisir par son propre désir, c’est-à-dire, un peu plus métaphoriquement, accepte de s’incarner ou de se percevoir comme corps. 2) Ce désir n’est pas seulement le désir du corps de l’autre mais aussi le désir de son désir. 3) Chacun de ces désirs est occasionné par le désir de l’autre. Le processus de l’éveil mutuel du désir sexuel est ‘complet’ lorsqu’il va jusqu’à son terme et que le désir des partenaires est réciproque ». Ogien pointe la ressemblance avec la conception conservatrice, mais nous indique que Nagel prétend ne faire aucune condamnation morale des ‘perversions’ sexuelles. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le modèle de Nagel est selon Ogien extrêmement exigeant et il serait finalement lui-même obligé de l’affaiblir. En fait, ce qui n’est pas clair, c’est ce qu’il faut mettre sous le terme ‘sexualité’ et ‘relation sexuelle’. Mettre au jour cette absence de délimitation claire peut permettre d’éviter la pathologisation de certaines pratiques sous le terme de ‘perversion sexuelle’. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Quel que soit l’intérêt que l’on porte au sujet, il nous semble que la clarté de cet ouvrage et sa manière d’argumenter à propos d’un problème d’éthique pratique font de sa lecture un exercice extrêmement stimulant. Certes, on peut se demander si le c</span></span></span><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">hoix de s’adresser principalement aux ‘libéraux pornophobes’ n’est pas une limite de l’argumentation. La position rejetée comme ‘conservatrice’ ne méritait-elle pas d’être prise plus au sérieux ? Il nous semble que le chapitre conclusif ainsi que celui sur la dignité lui accordent une place que certains trouveront peut-être insuffisante. Au lecteur qui voudrait l’endosser de poursuivre l’exercice, en déterminant s’il possède des arguments consistants qui n’auraient absolument pas pris en compte.</span></span></span></span></p>
<p align="right" style="text-align:right; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p align="right" style="text-align:right; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""> Jonathan Racine.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p align="left" style="text-align:left; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>Léna Soler, Introduction à l’épistémologie, Ellipses 2019, lu par Jonathan Racineurn:md5:7c614a56608dbad918fcebd2e871f3c62020-11-16T20:06:00+01:002021-02-12T21:52:25+01:00Florence Benamouexplicationréalismesciencethéorie<p class="Standard" style="margin:0cm 0cm 0.0001pt; -webkit-text-stroke-width:0px; text-align:justify"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.soler_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />L. Soler est une spécialiste reconnue de philosophie des sciences. Cette troisième édition d’un manuel qui se veut réellement une <i>introduction</i> comporte des changements significatifs par rapport à la première édition, notamment l’ajout d’un chapitre qui mérite une attention particulière.</span></span></span></span></span></p> <p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitres 1-3 : distinctions élémentaires</span></span></span></b></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Les trois premiers chapitres, très didactiques, sont consacrés à poser des définitions et distinctions élémentaires. On s’intéresse ainsi au sens général du terme ‘épistémologie’. Lorsqu’il s’agit de préciser son objet, on retient le sens francophone pour lequel l’épistémologie concerne la science, plutôt que le sens anglo-saxon, qui fait de l’épistémologie une réflexion sur la connaissance. Le problème est alors de déterminer s’il faut parler de la science ou des sciences. Quelles relations entretiennent l’épistémologie générale et les épistémologies régionales ? L’auteur nous propose aussi un premier travail de classification des sciences</span></span></span></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Dans le chapitre 2, elle s’interroge sur ce qui distingue l’épistémologie d’autres types de discours sur la science, tels que l’histoire ou la sociologie des sciences.</span></span></span></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Le troisième chapitre, « outils pour la caractérisation des sciences empiriques », poursuit ce travail d’introduction de concepts fondamentaux : par exemple ceux de vérité, de théorie, de modèle. On y aborde aussi la question de l’instrument (« théorie matérialisée », selon la formule de Bachelard), celle de la mathématisation et enfin le concept d’explication.</span></span></span></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Concernant la mathématisation, l’exemple de Planck et des débuts de la physique quantique permet d’illustrer l’idée selon laquelle les mathématiques ne sont pas qu’un outil de précision : de Boltzmann à Planck puis Einstein, « la forme mathématique fonctionne comme un vecteur d’innovation » dans la mesure où « elle <i>précède</i> le concept physique d’énergie quantifiée ; elle <i>appelle</i> une interprétation physique, et jusqu’à un certain point <i>l’induit </i>» (p. 74).</span></span></span></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Quant au concept d’explication, celui-ci est analysé en le confrontant d’une part à la description, d’autre part à l’interprétation et à la compréhension. Ce dernier point permet de rappeler la distinction opérée par Dilthey ou encore Weber. L’importance de cette distinction, qui permet de fonder l’opposition entre sciences de l’homme et sciences de la nature, ne doit pas éclipser la difficulté à distinguer explication et description : la différence semble relative dans la mesure où ce qui peut apparaître comme pur compte-rendu à une époque ou à un observateur pourra s’apparenter à une explication à un autre. Il faudrait alors considérer qu’il y a une multiplicité de niveaux de description, tel niveau étant dit explicatif pour tel autre, plus superficiel.</span></span></span></span></span></p>
<p class="standard" style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">On peut poursuivre cette analyse de l’explication en distinguant un sens fort et un sens faible, selon le type de cause que l’on invoque ou recherche. Ces distinctions apparaissent importantes pour comprendre ce que veulent dire des auteurs comme Comte, qui considèrent que la science doit se contenter de rechercher des lois et non des causes : si par explication on entend la recherche de causes ultimes, alors la tâche de la science est seulement descriptive. Mais c’est là un sens fort d’explication : l’énoncé de lois peut être considéré comme une explication, en un autre sens.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 4 : valeur de la science empirique : mise à l’épreuve et démarcation (Le Cercle de Vienne et ses critiques)</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Une fois ces définitions et outils conceptuels mis en place, c’est avec le quatrième chapitre, « valeur de la science empirique : mise à l’épreuve et démarcation », que l’on entre plus avant dans la discussion de problèmes et de thèses épistémologiques. Ce qui fait la valeur de la science, semble-t-il, c’est son rapport aux faits – c’est aussi ce qui semble la distinguer d’autres types de discours, dont le rapport aux faits est plus fragile. Seulement, qu’est-ce qu’un fait ? Il faut distinguer entre le fait et un énoncé à son propos – et ces énoncés sont eux-mêmes, si l’on suit le Cercle de Vienne, de deux ordres : les énoncés observationnels et les énoncés théoriques.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> L’examen de la position de Carnap permet de préciser ces points : celui-ci cherche à « fonder la science sur une base empirique ferme et invariante ». Il s’agit d’une thèse vérificationniste, qui est censée fournir un critère de démarcation entre science et non-science : est scientifique ce qui est vérifiable, et est vérifiable ce qui peut être mis en rapport avec des perceptions. La base ferme recherchée serait fournie par des énoncés d’observation absolument irrécusables. Un tel énoncé « est supposé être obtenu chaque fois que nous enregistrons immédiatement par écrit nos expériences vécues, les perceptions, aussi bien que tous les sentiments et toutes les pensées’ » (p. 98).