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16 septembre 2015

Introduction au "monde des passions" (2): jalons pour une approche synthétique de la notion de "passion"

Introduction au « monde des passions » (2) : jalons pour une approche synthétique de la notion

« L’histoire du mot ‘passion’ est l’histoire d’une restriction sémantique successive : on est passé de son sens ontologique et logique (l’effet du point de vue de toute altération de l’être qui le subit et dont on parle) à un sens psychologique, mais large (celui d’affect) ; puis de ce sens psychologique large à un sens psychologique restreint (le dernier degré du sentiment, l’affect dominateur) » (Yvan Ellisalde, Les Passions, Bréal 2015, p.16).

Des différentes acceptions, courantes, médicales, ontologiques ou métaphysiques, psychologiques, philosophiques, rhétoriques, littéraires et tragiques de la racine grecque « path-« qui est à l’origine des mots latins « patior/passio » et du mot français « passion », éclatés dès l’origine en autant de sens qu’il y a d’approches et d’évaluations axiologiques d’une notion complexe, polysémique et encombrée de représentations aussi polémiques qu’ambivalentes, pour ne pas dire paradoxales, il ressort d’abord que la passivité essentielle du « pâtir », qui fonde les représentations tragiques et ontologiques de la passion, est indissociable de l’action, dont elle est le résultat, l’effet, le corolaire et la limite, de sorte que « modification », « altération », « aliénation » du sujet « affecté » par ce qui lui arrive, qu’il « subit » et dont il fait « l’épreuve » , mais qui ne l’ »émeut » que parce que « mouvement », elle le « meut », la passion entretient avec l’action, qu’elle limite et sur le sens de laquelle elle interroge, une relation si dialectique qu’ »impulsion » à agir, elle peut se retourner en  hyperactivité, en « passion de l’action », dont la nature interroge, par de-là la question de la conscience, de l’identité, du « caractère », de la personnalité, de l’énigme du moi (« la » passion est-elle « ma » passion, «  l’émoi » est-ce « moi », si ce moi n’est pas « maître dans sa maison » ?), la liberté et la responsabilité du sujet, ouvert au monde par une «affectabilité » issue de sa « sensibilité », et dont on ne peut estimer la valeur, la grandeur, négative, positive ou variable que si on en détermine la nature.

Pour ce faire, il faut se tourner, dans un 2ème temps, vers le 2ème sens, psychologique, du mot « passion(s) », que les classiques (dont Hume) tendent à prendre dans son acception large d’ »affections » ou de « mouvements de l’âme » de toutes natures et de toute intensité, embrassant ainsi, mutatis mutandis, toutes les « régions de l’affectivité » dans le champ des passions : sentiments, émotions, désirs et passions à proprement parler, quand les modernes tendent, là aussi mutatis mutandis tant ils ont des prédécesseurs, à commencer par les auteurs de comédies de caractère ou de tragédies latines (Sénèque), baroques (Shakespeare) ou classiques (Racine), à y voir, disons, pour faire court, à la suite de Kant et dans le sillage de la psychologie, puis de la psychanalyse freudienne, un attachement exclusif, exacerbé, durable et absolument déterminant dans la construction de la personnalité du sujet, dans la configuration de son univers mental, dans ses relations avec autrui et dans les modalités de son action dans le monde.

C’est donc, dans cette perspective, tout le champ de l’affectivité qu’il nous faut explorer, en nous demandant ce qui distingue les passions des « sensations » pour les rapprocher des « sentiments » , des « émotions » et des « désirs », sans lesquels il n’y a pas de passions, passions  qui s’en démarquent néanmoins par leur dimension plus affective que cognitive d’une part (ça c’est pour la distinction entre « sensations » et « passions »), par leur vivacité, leur force, leur intensité, leur violence potentiellement plus exacerbée d’autre part (ces critères peuvent déterminer pour certains le basculement des « sentiments » dans le registre des « passions » et la différenciation entre « désirs non passionnels » et « désirs passionnels », autre manière de questionner la limite entre la « norme » et le « pathologique »), par leur caractère (plus) durable et (moins) irréfléchi (pour le meilleur et pour le pire) que les «émotions » enfin.

 

I-                     Dialectique de la passion et de l’action

1-        Passion et passivité essentielle ou dialectique de l’action et de la passion ?

 

a)                   De l’étymologie au questionnement sur le sens du pathos tragique  

 

Racine grecque « path-« , désignant toute situation où l’existence d’un individu se trouve profondément affectée, quelle que soit la cause de cette affection, renvoyait à l’idée de « souffrance », de « douleur » :

E. Auerbach, « De la passio aux passions », in Le Culte des passions, p.52-53 :  « Pathos désigne une chose qui affecte ou dont on est prisonnier, qu’on ressent ou qu’on subit, et, sur cette base, le mot embrasse ou du moins recoupe les domaines suivants : en 1er lieu, qualité sensible, changement, stade, état chronique (et tout cela, dans la terminologie aristotélicienne particulièrement, s’applique aussi bien à des personnes qu’à des animaux, à des plantes, à des astres, etc… ou à la matière en général) ; ensuite, perception, expérience, événement vécu, sensation, sentiment ; enfin, dans la langue parlée, douleur, maladie, souffrance, affection, malheur. » .