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> C’est bien sûr l’existence d’une telle base empirique qui pose question : celle-ci ne peut jamais être complète ; dès que l’on énonce quelque chose, on opère une sélection. Et cette sélection implique un jugement de pertinence, dans lequel peuvent intervenir le but poursuivi (que cherche-t-on ?) et les croyances des locuteurs (présupposés divers, théories scientifiques admises).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ceci fragilise la thèse carnapienne, mais une critique beaucoup plus radicale consiste à dire qu’énoncer, c’est véritablement constituer. Le langage, en tant que système de concepts, impose un découpage du monde ; et donc, recourir à un certain langage, c’est implicitement adopter une théorie : « tout énoncé a le caractère d’une théorie, d’une hypothèse » (Popper). Notre « schème conceptuel » (Quine) détermine la réponse à la question ontologique ‘qu’est-ce qui existe ?’ Il n’y aurait donc pas de langage d’observation neutre, le langage n’est pas un reflet.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Admettons néanmoins que l’on s’en tienne à la situation où tous les locuteurs partagent le même schème conceptuel ; la question de la vérification des énoncés d’observation se pose encore. Comment garantir la vérité des énoncés d’observation ? Par ma conviction subjective que je vois bel et bien tel objet ? Par l’accord intersubjectif ? Ceci n’est pas une véritable justification. La signification même des termes d’observation ou ce qui est identifié comme ‘fait’ est variable.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">On conclut de ces remarques que toute observation est chargée de théorie et que la base empirique à laquelle se réfère l’empirisme logique est problématique. L’auteur nous propose de distinguer quatre composantes dans l’idée que les faits sont chargés de théorie. En effet, les théories sélectionnent les faits pertinent, conduisent à les énoncer d’une certaine manière, fixent la signification des faits-énoncés et conditionnent des décisions relatives à la valeur de vérité des énoncés d’observation (p. 112).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ce que l’on considère comme ‘base empirique’ n’est alors rien de plus qu’un ensemble d’énoncés faisant consensus à une époque donnée, pour des raisons indissociablement théoriques, psychologiques et pragmatiques. Mais dire cela n’est pas une pure et simple remise en question de l’idée de base empirique dans la mesure où, d’un point de vue pratique, il reste possible, de manière très circonscrite, d’isoler des énoncés qui fonctionnent comme des faits solidement établis.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> La suite du chapitre porte sur les difficultés que l’on trouve sur l’autre versant de l’édifice, à savoir la vérification des énoncés <i>théoriques</i>. Parmi ces énoncés, considérons d’abord les lois scientifiques. L’énoncé d’une loi doit faire face au problème de l’induction : comment peut-on affirmer que la loi sera vérifiée pour tous les cas futurs ? La difficulté s’applique aux prédicats dispositionnels (un corps <i>soluble</i>, ou <i>magnétique</i>) : on retrouve la même structure prédictive ‘si… alors’ caractéristique des lois universelles. Ces difficultés conduisent à envisager la substitution de la confirmation à la vérification, une démarche qui consisterait à estimer la plausibilité des énoncés théoriques, plutôt qu’à chercher à les prouver. Cela renvoie au projet carnapien d’une logique inductive et aux approches dites ‘néo-bayesiennes’, que l’auteur se contente de mentionner (et qu’il semble effectivement difficile de développer dans un manuel introductif).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ces critiques de l’empirisme logique nous conduisent à examiner les principales thèses adverses : le falsificationnisme de Popper et le holisme de Duhem-Quine.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Popper partage avec le cercle de Vienne la quête d’un critère de démarcation entre science et non-science. Mais il renonce à chercher ce critère du côté de la confirmation empirique : c’est « la falsifiabilité, et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation » (<i>La logique de la découverte scientifique</i>, cité p. 119). Autrement dit, une théorie est qualifiée de scientifique si elle peut être réfutée par l’expérience. Dans cette perspective, le progrès scientifique prend la forme d’une activité destructrice : il s’agit d’éliminer toujours plus d’énoncés faux.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Mais le falsificationnisme est-il une description de la pratique effective de la science ou une norme qui devrait régir l’activité scientifique ? Pour Popper, c’est bel et bien une théorie descriptive… au risque de se voir opposer des contre-exemples. On peut même se demander si c’est un idéal souhaitable dans la mesure où les théories nouvelles s’imposent rarement d’emblée et doivent d’abord faire face à des réfutations.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">D’où les amendements que l’on peut trouver notamment chez Lakatos : il ne faudrait pas négliger toutes les corroborations, qui jouent bel et bien un rôle dans l’histoire des sciences ; et il ne faut pas non plus mettre sur le même plan toutes les falsifications. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le dernier point de ce chapitre analyse une position radicalement opposée au positivisme : le holisme, qui considère qu’une théorie ou une hypothèse ne fonctionnent jamais de manière isolée, ce qui remet radicalement en question la conception de la vérification. Le holisme peut être résumé par trois thèses fondamentales :</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- la sous-détermination de la théorie par l’expérience : si une expérience contraire se présente, « on a toute liberté pour choisir les énoncés qu’on veut réévaluer » (Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme », cité p. 131)</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- la possibilité de théories empiriquement équivalentes : des théories différentes sont susceptibles de rendre compte d’un même ensemble d’énoncés d’observation.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">- aucun énoncé n’est à l’abri de la réfutation / tout énoncé peut toujours être sauvé de la réfutation. Ou encore, comme le dit Quine : « on peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé, quelle que soient les circonstances. Il suffit d’effectuer des réajustement énergiques dans d’autres régions du système. […] Réciproquement, aucun énoncé n’est tout à fait à l’abri de la révision ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Le lien avec le conventionnalisme est manifeste : puisque l’expérience ne contraint pas la théorie de manière absolue, les décisions prises quant au choix des hypothèses retenues auraient pu être autres, et il y a là une part de convention. Ce sont également ces thèses holistes qui fondent le refus de la notion d’expérience cruciale.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Le holisme constitue une critique de la conception positiviste, mais il porte également atteinte au falsificationnisme : « si n’importe quelle hypothèse peut être sauvée de la réfutation, il suffit pour ce faire d’imputer la fausseté non pas à l’hypothèse à tester, mais à des hypothèses auxiliaires » (p. 136). Pour défendre sa position Popper prend soin de critiquer les hypothèses <i>ad hoc</i> – par exemple, pour sauver la théorie de l’éther immobile mise à mal par l’expérience de Michelson et Morley, Lorentz ajoute une hypothèse nouvelle : « les corps mobiles subissent une contraction de longueur dans la direction du mouvement, qui a pour effet de rendre indétectable leur mouvement par rapport à l’éther » (alors qu’on attendrait à ce que soit détectable un mouvement relatif de la terre par rapport à l’éther immobile). Une telle hypothèse est taillée sur mesure pour sauver la théorie, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on en vient à postuler l’existence d’une planète inconnue dans le voisinage d’Uranus pour sauver la théorie newtonienne : dans ce cas l’hypothèse a d’autres conséquences testables que simplement rendre compte d’une anomalie particulière dans les prédictions faites sur la base de la théorie newtonienne.