 

« passus », participe passé du verbe « pati » : souffrir, subir

 

n  Souffrance physique : « pathein » signifie dans l’épopée homérique endurer un traitement ou être châtié)

n  Souffrance morale : penthein, de la même racine que pathein,  signifie « être dans le deuil, pleurer »

n  Souffrance physique et morale : les « pathéma », désignent « ce qui arrive à quelqu’un, souffrance, malheur maladie ».

 

2 exemples paradigmatiques :

La passion du Christ

La symptomatologie de la passion amoureuse comme figure du mal : Racine, Phèdre

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce Dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais OEnone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaine précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler

 

 

b)        1er élément d’explication : l’incarnation

n  Des passions situées dans le corps

Platon, Le Timée (Corpus M Korichi , texte n°1 , : « Ces derniers, à son imitation, entreprirent, après qu’ils eurent reçu le principe immortel de l’âme, de façonner au tour pour lui un corps mortel et, à ce corps, ils donnèrent pour véhicule le corps tout entier, cependant qu’ils établissaient dans ce dernier une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle et qui comporte en elle-même des passions terribles et inévitables : d’abord le plaisir, le + important appât qui provoque au mal, ensuite les douleurs, qui éloignent du bien, et encore la témérité et la peur, un couple de conseillers peu sages, l’emportement rebelle aux exhortations, et l’espérance, facile à décevoir. Ayant fait un mélange avec ces passions, la sensation irrationnelle et le désir, de qui vient toute entreprise, ils ont constitué l’espèce mortelle en se soumettant à la nécessité » (Platon, Timée, 69c-71, trad L Brisson, GF Flammarion, 1982, p.182)[1].

n  Des passions situées dans le point d’interaction entre l’âme et le corps : Descartes

n  Des passions situées au point clé de ce qui remplace cette interaction : imagination, mémoire, langage

 

c)        2ème élément d’explication : la passion comme « mouvement de l’âme.

n  «  face à l’élément actif qui l’affecte, l’élément passif se trouve à l’état de puissance, de dunamis ; il est disposé à en subir l’effet ; sous l’effet de ce qui l’affecte, il est mû ou transformé ; il se met donc en mouvement, et ce mouvement est lui aussi qualifié de pathos » ( E Auerbach, « De la passio aux passions », in Le Culte des passions op cit, p.55).

n  ó « perturbatio » ou trouble de l’âme pour les Stoïciens, intempérance du désir pour Platon et concupiscence de l’âme qui perd le pécheur dans la pensée chrétienne : « mouvement de l’âme contre la raison » (Saint Augustin); « mouvement de l’âme excité dans la partie concupiscible ou dans la partie irascible » (Dictionnaire de l’Académie)

n  1ère lecture de l’ »é-motion » comme altération, mouvement excité par les humeurs, dans l’âme par les esprits animaux…

n  « transport »

 

ó Lien souffrance, supplice et passivité essentielle de l’être, qui subit l’effet d’une action dont il n’est ou ne se sent pas :

-            la cause prochaine : irrationnelle ou divine, celle-ci questionne, dans la tragédie eschyléenne notamment, «  la signification de la manifestation d’un sens supérieur », de « l’emprise de la divinité sur l’homme et de l’existence d’un ordre supérieur qui dépasse irrémédiablement l’individu »

-           le maître

-           le responsable, tant la force étrangère de l’action d’un alienexerce sa puissance sur lui, aliène sa liberté en le dépossédant de tout pouvoir de décision dans la conduite de sa vie.

ó Passion comme figure de la fatalité : personnages tragiques jouets des dieux ou de leurs démons intérieurs // antinomie pathos/ logos

 

2-        Pourtant on peut faire de cette passivité 1ère une lecture moins négative

 

a)        Lecture de la tragédie grecque comme réflexion sur

-           « les rapports de l’individualité avec la totalité qui le dépasse » (Hegel) : le pathos tragique questionne « les conditions de possibilité de l’action individuelle » et constitue « la limite du dramatique »[2].

-           Le sens de la faute, id est de l’action : « parce que nous pâtissons,  nous reconnaissons que nous avons failli » (Antigone)

 

b)        Ontologie

n  « fond de passivité », première et essentielle dans la passion, « corrélat », « impact »  et effet d’une action, qu’elle limite en retour et qui suscite réactions et interactions, de sorte que tout être vivant dans un monde déjà donné, dont il est partie prenante, mais qui n’est pas le prolongement de lui-même et où il n’est pas seul, fait par la passion/ le pâtir l’épreuve d’une altérité qui l’altère, d’une limite qui le délimite, l’ouvre au monde (« il y a autre chose que moi ») et circonscrit le champ de son possible, de son pouvoir, de son action[3].

 

n  Aristote, Catégories, 4  « Les expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le

lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion. –Est substance, pour le dire en un mot, par exemple, homme, cheval ; quantité, par exemple, long-de-deux-coudées ; qualité : blanc, grammairien ; relation : double, moitié, plus grand ; lieu : dans le Lycée, au forum ; temps : hier, l’an dernier ; position : il est couché, il est assis ; possession : il est chaussé, il est armé ;  action : il coupe, il brûle ; passion : il est coupé, il est brûlé. »

                                Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même, n’affirme ni ne nie rien ;  c’est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l’affirmation ou la négation. En effet, toute affirmation et toute négation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison, il n’y a ni vrai ni faux : par exemple, homme, blanc, court, est vainqueur ».

ó passion et action indissociablement liées sont « la même chose considérée de deux points de vue : ce qui est, du côté de l’agent action, est, du côté du patient, passion » C. Talon-Hugon, Les passions, Nathan, 2004, p.8)

 

n  Descartes, Des passions de l’âme (1640), article 1 « Tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive ».

 

ó  « Comprendre la passion comme une modalité du pâtir, c’est donc comprendre ce double rapport de passivité et d’activité. Ce qui me frappe et ce que je ressens me dévoile tout à la fois le monde et moi-même. Les passions ne sont pas cantonnées dans l’ordre de ce qui est subi : le sujet, mû, [voire agi par ses passions] peut non seulement agir sur le monde par ce que les passions lui dévoilent mais il peut agir sur elles en modifiant son rapport au monde, la position de son corps, la disposition de ses facultés » (F Laupiès, Les Passions, PUF, 2004, p.5).

 

3-        La passion comme autre de l’action  

a)        Positivité du retournement dialectique de la passion en mouvement de l’âme mais aussi élan de l’âme :

-           délire érotique (Le Phèdre de Platon),

-           enthousiasme et élan mystique (Transverbération de Sainte Thérèse du Bernin), dont la parole amoureuse s’inspire dans le Moyen Âge  chrétien et jusqu’à Bergson, qui voit dans l’émotion (des grands mystiques) la source de toute création: « Qu’une émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne paraît pas douteux » ; « création signifie, avant tout, émotion ». (Les Deux Sources de la morale et de la religion, chapitre III) Bergson prend l’exemple du rôle de Rousseau dans le sentiment de la montagne : «  Mais prenons les états d’âme, effectivement causés par des choses, et comme préfigurés en elles. En nombre déterminé, c.à.d. limité, sont ceux qui ont été voulus par la nature. On les reconnaît à ce qu’ils sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins. Les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celles du musicien et à l’origine desquelles il y a un homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante, Rousseau l’ayant lancée dans la circulation. Et aujourd’hui encore, c’est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de Jean-Jacques, s’accordât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet. Mais Rousseau les a ramassées ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale ».

// Wenceslas ds LCB

 

b)        Les passions comme élément actif réalisant l’Universel vs es sentiments : Hegel « rien de grand ne se fait sans passion »

 

 « Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt[4]. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se réaliser par le particulier.[5]

Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion[6]

óLa grandeur réside dans le but et dans l'œuvre accomplie, la condition nécessaire de sa réalisation est dans la forme même de la passion. Il faut que l'Universel se singularise pour se réaliser, passer à l'existence et qu'en même temps le Singulier s'universalise, s'immerge dans l'universel, se donne un but rationnel.

c)        Corolaires relatifs à la structure du sujet passionné/ passionnel:

n  Les passions ne concernent pas qu’une âme sujette à sa passion, (passivité), mais aussi une âme sujet de sa passion

ð  Les passions sont nos passions

ð  « l’émoi, c’est moi » : force, même  involontaire, inconsciente, voire partiellement extrinsèque et exogène, des passions se nourrit de ce que nous sommes et devenons sous l’influence de ces émois ó ? du caractère ou de la personnalité

 

n  Que l’action soit passionnelle –elle l’est quand toute l’action du passionné, soutenue ou non par l’intérêt[7], ne vise que la satisfaction des passions- n’empêche pas qu’elle pose la question de la responsabilité et de la liberté : l’homme peut-il se dire esclave de ses passions ? Ou le fait que la passion soit un mode d’action (l’acte sentimental), le moteur de la grande action (l’émotion créatrice), la cause prochaine de la volonté qui pousse à agir, un choix non-choix (Oreste) ou un laisser faire (Hermione) ne prouve-t-il pas que la passion ne peut + être dite comme « reçue en l’âme sans que cette âme soit responsable d’elle-même », mais  qu’elle est bien plutôt construite par cette âme, passive en apparence seulement et de mauvaise foi quand elle mime un déterminisme imaginaire en faisant passer ses choix sentimentaux pour des forces étrangères, comme si nous ne les avions pas inventées ?

ð  Théorie de la mauvaise foi de Sartre, pour qui « Le sentiment se construit par les actes qu’on fait » => « l’existentialisme ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur, qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse (Sartre, L’Existentialisme est un humanisme) ; «tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi ». Se dire esclaves de nos passions, c’est dans cette perspective mimer

 

n  La temporalité lente de la passion, qui la distingue de l’émotion plaiderait en faveur de son caractère construit : si par-delà la constitution de « types » (Balzac) ou de « caractères » , il faut du temps à LA Passion proprement dite pour naître et pour se développer comme telle, n’est-ce pas parce qu’elle se nourrit de nos pensées et de nos actes . Cause (Hume) ou effet (les Stoïciens) de nos jugements de valeur, elles contribuent à forger des fictions, dont toute la question sera de savoir si elles sont ou non hors de notre pouvoir, si nous pouvons agir sur elles en travaillant à réformer nos jugements,  ou si mieux comprendre le travail organique et architectural qu’elles opèrent en nous et sur nous permet, sinon de s’en délivrer (idéal stoïcien de l’ataraxie), du moins de les réguler (idéal aristotélicien de la « tempérance » ou dressage, à défaut d’âme forte, du corps par la volonté dans Le Traité des passions de Descartes[8] ) pour en faire le fondement de l’estime de soi (la générosité cartésienne[9]) , de la sociabilité (le concept humien de sympathie) , d’une philosophie de l’action (Hegel[10]) ou d’une vie bonne, basée sur l’affection et le sentiment (Alain[11]). 