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Au final, Popper considère que sa position est parfaitement compatible avec un holisme modéré et raisonnable.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 5 : le réalisme en question</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le chapitre 5 traite du rapport entre une théorie scientifique et son objet. La question rejoint en grande partie celle de la partie précédente, mais ici c’est le concept de réalisme dans ses différentes versions qui est mis en avant. Le réaliste défend la thèse selon laquelle les théories scientifiques sont au moins approximativement vraies, et cela au sens où elles correspondent à la réalité, elles en constituent une sorte de reflet. Le réalisme naïf, qui défendrait l’idée d’une vérité absolue des théories scientifiques, est écarté rapidement (et pour cause : un tel réalisme n’est semble-t-il défendu par personne) au profit d’un réalisme dit convergent, qui considèrent que les théories scientifiques gagnent en précision au cours d’un progrès scientifique, et qu’elles peuvent contenir à un moment donné des éléments qui ne sont pas vrais.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’argument principal retenu au crédit de la thèse réaliste est celui de l’efficacité prédictive. Mais l’antiréaliste peut rétorquer que, tout comme un même objectif peut être atteint de plusieurs manières, de même l’efficacité prédictive pourrait être obtenues par plusieurs théories différentes (et donc équivalentes empiriquement – cf. le holisme examiné précédemment). Le succès d’une théorie n’est pas une marque indiscutable de sa vérité. L’auteur présente ainsi plusieurs cas de théories contemporaines, prédictivement efficaces et pourtant incompatibles : par exemple, Bohm a présenté une théorie quantique parfaitement déterministe et empiriquement équivalente à la mécanique quantique dite ‘standard’ (qui est, elle, indéterministe). De manière plus évidente, l’histoire des sciences permet un inventaire de théories scientifiques relativement efficaces et dont l’ontologie a ensuite été abandonnée. Cela ne signifie pas que l’antiréaliste affirmerait l’équivalence de n’importe quelle ontologie : selon l’antiréaliste, les scientifiques « disposent d’une marge de liberté dans l’élaboration des théories, mais non pas d’une liberté totale » (p. 153).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Cela clôt-il le débat ? Quelles seraient les parades réalistes à ces arguments ? Un réaliste peut considérer que la pluralité des théories est possible tant que celles-ci sont approximatives ou immatures, mais elles convergeraient vers une vérité unique. Un des enjeux est la manière d’interpréter l’histoire des sciences : doit-on voir en celle-ci une certaine continuité ? Comment interpréter les ruptures ? Peut-on y l’interpréter comme le lieu d’un progrès vers la vérité ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Les termes du débat entre réalisme et anti-réalisme étant posés, l’auteur le prolonge à travers l’examen de différentes positions que l’on peut rattacher à ce débat : le phénoménisme de Mach, le réductionnisme, et surtout le conventionnalisme, notamment sous la forme modérée que propose Poincaré. On parlera de conventionnalisme modéré dans la mesure où l’idée de convention ne renvoie pas à celle d’arbitraire – notamment en ce qui concerne les axiomes de la géométrie euclidienne : ceux-ci dérivent bien en sens de l’expérience, non pas au sens où ils correspondraient au réel, mais « au sens où, étant donné la structure particulière de notre expérience, ils sont les conventions les plus commodes » (p. 166). Le raisonnement est ensuite étendu aux premières propositions de la physique, tel que le principe d’inertie.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le chapitre se termine par un exposé du débat dans le champ des sciences formelles : quel est notamment le statut des objets mathématiques ? Quel est le statut épistémologique des axiomes, qui semblent s’imposer à nous de manière intuitive ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 6 : La science comme processus historique</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Dans un premier temps, ce processus peut être considéré de manière continuiste ou discontinuiste. Concernant cette dernière position, comment s’opère le diagnostic de ‘révolution scientifique’ ? Une révolution scientifique implique-t-elle une prise de conscience du caractère révolutionnaire en question ? Et si oui, prise de conscience de qui ? Et comment s’opère la révolution elle-même ? Y a-t-il lieu d’envisager de ‘petites’ révolutions à côté des grandes, des révolutions locales ? Concernant la position continuiste, parle-t-on de continuité ontologique (les entités auxquelles se réfèrent les théories), ou de continuité structurale ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’elle soit continuiste ou discontinuiste, l’évolution historique de la science est déterminée en partie par certaines contraintes, qui conditionnent l’acceptation ou le rejet d’une théorie. A noter que cette idée de contrainte englobe aussi bien des facteurs psychologiques ou sociaux que des éléments objectifs (le type de données expérimentales dont l’on dispose à une époque par exemple). Selon le type de contrainte que l’on reconnaît comme légitime, on proposera alors une histoire externaliste ou internaliste. Entre une épistémologie naïve qui nierait le poids des facteurs sociaux sur les théories, et une sociologie des sciences qui prétendrait expliquer le contenu d’une théorie par le contexte social, il existe évidemment des positions intermédiaires. L’auteur prend l’exemple de Koyré : d’une part, celui-ci montre la nécessité de prendre en compte des facteurs religieux et philosophiques pour comprendre la nouvelle astronomie élaborée par Kepler ; d’autre part, il insiste sur le fait que « la science […] a, et a toujours eu une vie propre, une histoire immanente ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Ces considérations nous conduisent à la question du progrès et à celle du relativisme : l’idée d’un progrès nécessaire, cumulatif, orienté vers une fin ne relève-t-elle pas d’une illusion rétrospective ? Renoncer à une telle idée ne signifie pas nécessairement renoncer à l’idée de progrès (on peut concevoir une évolution de type darwinien, qui sélectionnerait les théories les plus efficaces), mais cela pose fortement le problème du relativisme. Au sens faible celui-ci désigne la thèse selon laquelle toute connaissance est relative à certaines conditions ; au sens fort, il affirme l’impossibilité de prouver la supériorité d’une théorie par rapport à une autre, ou de la science par rapport aux autres types de croyance.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Certes, au sens faible, le relativisme semble une position impossible à récuser, notamment en prenant en compte la critique kantienne de l’idée de connaissance absolue ; mais l’auteur prend tout de même soin de préciser les formes et les implications de cette position. De la même manière, elle introduit des distinctions au sein du relativisme fort, notamment entre relativisme des fins et des moyens. Cette distinction lui semble essentielle pour éviter un rejet « épidermique » du relativisme, qui conduirait à embrasser un « scientisme non critique ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 7 : Bachelard et Kuhn, deux position originales et complexes</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Bachelard et Kuhn sont convoqués pour illustrer la thèse de la discontinuité en histoire des sciences : pour le premier, la science progresse par ruptures, en surmontant des obstacles épistémologiques ; pour le second, la science se développe selon le schéma cyclique suivant : science normale (paradigme 1) → crise → science extra-ordinaire → révolution scientifique → science normale (paradigme 2).