 

II-                    Les régions de la vie affective

Jean Goldzink « Qu’est-ce qu’une passion ? Il nous suffira de savoir  que, au sens classique, on désigne par là tout affect[12] de l’âme, doux ou violent, fugace ou durable »

 

 Descartes Des passions de l’âme (1640)

 

Articles 27-29

La définition des passions de l’âme

 

« Après avoir considéré en quoi les passions de l’âme diffèrent de toutes ses autres pensées, il me semble que l’on peut généralement les définir des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues ou fortifiées par quelque mouvement des esprits

 

                                                               Explication de la 1ère partie de cette définition

On les peut nommer des perceptions lorsqu’on se sert généralement de ce mot pour signifier  toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’âme, ou des volontés ; mais non lorsqu’on ne s’en sert que pour signifier des connaissances évidentes. Car l’expérience fait voir que ceux qui sont les plus agités ne sont pas ceux qui les connaissent le mieux, et qu’elles sont du nombre des perceptions que l’étroite alliance qui est entre l’âme et le corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentiments, à cause qu’elles sont reçues en l’âme en même façon que les objets des sens extérieurs, et ne sont pas autrement connues par elles. Mais on peut encore mieux les nommer émotions de l’âme non seulement à cause  que ce nom peut être attribué à tous les changements qui arrivent en elle, c.à.d. à toutes les diverses pensées qui lui viennent ; mais particulièrement parce que,  de toutes les sortes de pensées qu’elle peut avoir, il n’y en a point d’autres qui l’agitent et l’ébranlent si fort que font ces passions.

 

Explication de son autre partie

J’ajoute qu’elles se rapportent particulièrement à l’âme pour les distinguer des autres sentiments, qu’on rapporte les uns aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs ; les autres à notre corps, comme la faim, la soif, la chaleur. J’ajoute aussi qu’elles sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés, qu’on peut nommer des émotions de l’âme qui se rapportent à elle, mais qui sont causées par elle-même ; et aussi afin d’expliquer leur dernière et plus prochaine cause, qui les distingue derechef des autres sentiments ».

 

 

1-        Sensation, sentiment et passion : affectivité et sensibilité[13]

 

a)        Le point de vue classique 

 

 « Sentir au sens perceptif (percevoir), c’est capter hors de soi des corps extérieurs, tandis que sentir au sens affectif (ressentir), c’est capter en soi-même des modifications intérieures, par une sorte de sens interne. On sent le ciel, on ressent la peur » ; « une modification interne n’est pas affective quand elle est trop organique, liée aux besoins du corps : on parle alors encore de sensation (de plaisir, de faiblesse, de vertige, de faim, de mal au cœur, etc) et non de sentiment (+ lié à l’âme qu’au corps, au moins en apparence. On se sent fatigué, on ressent de la peine » (Yvan Ellisalde).

 

ð  Descartes  Traité Des passions de l’âme, articles 28 :

// « perceptions» forgées à partir des sensations comprises comme données sensorielles brutes /  « passion » : des actes non de l’âme seule, mais du corps  imprimant sa marque sur l’âme (métaphore de la cire et du cachet.

Différences : « passions » plus proche du « sentiment », « sensation consciente »,  faculté de sentir ou résultat d’un acte de sentir, au sens cette fois affectif, et non sensoriel, du mot (ressentir de manière mentale), que de la « perception .

 

b)        Les deux définitions humiennes de la passion

ð  « impressions de sensation » (qui n’engendrent pas nécessairement de passion) vs «impressions de réflexion », produites par les idées correspondantes aux «  impressions de sensation » dont elles dérivent (= passions) ó passions indirectes

TNH, II « une impression frappe d’abord nos sens et nous fait percevoir du chaud ou du froid, la soif ou la faim, le plaisir ou la douleur d’un genre ou d’un autre. De cette impression, l’esprit fait une copie qui reste après la disparition de l’impression ; c’est ce que nous appelons une idée. Cette idée de plaisir ou de douleur, quand elle revient dans l’âme, produit de nouvelles impressions de désir et d’aversion, d’espérance et de crainte, qu’on peut appeler impressions de réflexion, parce qu’elles en dérivent. Celles-ci à nouveau sont copiées par la mémoire et l’imagination et deviennent des idées, qui peut-être, à leur tour, engendreront d’autres impressions et idées ; c’est ainsi que les impressions de réflexion ne sont pas seulement antérieures aux idées qui leur correspondent, elles sont aussi postérieures aux impressions de sensation et elles en dérivent ».

 

ó Passion ó « réflexion », sensible en ce que « ressentir n’est pas abstraire ou raisonner », mais « sentir » 

 

ð  pas solution de continuité entre l’»’impression de sensation » et «l’impression de réflexion » : « rien n’est jamais réellement présent à l’esprit que ses perceptions »,

 

EEH,2, SB 17 « un homme, dans un accès de colère, est animé de manière très différente de celui qui pense à cette émotion »

 

ó « impressions » = non représentatives, non appréhendées par l’intermédiaire de l’idée, mais concrètement vécues ou senties. »Impression »= empreinte des corps extérieurs sur l’esprit par l’intermédiaire des sens. Vivacité + force => adhésion spontanée à un vécu dont nous faisons l’expérience par un sentiment spécifique = « feeling ».

 

ð  D’où 2ème définition des passions comme impulsions primitives ó passions directes

TNH II, III, III « La passion est une existence originelle ou, si vous voulez, une modification d’une existence et elle ne contient pas de qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. Quand j’ai faim, je suis effectivement dominé par la passion et dans l’émotion, je ne me réfère pas plus à un autre objet que quand j’ai soif, que je suis malade ou que je fais plus de cinq pieds de haut »

ó  force, impulsion, manière dont les « impressions » se présentent à l’esprit, « changé par l’objet plutôt que renvoyé à lui » (JP Cléro, 1985, p.39), dans la vivacité essentielle d’un « vivre immédiat »

Exemples et analogie précisant cette nature non représentative de la passion :

Magali Rigaill « avoir faim est un état, une façon d’être qui porte à rechercher de quoi se nourrir, non une représentation qui copierait sous la forme d’une idée quelque chose de préexistant. De même pour avoir soif : quand j’ai soif, je peux certes me représenter le verre d’eau susceptible d’étancher ma soif, mais l’impulsion qui consiste à rechercher à boire, à vouloir trouver de quoi boire par elle-même ne se réfère à aucun objet antérieur : elle existe, fait partie du monde des réalités et non de celui des idées. Par analogie, mesurer la taille que l’on mesure est de l’ordre du fait, de l’existence et non de la représentation. D’ailleurs je mesure la taille que je mesure quoique j’en pense.» (Conférence UPLS, 28-05-2015).

 

c)        Passions et sensibilité : « l’invention du sentiment au XVIIIème siècle »

ð  Du cogito cartésien au cogito sensible

Locke I think, I reason, I feel pleasure and pain ; can any of these be more evident to me than my own existence (John, Essay concerning human understanding,livre II, ch 20 “Modes of pleasure and pain” (§1-5).

 

Argens “On connaît que l’on existe dès qu’on est susceptible de quelque sentiment, et je crois qu’on peut aussi bien prouver l’existence en disant  Je sens, donc je suis qu’en disant Je pense, donc je suis » (le marquis d’Argens, La philosophie du bon sens, Réflexion seconde, § III.

 

Etienne Simon de Gamaches : le sentiment comme « fondement de toutes les dispositions de l’âme qu’il nous est avantageux de trouver dans les autres et qui peuvent nous disposer à les aimer » (, Système du cœur, par M. de Clarigny, 1704)

 

ð  La fusion du sensoriel et de l’affectif dans la sensibilité.

La statue de Condillac

D’Alembert « Mais outre ces cinq sens, il en est un qu’on peut appeler interne, qui est comme intimement répandu dans notre substance, et dont le siège se trouve à la fois dans toutes les parties externes et internes de notre corps.  Ce sens ne peut être rapporté ni médiatement ni immédiatement au toucher ; il résulte de la disposition actuelle des parties intérieures ou extérieures de notre corps, et produit en nous, en conséquence de cette disposition, des sensations agréables ou pénibles, sans que les autres corps occasionnent ces sensations par leur action sur nos organes ou du moins pas une action sensible » (D’Alembert, 1759)

 

d)        Sensation de plaisir et de douleur et genèse des passions dans la pensée de Hume : une clé d’entrée dans le monde des passions comme paradoxe et logique de prolifération.

 (TNH, II)  « Si l’on supprimait la souffrance et le plaisir, il s’ensuivrait aussitôt une suppression de l‘amour et de la haine, de l’orgueil et de l’humilité, du désir et de l’aversion, comme de  la plupart de nos impressions de réflexion ou de nos impressions secondaires »;

« Les principaux ressorts ou principes actifs de l’esprit humain  sont le plaisir et la peine ; quand on enlève ces sensations à la fois de notre pensée et de notre conscience, nous sommes dans une large mesure incapables de passion et d’action, de désir et de volition ».

« Les douleurs et les plaisirs corporels naissent originellement dans l’âme ou dans le corps, comme il vous plaira de dire, sans aucune pensée ni aucune perception qui les précède » ; « il est aussi évident que les couleurs, les sons, etc sont originellement à égalité avec la douleur qui naît de l’acier et le plaisir qui provient d’un feu ».