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> L’auteur présente les différents composants de la notion de paradigme – un concept devenu si galvaudé qu’on ne prend souvent plus la peine de préciser qu’il ne se limite évidemment pas à des contenus théoriques : il implique des normes, un savoir-faire… Elle s’appuie sur la propre synthèse de Kuhn, dans la postface de <i>La structure des révolutions scientifiques</i>. Il y distingue quatre composantes d’un paradigme : les généralisations symboliques, la partie métaphysique (des modèles dont la portée ontologique peut être plus ou moins forte), les valeurs (qui définissent un idéal de scientificité), les exemples communs (les problèmes et solutions types).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Après avoir explicité la signification de la thèse si fameuse de l’incommensurabilité des paradigmes, l’auteur conclut en rappelant très utilement que Kuhn s’est fermement opposé à une interprétation relativiste de son propos. Elle cite la postface de <i>La structure…</i> : « les théories scientifiques de date récente sont meilleures que celles qui les ont précédées sous l’aspect de la résolution des énigmes […]. Ce n’est pas là une position de relativiste, et elle précise en quel sens je crois fermement au progrès scientifique » (<i>La structure des révolutions scientifiques</i>, p. 279, cité p. 246)</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Le propos est sans ambiguïté, mais cela ne nous dit pas comment concilier une telle déclaration avec la conception générale de la science défendue dans l’ouvrage et qui n’a pas été interprétée de manière relativiste sans raison ! Force est de constater que la position de Kuhn est complexe dans la mesure où il affirme que « la concurrence entre paradigmes n’est pas le genre de bataille qui puisse se gagner avec des preuves » (<i>idem</i>, p. 204, cité p. 247).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> L’argument est finalement assez faible (comme le reconnaît l’auteur) : « la nature [des groupes scientifiques] garantit virtuellement la croissance indéfinie de la liste des problèmes résolus par la science ». Autrement dit, comme le commente l’auteur : « il repose […] entièrement sur sa confiance en la compétence de la communauté scientifique ». Une confiance qui ne va pas de soi, tant la structure précise de la communauté scientifique est complexe et variable.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 8 : la diversité des sciences</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Le court chapitre 8 aborde le problème de la diversité des sciences, ou encore des épistémologies régionales. En effet, « la physique doit-elle être le modèle de toute science digne de ce nom ? » Qu’on lui accorde une valeur exemplaire ou non, il est indispensable de prendre en compte les spécificités des objets de chaque science.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">En ce qui concerne les sciences de la vie, l’auteur s’appuie sur Canguilhem pour rappeler les caractéristiques suivantes des phénomènes biologiques : les êtres vivants sont des individus, des totalités ; l’histoire du vivant est irréversible ; et observer un phénomène biologique conduit souvent à le perturber</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, outre qu’il n’y a pas de méthode faisant parfaitement consensus, le problème principal est certainement celui de la non séparation du sujet et de l’objet, la difficulté pour l’homme de tenir un discours objectif sur l’homme.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chapitre 9 : orientations et enjeux de la philosophie des sciences ‘post-kuhnienne’ : le tournant pratique et la contingence</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’ouvrage se clôt sur un chapitre fondé sur les recherches novatrices de l’auteur</span></span></span><a name="_ftnref1"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> et il offre donc un aperçu d’un pan de la philosophie des sciences la plus actuelle. Ce chapitre beaucoup plus dense mériterait incontestablement un compte-rendu à part. Il vise principalement à rendre compte de ce que l’on qualifie de ‘tournant pratique’ dans la philosophie des sciences et des implications de ce tournant.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le tournant pratique désigne la prise en compte récente des processus concrets qui produisent la science, alors que la philosophie des sciences avait jusque là tendance à s’intéresser exclusivement aux théories. L’auteur entend présenter quelques thèmes centraux des études conduites dans cette perspective, en les rattachant à ce qui lui semble être l’enjeu principal : la question de la contingence des résultats scientifiques.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le premier thème abordé est celui de l’hétérogénéité des déterminants : les facteurs intervenant dans le processus de la science sont beaucoup plus nombreux et complexes que ne peut le laisser penser une opposition schématique entre facteurs internes et externes. En fait, ce sont les pratiques scientifiques elles-mêmes qui s’avèrent extrêmement variables. L’auteur illustre cette affirmation en se référant au travail de Galison <i>Image and Logic</i>, qui met au jour des traditions expérimentales différentes au sein de la physique des particules. Ces traditions impliquent des normes de démonstrations également différentes, et ces différences normatives peuvent ensuite être source de conflit quand il s’agit d’interpréter ce qui a statut de fait scientifique. Le lien avec la thèse de la contingence est alors manifeste : ‘et si les traditions avaient été différentes… ?’</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Un autre thème important issu du tournant pratique est celui des aspects tacites, ou encore de l’opacité irréductible des pratiques scientifiques, un thème introduit par M. Polanyi et développé aujourd’hui notamment par H. Collins. Dans le cas des pratiques expérimentales, l’idée est que l’expérimentateur est dans l’incapacité d’expliciter toutes les conditions nécessaires à la maîtrise des protocoles expérimentaux et à l’établissement des résultats. Cette idée a des enjeux importants en ce qui concerne la reproduction expérimentale et la conservation des acquis scientifiques. Les enjeux sont particulièrement manifestes lorsque l’on a affaire à des pratiques scientifiques non stabilisées : face à un phénomène nouveau ou mal établi, quelles conclusions tirer d’un échec de la réplication ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il est illusoire de penser que la réussite ou l’échec de l’expérience suffit à trancher ! Ce qu’on appelle ‘expérience’ contient en fait plusieurs ingrédients inséparables, un « pack […] protocoles-faits-experts ». Ici, une des idées les plus fortes de Collins est celle de « régression de l’expérimentateur ». Citons un extrait important de Collins lui-même : « La ‘régression de l’expérimentateur’ survient quand une série de réplications expérimentales est invoquée pour tester une affirmation controversée. Le critère habituel pour conclure qu’une expérience a été correctement conduite – à savoir l’obtention du résultat correct attendu – fait défaut, puisque ‘ce qu’est le résultat correct’ est précisément l’objet de la controverse. Du coup, les expérimentateurs peuvent discuter indéfiniment la question de savoir lequel des deux ensembles d’expériences aboutissant à des résultats conflictuels a été correctement conduit. La réponse à cette question fournit la réponse à la question de savoir quel est le résultat correct de cette expérience. Mais le seul moyen de décider quelles expériences ont été correctement conduites, c’est de décider ce qu’est le résultat correct, et de là de voir laquelle des deux expériences produit ce résultat. D’où la régression ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’auteur illustre cette question à partir de l’analyse par Collins de la controverse sur les ondes gravitationnelles</span></span></span><a name="_ftnref2"><b><i><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></sup></i></b></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. Dans les années 70, Weber, un physicien, détecte de nouvelles ondes, à l’aide d’un dispositif expérimental tel que personne ne parvient à reproduire ses résultats. Comme dans la plupart des cas de controverse analysés par Collins, la conclusion est que la victoire d’un des camps (les adversaires de Weber) est contingente.