 

TNH, I « douleur et plaisir ont deux manières de faire leur apparition dans l’esprit (…). Ils peuvent apparaître soit sous forme d’une impression sentie dans son actualité, soit seulement en idée comme à présent où je les mentionne »

 

ð  Jeu par lequel un sentir ne reste jamais brut, mais peut se réfléchir, se scinder et se compliquer en d’autres sentirs, par association d’idées ou d’impressions/ émotions explique, par le renversement des plaisirs en douleurs et des douleurs en plaisirs

// revirements affectifs nés du flux passionnel dans Andromaque,

Vie plus ou moins longue des sentiments et des passions dans LCB

Transformation de la douleur en spectacle, source de jouissance et/ ou de déploration dans le mécanisme catharsique

Logique possiblement perverse de la « sympathie », adhésion d’abord imaginaire au sentiment d’autrui, mais qui le réfléchit bientôt pour en prendre éventuellement le contrepied dans un second temps (s’attrister du bonheur d’un autre ou se repaître de son malheur)

 

ð  Dialectique sensations ponctuelles de plaisir et de douleur (// émotions) // plaisirs et douleurs de temporalité plus longue (Définition kantienne de la passion), qui engage l’histoire entière du psychisme.

Hume TNH, II : « l’image du plaisir passé, dans sa force et dans sa violence, confère ses qualités à l’idée du plaisir futur, qui lui est reliée par ressemblance » => « un plaisir conforme à la façon de vivre que nous avons adoptée suscite davantage nos désirs et nos appétits qu’un autre, qui lui est étranger (TNH, II).

ó Nos plaisirs (et nos peines) ne se sélectionnent par association qu’en fonction d’une histoire personnelle, qui est aussi une histoire collective (historicité, socialité des passions)

 

ð  Sensation de douleur et de plaisir, passion, genèse de la valeur, morale et fiction 

Thèse de Hume : la sensation, qui n’est jamais un fait brut (n’est qu’une abstraction sans la croyance qui lui donne sens), engendre de la valeur. Elle a même une valeur morale fondée sur le mouvement de l’affect qui se réfléchit, se relativise en se retournant sur lui-même et acquiert ainsi une sorte de cohérence, de consistance, d’indépendance qui est celle de la valeur

« avoir le sens de la vertu, ce n’est rien de plus que de ressentir une satisfaction d’un genre particulier à la contemplation d’un caractère. C’est ce sentiment lui-même qui constitue notre éloge ou notre admiration » ; « l’impression qui naît de la vertu est agréable et celle qui procède du vice est déplaisante » ; « une action, un sentiment ou un caractère est vertueux ou vicieux ; pourquoi ? Parce que sa vue cause un plaisir ou un malaise d’un genre particulier ».

 

Pb: double  tendance de l’impression à se méconnaître comme valeur et de la valeur à ignorer sa genèse et à se distinguer du fait come à se croire indépendante des plaisirs et des désirs auxquels elle donne lieu est, pour Hume, garant de la dimension morale des passions.

        Ms possibilité de double négation du principe de réalité par la fiction de la moralité par la prévalence du principe de plaisir.

 

2-        Emotion et passion

a)        Définitions de l’émotion

ð  La leçon de l’étymologie : « mouvement de l’âme » ó « être ému, c’est être mû » (Y Elissalde) + « mouvoir hors de » - ex-movere ó l’ « é-motion » nous met littéralement hors de nous. 

 Dynamisme d’un déplacement spatial : l’exemple des fictions

Dynamisme d’un déplacement avant tout psychique :  « intensité », « vivacité », brutalité du choc ó « émoi », terme dont l’étymologie (ex-magere) signifie « priver quelqu’un de ses forces » :  « L’émoi met donc le moi hors de soi » cf motifs du « transport » (Andromaque) ou de la « com-motion » « Manifestation imprévisible et intense » ó sens technique de l’Affekt freudien : frayeur, blessure psychique, intrusion de l’étranger dans le propre (trauma),  et ce faisant « 1er chaînon à partir duquel on peut remonter la chaîne des causes dans les cas de névroses traumatiques » : « cette maladie n’est pas vraiment déterminée par une médiocre blessure du corps, mais par une émotion [Affekt] : la frayeur. » (M Korichi) .cf AndromaqueIII, 8 ou LCB ch 26 p.182.

ó  « changement » , de « modification », « d’altération , au sens propre de devenir autre », d’aliénation du sujet » (Y Elissalde).

 

ð  L’émotion comme « forme corporelle de l’involontaire » (Paul Ricoeur), ó

modifications de l’expression et de la physiologie du sujet : passions se donnent à lire dans notre physionomie, nos gestes et notre vie sociale. Cf Dramaturgie du « trouble » racinien ó langage du corps, expression de l’émotion, du sentiment, de la passion, bien + éloquent que la parole », « guère capable que de mentir » (Florian Pennanech, 3 en 1 GF, p.166) : « L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme:/ Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;/ Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux «  (II,2, 573-576).

 

Y Elissalde :  « l’émotion se traduit par des réactions viscérales qui concernent l’appareil respiratoire (respiration haletante), circulatoire (précipitation du rythme cardiaque, phénomène de vasodilatation ou de vasoconstriction provoquant pâleur ou rougeur du visage), l’appareil digestif (spasme de l’œsophage: « boule »; arrêt des sécrétions salivaires : la « bouche sèche », relâchement des sphincters, diarrhée, etc…) On note également la sécrétion plus active de sueur par les glandes sudoripares, la sécrétion d’adrénaline par les capsules surrénales qui agit sur la rate (accroissement du nombre des globules dans le sang) et sur le foie (augmentation du taux de sucre dans le sang ».

ó La Cousine Bette, : « les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’une sueur froide, elle eut une secousse terrible qui révéla la profondeur de son amitié passionnée pout Valérie, (ch 21, p.549) ; « la physionomie de la Lorraine était devenue terrible. Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceux du tigre. Sa figure ressemblait à celle que nous supposons aux pythonisses, elle serrait ses dents pour les empêcher de claquer, et une affreuse convulsion faisait trembler ses membres. Elle avait glissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour les empoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; elle brûlait ! La fumée de l’incendie qui la ravageait semblait passer par ses rides comme par autant de crevasses labourées par une éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime » ( ch 26, p.182-183). //  Racine, Balzac, Galien + physiognomonie = symptômes de la passion, les manifestations irrépressibles du corps révélant l’emprise de l’émotion, de la passion, sur l’individu.

 

ð  Emotion, émoi et vérité du sujet : l’exemple de la scène de rncontre entre Julien Sorel et Mme de Rénal dans Le Rouge et le noir de Stendhal

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille deguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.

– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.


Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

ó « l’âme se différencie d’elle-même », « n’est + ce qu’elle était et devient ce qu’elle n’était pas », autrement dit « change » aussi intellectuellement (modifie le jugement) et sensiblement  (modifie le ressenti).

Cf Aristote Rhétorique : « la passion, c’est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir ».

 

b)        Comparaison, interactions, opposition émotion/ passion

ð  Temporalité de l’émotion, événement inattendu et brusque qui s’apparente à un choc= brièveté vs  temporalité + lente, de la passion, qui emprunte à l’habitude et à la coutume une superstructure qui en fait un « guide de vie », quand l’émotion non passionnelle ou liée à une passion moins forte que la passion dominante vit et meurt + rapidement  s’en nourrit et les démultiplie

Kant « orage affectif », « agit comme une eau qui rompt la digue, la passion à la façon d’une rivière qui creuse toujours + profondément son lit » (Anthropologie) vs

Hume « à l’égard des passions, l’esprit humain n’est pas de la nature d’un instrument à vent qui, passant par toutes les notes, perd immédiatement le son, dès que cesse le souffle ; il ressemble plutôt à un instrument à cordes où, après chaque coup, les vibrations conservent encore du son, qui meurt graduellement et insensiblement. L’imagination est extrêmement rapide et agile ; mais les passions sont lentes et rétives ; pour cette raison, quand se présente un objet qui apporte à l’une une diversité de vues et aux autres des émotions, bien que l’imagination puisse changer ses vues avec une grande rapidité, chaque coup porté ne produira pas une note claire et distincte de passion ; mais les deux passions seront toujours mêlées et confondues ».

 

ð  Mais la passion peut aussi se nourrir des émotions, auxquelles elle préexiste autant qu’elle en est l’effet. Elle peut aussi être source d’émotions, en formant, par association, des  cycles passionnels : 

»il y a une attraction entre les impressions, aussi bien qu’entre les idées ; mais avec cette différence notable que les idées s’associent par ressemblance, contiguïté et causalité, et les impressions seulement par ressemblance » ; « toutes les impressions semblables sont liées les unes aux autres. L’une n’apparaît pas plus tôt qu’immédiatement les autres suivent. Le chagrin et le désappointement engendrent la colère, l’envie ; l’envie, la malignité ; et la malignité, le chagrin à nouveau, jusqu’à l’achèvement du cercle complet. De manière analogue, notre humeur, quand la joie l’exalte, donne naturellement dans l’amour, la générosité, la pitié ; le courage, l’orgueil et autres affections semblables ».

               

 

ð  Des passions à la passion ou l’antinomie kantienne de l’émotion, irréfléchie, et de la passion,  réfléchie[14], des  « Affekte », circonstancielles et, à ce titre, entravant la liberté de l’esprit sans la supprimer, donc non pathologiques, et ce faisant  compatibles avec la libre détermination de la volonté par la Raison (Kant les compare à l’ivresse)vs passions, structurelles, qui suppriment la liberté de l’esprit et constituent, à ce titre, une « gangrène de la raison pure pratique ». En tant qu’inclinations exclusives, elles interdisent « leur comparaison avec la somme de toutes les inclinations ». Elles sont ainsi et par définition incompatibles avec la liberté de l’esprit, la détermination du libre arbitre par la représentation du devoir, considérée comme prévalente par rapport aux autres motifs.

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 80

                La possibilité subjective que vienne à naître un certain désir qui précède la représentation de son objet est le penchant (propensio) ; la contrainte intérieure de la faculté de désirer à prendre possession de cet objet avant même qu’on le connaisse correspond à l’instinct (comme l’instinct sexuel ou l’instinct parental de l’animal à protéger ses petits etc). Le désir sensible qui sert de règle au sujet (l’habitude) s’appelle l’inclination (inclinatio). L’inclination qui interdit à la raison de la comparer, dans l’optique d’un certain choix, avec la somme de toutes les inclinations est la passion (passio animi).