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le tournant pratique permet également de donner une nouvelle dimension à la thèse dite de Duhem-Quine : alors que classiquement celle-ci s’applique à des énoncés, il s’agit maintenant de faire tenir ensemble le plus grand nombre possible d’éléments hétérogènes des pratiques scientifiques. On obtient alors une totalité où les différents éléments se soutiennent les uns les autres – une totalité que Hacking qualifie de système clos auto-justifié. Ceci nous introduit au thème de la solidité de la science, de sa stabilité, ou encore, de sa « robustesse ». Celle-ci serait compatible avec l’idée de contingence, un point absolument essentiel dans l’argumentation de l’auteur.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Il est temps de formuler plus précisément cette idée de contingence : il est absolument évident que les être humains, en raison de contingences historiques, auraient pu ne pas développer telle ou telle science, et donc ne pas aboutir à tel résultat. Mais le contingentisme est une thèse radicale qui n’a rien à voir avec un tel truisme : il s’agit de dire qu’à partir de conditions initiales semblables, on pourrait aboutir à une physique (par exemple) alternative tout aussi performante que notre physique, mais associée à des résultats irréductiblement différents, notamment d’un point de vue ontologique. Evaluer une thèse aussi forte est délicat : tout d’abord, que penser de la clause des conditions initiales à peu près semblables à celles de l’histoire de notre physique ? Ensuite, on peut être tenté de considérer qu’à long terme, la vérité s’imposera – aussi dans quelle temporalité nous situons-nous ? Comment évaluer la performance de cette physique alternative et la comparer à celle de notre physique ? Et comment mesurer leurs différences, leur caractère inconciliable ? Enfin, comment peut-on affirmer, comme l’auteur, que le contingentisme ne sacrifie pas la robustesse des résultats scientifiques, la rationalité et le progrès de la science ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Concernant cette dernière partie de l’ouvrage, comme le note l’auteur, « le réaliste qui sommeille en chacun d’entre nous » aura certainement envie de réagir</span></span></span><a name="_ftnref3"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">.Quand on lit par exemple (dans une note!) que Collins s’affirme ‘contingentiste’ seulement à court terme, mais agnostique à long terme, n’est-ce pas reconnaître implicitement, que la science finit bien, au bout du compte, par établir des résultats / des théories qui auraient difficilement pu être totalement différents ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> La position de Hacking semble illustrer un flottement encore plus grand : l’auteur reconnaît que sa position a sans doute varié dans le temps, et il se déclare finalement inévitabiliste « à propos de certaines réponses scientifiques à des questions bien posées »</span></span></span><a name="_ftnref4"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. N’est-ce pas admettre que le contingentisme ne vaut peut-être que pour des situations où la science n’a pas encore réussi à délimiter parfaitement le problème qu’elle étudie ? Le positiviste le plus virulent ne serait-il pas d’accord ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Quant aux propos de Hacking concernant la robustesse de la science, ou encore la co-stabilisation des différents éléments de la pratique scientifique, cela interpelle à nouveau le réaliste : si c’est la co-stabilisation qui produit la robustesse, on peut considérer que de très nombreux systèmes de croyances / pratiques sont susceptibles de former des systèmes clos, robustes en ce sens et potentiellement irréfutables. On se demande bien ce qui fait la spécificité de la science – peut-être faudrait-il reconnaître enfin que la science est une pratique qui se préoccupe particulièrement et d’une certaine façon du réel et de la vérité.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Remarques finales</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Ce manuel manifeste un incontestable souci pédagogique, comme en témoignent les premiers chapitres consacrés à des définitions de base (sur lesquels le lecteur quelque peu familier du domaine passera sans doute rapidement), le découpage en sections très courtes, la table des matières extrêmement détaillée, l’index fourni. Tout cela en fait un ouvrage parfaitement accessible à l’étudiant confronté à la philosophie des sciences en début de cursus.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> De manière peut-être inévitable, des choix sont faits. L’exemple le plus frappant étant la question de la réduction, traitée de manière vraiment rapide, sans aucune référence à Hempel ou Nagel (celui-ci étant absent de l’index), sans lien avec la problématique de l’unité (vs pluralisme) des sciences. Ce thème de la réduction fait pourtant l’objet de beaucoup de recherches, par exemple dans le champ de la philosophie de la biologie</span></span></span><a name="_ftnref5"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[5]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. Ce qui peut apparaître comme une lacune permet à l’auteur de développer des thématiques plus originales, correspondant à des choix théoriques assumés comme tels : encore une fois, on ne peut que recommander la lecture du dernier chapitre, très stimulante introduction à un problème dont l’auteur regrette qu’il ne soit pas traité de manière suffisamment autonome, celui de la contingence (<i>vs</i> inévitabilité) des théories.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ce chapitre accorde en outre une place importante à une perspective ‘sociologique’, souvent délaissée dans les ouvrages d’introduction à la philosophie des sciences .</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Au final, une introduction qui comporte plusieurs niveaux de lecture et qui peut intéresser un public très varié.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’insistance sur ce thème de la contingence laisse transparaître une préférence assez nette de l’auteur pour une position ‘anti-réaliste’ – ce qui est évidemment parfaitement défendable. Néanmoins, on peut regretter que la position réaliste soit peut-être un peu trop rapidement identifiée à une forme de naïveté ; ou encore que la position anti-réaliste soit vue comme une résistance lucide face au ‘scientisme’ ambiant. A titre personnel, je n’ai pas l’impression de vivre dans un monde dominé par le scientisme ; je partage plutôt la consternation de P. Boghossian vis-à-vis de certaines critiques relativiste de la science (cf. P. Boghossian, <i>La peur du savoir</i>).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Dans sa préface, B. d’Espagnat émet quelques réserves vis-à-vis de cette prétendue « épistémologie naïve » à laquelle l’auteur fait plusieurs fois référence (cf. p. 4). Pour ma part, et c’est ma seule critique, il me semble qu’un manuel d’introduction aurait dû offrir au lecteur une présentation de la position réaliste plus consistante (on pourra comparer, pour un traitement très différent de cette position, avec le manuel de M. Esfled, <i>Philosophie des sciences</i>).</span></span></span></span></span></p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Jonathan Racine</span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<div style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt">
<hr align="left" size="1" width="33%" /></div>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn1"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Cf. Lena Soler, Howard Sankey, et Paul Hoyningen-Huene, éd., <i>Rethinking scientific change and theory: stabilities, ruptures, incommensurabilities?</i>, Boston studies in the philosophy of science (Dordrecht: Springer, 2008).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Lena Soler et al., éd., <i>Characterizing the robustness of science: after the practice turn in philosophy of science</i>, Boston studies in the philosophy of science, v. 292 (Dordrecht ; New York: Springer Verlag, 2012).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Lena Soler, Emiliano Trizio, et Andrew Pickering, éd., <i>Science as it could have been: discussing the contingency/inevitability problem</i>(Pittsburgh, Pa: University of Pittsburgh Press, 2015).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Lena Soler et al., éd., <i>Science after the practice turn in the philosophy, history, and social studies of science</i>, Routledge studies in the philosophy of science 14 (New York: Routledge, 2014).</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn2"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le lecteur francophone peut se référer par exemple au texte de Collins sur les ondes gravitationnelles dans l’anthologie de Callon et Latour <i>La science telle qu’elle se fait. </i>Le sujet est également abordé dans le petit livre très provocateur de Collins et Pinch, <i>Tout ce que vous devriez savoir sur la science</i>. Le compte-rendu critique de cet ouvrage par Morange permet de prendre quelques distances avec cette approche : « Harry Collins, Trevor Pinch, Tout ce que vous devriez savoir sur la science », <i>Revue d’histoire des sciences</i>, 1997, 379‑81. Concernant la controverse des ondes gravitationnelles, Morange n’hésite pas à parler de malhonnêteté de la part de Collins : « nul ne niait qu'il existât des ondes gravitationnelles : le seul problème était de savoir si les expériences de Joseph Weber détectaient ces ondes gravitationnelles ou des artefacts ». (On notera que Lena Soler distingue soigneusement les deux questions : cf. p. 293)</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn3"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Néanmoins, tout comme l’auteur nous semble exagérer le poids du ‘scientisme’ dans le champ intellectuel, elle néglige peut-être inversement le poids du relativisme qui sommeille chez beaucoup d’entre nous.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn4"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Concernant Hacking, on peut se référer au chapitre 3 de <i>La construction sociale de quoi ?</i> L’auteur conclut sur son « ambivalence » concernant la thèse constructionniste à l’égard des sciences de la nature. Ce texte illustre à mon sens les contorsions peu satisfaisantes auxquelles on est conduit lorsque l’on accorde d’abord beaucoup à la thèse constructionniste, sans vouloir assumer certaines conséquences relativistes.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:0cm; margin-right:0cm; margin-bottom:.0001pt; margin-left:16.95pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn5"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[5]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Cf. par exemple Rosenberg, <i>Darwinian Reductionism </i>; Sachse, <i>Philosophie de la biologie </i>; Kaiser, <i>Reductive Explanation in the Biological Sciences</i>...</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin:0cm 0cm 10pt"> </p>Michel Blay, La Déchirure du penser, Belles Lettres 2020, lu par Cristina Stoianoviciurn:md5:87de2a9b39b874a836c420d2258f315e2020-10-19T16:31:00+02:002021-02-12T22:08:40+01:00Florence BenamouPhilosophie généraleinfiniouverturesciencestotalitéêtre<p style="margin: 0cm 0cm 0.0001pt; text-align: justify;"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Michel Blay, <i>La Déchirure du penser. Essai sur l’Effacement du Logos,</i> éditions Les Belles Lettres, collection « Encre marine », 2020 (92 pages). Lu par Cristina Stoianovici</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.blay_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Ancien Directeur de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, Michel Blay est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’idée d’infini et aux transformations de l’idée de nature. </span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Son dernier ouvrage, <i>La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos</i>, montre que l’explicitation mathématique de la nature survenue au XVII<sup>e </sup>siècle s’appuie sur une approche technicienne du monde et implique de renoncer à certaines questions qui se trouvent ainsi exclues du champ de la rationalité. Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de son précédent travail, <i>Critique de l’histoire des sciences</i>, publié en 2017, dans lequel Michel Blay montrait que la conception de la nature a considérablement changé au cours de l’histoire. Chez les anciens, le naturel faisait sens par opposition avec l’artificiel et l’idée de nature renvoyait au monde sublunaire, soumis à la génération et à la corruption, distinct du monde supralunaire, aussi appelé sphère des fixes. Pour les modernes, la nature est tout autre : la frontière entre monde sublunaire et monde supralunaire a disparu, et la distinction entre naturel et artificiel s’estompe également, ces deux types d’être obéissant aux mêmes lois physiques. La nature des modernes est « une nature pour les mathématiques » et s’inscrit dans « l’ordre technique », ordre dans lequel un même procédé peut être mis en œuvre dans tous les domaines et dans lequel le scientifique porte un regard d’ingénieur sur la nature, ce dont Galilée est le parfait exemple. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est l’envers de cette histoire que <i>La déchirure du penser</i> retrace, montrant que d’autres formes de pensée ont existé et existent encore, pensées qui consistent à « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Cette expression, qui rythme l’ouvrage, nous indique que penser le monde n’implique pas de s’en retirer pour mieux en construire un modèle théorique. Il y a ouverture parce qu’un être fini ne peut embrasser une totalité traversée par un infini immanent, et c’est pourquoi le questionnement résiste. Certaines questions auxquelles il est impossible de répondre n’en sont pas moins légitimes et font même le propre de l’humanité ; on a trop vite fait de rejeter la question de l’être, de l’origine du monde et de l’infini dans le champ de l’irrationnel, au prétexte qu’elles égarent la pensée humaine. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">En l’introduction, Michel Blay montre que c’est Fontenelle qui explicite pour la première fois la déchirure du penser, dans ses <i>Eléments de la géométrie de l’infini</i>, publiés en 1727, en distinguant deux infinis. L’infini géométrique, d’une part, désigne une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur, ce qui implique qu’il puisse y avoir des infinis plus ou moins grands. Cet infini géométrique est utile et ne doit pas être confondu avec l’autre infini, que Fontenelle appelle métaphysique, qui est un pur être de raison et ne peut que nous égarer. Fontenelle le définit comme « une grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n’y a rien », l’infini métaphysique se rapproche donc de l’idée de totalité sans se confondre avec elle et se trouve rejeté hors de la sphère de la rationalité, laquelle se résout en une rationalité géométrique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Si l’effacement du Logos est acté au XVIII<sup>e</sup> siècle, il faut remonter à l’Antiquité pour comprendre ce qu’il était originairement ; c’est l’objet du premier chapitre de l’ouvrage, consacré au Logos et à son effacement, chapitre qui nous mène d’Héraclite à Giordano Bruno. Le deuxième chapitre explique l’avènement de l’Ego, c’est-à-dire de la subjectivité objectivante consubstantielle de la physique moderne. Enfin, un troisième et dernier chapitre est dédié à la déchirure de cette rationalité positiviste : une brèche entame l’ordre technique et ouvre vers l’exister. Cette déchirure salvatrice permet de renouer avec les questions fondamentales de l’humanité, dont la poésie offre le témoignage. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le Logos</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le premier chapitre présente les trois moments de l’histoire du Logos : le moment héraclitéen, qui fait du Logos un concept fondamental d’intelligibilité du monde, le moment johannique, qui voit le Logos s’incarner, mais aussi paradoxalement se retirer et disparaître en tant que principe d’intelligibilité, et enfin le moment brunien, celui de l’effacement, le Logos étant devenu un intermédiaire superflu du fait même de son retrait.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Héraclite d’abord, le Logos n'est ni discours, ni parole ni raison, il est à la fois ce qui lie les phénomènes entre eux et ce qui les rend compréhensibles à l’homme. Le Logos se confond alors avec Dieu, le feu et le cosmos, sans néanmoins s’y identifier. Dieu réalise l’union des contraires, tandis que le feu est l’équivalent universel, comme le rappelle le fragment 90 : « De toutes choses, il y a échange contre du feu et du feu contre toutes choses, comme des marchandises contre de l’or et de l’or contre des marchandises. » S’il est difficile au lecteur contemporain de donner du sens à ces mots, Michel Blay rappelle qu’ils ne sont pas que des mots. Nous peinons à y voir autre chose parce que le Logos d’Héraclite s’est effacé et que la rationalité contemporaine est bornée par le constructivisme et le positivisme. Le Logos d’Héraclite est ouvert sur la totalité, dans un jeu dialectique complexe où immanence et transcendance sont pensés ensemble : « le transcendant – ce qui transcende chaque être – est immanent à tous, tout en demeurant lui-même en étant toutes choses. »</span></span></span><a name="_ftnref1"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></sup></a></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Ce cadre conceptuel se complexifie avec Platon, sans pour autant changer radicalement. La scission de l’intelligible et du sensible pose le redoutable problème de la participation, c’est-à-dire le problème de leur articulation. Dans ce cadre conceptuel, Héraclite fait figure de penseur du changement qui caractérise le sensible, par opposition à la fixité des Idées qui permettent de le penser. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Plotin, intervient un troisième terme, l’Un, apparenté au Bien platonicien en ce qu’il précède et cause toute existence, sans être lui-même engendré et tout en étant ineffable. Vient ensuite l’Intellect, qui est être et vie, et enfin l’Âme, qui assure la jointure du sensible et de l’intelligible en informant le monde sensible d’après le monde intelligible au moyen des raisons (<i>logoi</i>), qui sont projetées sur la matière et qui sont des images des formes intelligibles que l’Âme reçoit. D’Héraclite à Plotin, le Logos demeure un principe d’ordonnancement et d’intelligibilité du monde.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Dans l’<em>Évangile selon Jean</em>, le cadre conceptuel change radicalement, c’est là que s’ouvre le deuxième moment de l’histoire du Logos. « Au commencement était le Logos et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu », peut-on lire dans le premier verset. Loin d'être un principe d’intelligibilité, le Logos est rejeté dans un commencement inaccessible à l'homme, car ce premier commencement précède celui de la <i>Genèse, </i>seul commencement dont un récit nous est livré. Le Logos devient un transcendant complet, dont l’existence a précédé le monde. Dans la pensée grecque, le Logos permettait à l'homme de contempler l’intelligible, il l’ouvrait sur cette totalité qu’était le monde. Avec le christianisme, le Logos s’incarne dans une chair individuelle, celle du Christ, et cette incarnation contribue à la clôture du monde ; le salut passe désormais par le corps putrescible dont la résurrection est affirmée. « L’assujetti, le réduit et le fini caractérisent dorénavant le lieu, le monde de la vie des hommes. Là où tout se jouait entre l'homme et le cosmos, un homme dont les sens captaient les signes, où sa raison assurait leur validité et où sa parole tout comme son discours les ordonnaient, tout va dès lors se résorber et se fonder, dans la genèse biblique, sur la médiation et la révélation »</span></span></span><a name="_ftnref2"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. La déchirure du penser vient de l’impossibilité pour l’homme de connaître l’origine et l’infini. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’incarnation du Logos dans un corps individuel constitue une focalisation sur l’individuel, préfigure l’avènement de l’intériorité chez Augustin et l’élaboration conceptuelle de la notion de personne à l’époque médiévale, mais elle annonce aussi la subjectivité cartésienne, subjectivité objectivante constitutive des sciences du XVII<sup>e</sup> et de l’ordre technique. Cette inaccessibilité du transcendant ouvrira aussi, d’après Michel Blay, la voie au nihilisme, car l’explication des origines, de la vie et de la vérité ne peut être qu’objet de croyance, et partant, de non-croyance.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Enfin, survient le moment où le Logos s’efface, effacement que l’auteur propose de situer dans la pensée de Giordano Bruno et en particulier dans les documents de son procès</span></span></span><a name="_ftnref3"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. Bruno soutient l’infinité du monde et distingue différents infinis, dont deux peuvent être qualifiés d’infinis mathématiques (infinité de grandeur de l’univers et infinité de la multitude des mondes) et deux autres d’infinis selon la présence (Bruno distingue une providence universelle en vertu de laquelle tout vit, qui est présente partout, semblablement à l'âme dans le corps et Dieu qui est « en tout et au-dessus de tout, non pas comme partie, non pas comme âme, mais d’une manière inexplicable. »</span></span></span><a name="_ftnref4"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">). Les êtres et les choses sont dans une infinité immanente selon le nombre et la grandeur (le monde), mais ils existent aussi dans une infinité immanente selon la présence. L’infini divin étant immanent au monde, le Christ, qui assure l’unification des natures céleste et terrestre, devient inutile. Avec Bruno prend fin le monde clos du Logos johannique, et le monde nouveau, infini, n’a plus besoin de médiateur. C’est ainsi que Galilée peut se présenter, quelques années plus tard, comme « le messager des étoiles » dans le<i> Sidereus nuncius, </i>ouvrage qui marque le triomphe de l’infini mathématique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’Ego</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est ainsi qu’advient l’Ego, qui occupe le deuxième chapitre de l’ouvrage. Michel Blay montre que la perte de l’ouverture à la totalité est étroitement liée à la distinction cartésienne entre infini et indéfini, distinction qui annonce le règne de la subjectivité objectivante sur une nature mécanisée. Cette distinction est au cœur de l’argumentation cartésienne concernant l’existence de Dieu (que Michel Blay prend soin de ne pas appeler démonstration). En effet, son existence est établie en s’appuyant sur le moi, qui se connaît fini : l’idée d’infini ainsi élaborée permet de prouver que Dieu existe car elle se présente analytiquement comme le propre d’un être transcendant qui surplombe l’indéfini du monde. Cette dichotomie de l’infini et de l’indéfini équivaut à une fermeture à la totalité, notre espace de vie relevant de l’indéfini. L’idée de nature s’est radicalement transformée et se prête désormais à une explicitation mathématique, comme le montre le discrédit jeté sur les fameuses qualités secondes, qu’on peut lire chez Galilée, Descartes et Locke. Dans la continuité de ses précédents travaux, Michel Blay nous rappelle que les lois, les théories, les expériences scientifiques ne viennent pas expliquer une nature qui serait toujours identique à elle-même et se prêterait à diverses approches scientifiques. La démarche scientifique a toujours affaire à une idée de nature historiquement construite et qui est première, qui ne découle donc pas de l’approche scientifique qui en est faite mais la conditionne. Ainsi au XVII<sup>e</sup> siècle, les artifices des Anciens, les procédés techniques, deviennent la nature, celle-ci étant conçue, notamment par Galilée, comme un ensemble de mécanismes et de problèmes techniques à résoudre. La <i>res extensa</i>cartésienne est ce qui vient supporter ontologiquement le mécanisme, donnant ainsi naissance à une nature mécanico-géométrique. Et c’est ainsi qu’on peut comprendre que Descartes ait besoin d’une « fable » pour présenter sa physique dans <i>Le Monde</i>. Cette fable rejoint le fameux « comme » du<i>Discours de la méthode,</i> où l'homme est dit être «<i> comme</i> maître et possesseur de la nature ». Descartes paraît conscient de l’écart qui subsiste entre le monde réel et le monde saisi par la subjectivité objectivante, celui mécanico-géométrique de la <i>res extensa, </i>de l’étendue indéfinie. Tout le problème, c’est que pour celui qui ignore Dieu, le monde devient un néant d’être, car l’étant se dissout dans l’objet et le monde dans son ensemble se chosifie, la pensée sombrant pour sa part dans le nihilisme. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Une déchirure vers l’exister ?</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Fort heureusement, le troisième et dernier chapitre esquisse une alternative, en montrant qu’il est encore possible de penser hors de la pensée technicienne et de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Il serait vain d’espérer renouer avec le Logos héraclitéen, car cette pensée est à proprement parler trop ancienne pour qu’on puisse la faire nôtre aujourd’hui. C’est par un retour à Giordano Bruno et à l’infini selon la présence, qui est une transcendance dans l’immanence, que l’on peut peut-être introduire une faille dans le monde clos de la subjectivité objectivante, une déchirure salvatrice vers l’exister et l’ouverture à la totalité. Le Christ et le mystère de l’incarnation ne sont plus nécessaires pour s’ouvrir à l’infini, puisque l’infini est là, immanent au monde et à l’exister. C’est le poète qui sera désormais le médiateur entre l’homme et l’infini, et en particulier André Frénaud, qui explique dans sa « Note sur l’expérience poétique », publiée dans <i>Il n’y a pas de paradis, </i>que la poésie ne peut se résumer à exprimer des émotions, des sentiments, aussi bien formulés soient-ils. Elle consiste plutôt à rendre compte d’une expérience de l'être pour laquelle André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitation ». L’infini-là déchire le monde clos de l’indéfini et laisse surgir la possibilité d’une ouverture vers l’exister, ouverture dont la poésie s’efforce de témoigner, comme on peut le lire dans le poème intitulé <i>« </i>Sans avancer<i> » :</i></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« L’être patiemment se meut à travers tout.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il éveille il s’ignore il est caché</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">De l’une à l’autre forme il ne passe pas,</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">hors quand se défont assez toutes mes prises</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">pour que remonte et sourde soudain</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">au travers du silence un éclat</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en garde-t-elle ma parole transformée ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en reste-t-il dans ma vie qui a repris ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La faveur n’était pas durable</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le passage s’est obstrué ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le livre s’achève donc sur une lueur d’espoir : l’homme n'est pas condamné au nihilisme, car, comme Michel Blay n’a de cesse de le répéter par ailleurs et pour d’autres raisons, il ne faut pas confondre science et connaissance. La science suppose la démonstration, et celle-ci ne se réduit pas à de l’argumentation. Toute connaissance n'est donc pas scientifique et la science n’a pas l’exclusivité de la connaissance. On pourrait sans doute ajouter que toute pensée n'est pas connaissance et c’est peut-être ainsi qu’on peut comprendre le désir sans cesse répété de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La déchirure du penser</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> constitue une stimulante réflexion sur l’histoire des sciences et sur la subtile dialectique qui la lie à celle de la pensée chrétienne. Pour revenir un moment sur le titre de l’ouvrage, il convient de préciser qu’il y a, non pas une, mais deux déchirures du penser. Une déchirure est un dommage qui vient altérer la constitution originelle d’un matériau, la plupart du temps un tissu ou un papier. Elle met à mal et détruit parfois irrémédiablement ce qui se trouve ainsi déchiré. C’est <i>le penser</i>humain qui a été abîmé, l’acte même de penser, et non la faculté ou le résultat (<i>la pensée</i>) et cette déchirure apparaît dans la distinction des deux infinis et le rejet de l’infini dit métaphysique. Elle est une scission de la rationalité humaine amenant à disqualifier les questionnements qui échappent à la raison calculante et à l’explicitation mathématique. Ainsi l’énigme de l’exister, de l’origine du monde ou de son infinité sont rejetées aux rangs de questions vaines, condamnées à l’antinomie, qui sont irrationnelles parce qu’elles échappent à la raison calculante et à son efficacité. Mais une seconde déchirure existe et elle est, elle, salvatrice, elle met à mal le monde clos et indéfini de la <i>res extensa </i>construit par la subjectivité objectivante, monde dans lequel tout risque de sombrer dans la chosification. La première déchirure était une rupture, elle marquait le divorce de l'homme et du monde, de l'homme avec lui-même, avec le mystère de son exister. La seconde déchirure est une ouverture, un frémissement de l'être dont seul le poète peut être le témoin, incertain. Reste à savoir si le fait de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité » échappe au mysticisme autant que l’auteur l’affirme, sans toujours réussir à le manifester. Cette formule scande l’ouvrage et prend parfois des allures incantatoires. Il se peut que cette remarque soit un appel de la raison calculante et résulte du même ordre d’incompréhension que celle suscitée par la pensée héraclitéenne. Mais il n’empêche que ce n'est pas un hasard si André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitat<span style="background:white">ion » pour désigner l’événement dont la poésie est le témoignage et si nous sommes tentés, à notre tour, de convoquer l’image du salut pour désigner l’optimisme final qui clôt l’ouvrage. </span></span></span></span></span></span></p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Christina Stoianovici</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<div style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt">
<hr align="left" size="1" width="33%" /></div>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn1"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos,</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Michel Blay, édition Les Belles Lettres, 2020, p.28.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn2"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid. </span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">p.32.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn3"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Giordano Bruno, <i>Documents I. Le Procès,</i> Paris, Les Belles Lettres, 2000.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn4"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid.</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">, p.66.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>