                On perçoit aisément que, dans la mesure où les passions se laissent associer à la réflexion  la plus calme et ne peuvent donc être irréfléchies comme l’est l’émotion, ni être impétueuses et passagères, mais peuvent, en s’enracinant, coexister même avec la ratiocination, elles font le plus grand tort à la liberté ; et si l’émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui abhorre toute médication et est par conséquent largement plus grave que tous les mouvements passagers de l’esprit qui font naître du moins le projet de se rendre meilleur, - au lieu de quoi la passion est un ensorcellement qui exclut même l’idée d’amélioration.

                On désigne aussi la passion par le terme manie (manie des honneurs, manie de la vengeance, manie du pouvoir, etc), à l’exception de celle de l‘amour, telle qu’elle consiste dans le fait d’être épris de quelqu’un. La raison en est qu’une fois que ce désir a été satisfait (par la jouissance), il cesse aussitôt, du moins v.à.v. de la même personne : on eut bien, par conséquent, présenter comme une passion le fait d’être passionnément épris (aussi longtemps que l’autre partie persiste à se refuser),  mais non point l’amour physique, parce que ce dernier, en ce qui concerne son objet, ne contient nul principe de fidélité. La passion suppose toujours chez le sujet une maxime qui est d’agir selon une fin qui lui est prescrite par l’inclination. Elle est donc toujours associée en lii à la raison, et à de simples animaux on ne peut attribuer de passions, pas plus qu’à des êtres purement rationnes. La manie des honneurs, la manie de la vengeance, etc, parce qu’elles ne sont jamais parfaitement satisfaites, sont au nombre des passions, au sens où elles constituent des maladies contre lesquelles il n’y a que des palliatifs » (trad Alain Renaut, GF, p.237)

 

 

3-        D’où la troisième et dernière définition de la passion à la fois comme « faculté inférieure de désirer » (Kant) et comme attachement exclusif, exacerbé et durable d’un sujet entièrement déterminé, dans sa psyché, voire dans sa physionomie/ physiologie, partant dans ses comportements, dans ses actes, dans ses pensées et dans les représentations de son imagination par la passion, approche de part en part affective du monde comme des modes de fonctionnement de sa sensibilité, de son éthique et  de son entendement.

F Rognon « La psy­chologie, et plus particulièrement encore la psychanalyse, défi­nit aujourd'hui la passion comme un état affectif qui se mani­feste par un attachement exacerbé, exclusif et durable à un ob­jet, au point de dominer la personnalité du sujet et de déterminer son comportement. Précisons chacun des points de la défi­nition : il s'agit donc d'un « attachement exacerbé » : ce sen­timent se singularise par son intensité, sa vivacité particulière ; il est « exclusif » : il exige du sujet une allégeance unique à un objet (érigé en absolu, voire réifié et fétichisé), et efface de ses préoccupations tout ce qui n'est pas lui ; tout autre désir est relativisé, refoulé vers un statut subalterne ; il est « durable » : contrairement à d'autres phénomènes psychiques (émotion, tendance, pulsion...), la concentration de l'intérêt et de l'énergie du sujet passionné s'inscrit dans une certaine permanence ; enfin, il oriente la personnalité et le comportement  du  sujet :  l'irruption  de la passion  (le  « coup  de foudre », dans le cas de la passion amoureuse) marque une rup­ture dans l'équilibre intérieur et la conduite de la personne en question, en particulier dans son emploi du temps et ses activi­tés, si ce n'est dans son état de santé physique ; tout le fonction­nement psychique et psychosomatique du sujet s'en ressent :émotions, sentiments, désirs, et même besoins. »

 

 



[1] Cf Corpus GF Les passions, texte n°2

[2] Ibidem,p.238

[3] Ces remarques sont empruntées à Frédéric Laupiès, in La Passion, 1ères leçons, PUF, 2004, p.4-8.

[4] Si le caractère singularise la volonté, l'intérêt l'attache à un but. En tant qu'opérateur de singularisation, l'intérêt fait qu'un contenu, un but, m'intéresse, qu'il devient mon but.Cela ne signifie pas que toute action soit «intéressée » au sens où son mobile serait toujours l'amour-propre au sens de La Rochefoucauld. Le passionné est quelqu'un qui s'intéresse à un but, quel qu'il soit, au point de se sacrifier pour l'atteindre.Dans cette singularisation du but, la volonté ne saurait se porter à l'action.

[5]Lorsque le but, le contenu est universel, rationnel, il doit, pour être réalisé, se plier à la forme de la passion. Il faut qu'un individu singulier en fasse Son intérêt. « Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque sacrifiant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se concentre sur un seul but avec toutes les fibres intérieures de sa volonté. » (RH,p. 108) La raison n'agit dans le monde qu'en se faisant passion, en intéressant toute la vitalité, l'instinct, le génie, le caractère d'un homme pour les porter à l'incandescence.

[6]ENC. § 474, p. 272) : « La passion se borne à une particularité du vouloir dans laquelle s'immerge la subjectivité tout entière de l'individu, quel que puisse être le contenu de cette détermination. Ramenée à sa forme, la passion n'est ni bonne ni mauvaise. Cette forme consiste en ceci, qu'un sujet a mis tout l'intérêt vivant de son esprit, de son talent, de son caractère, de sa jouissance, dans un contenu, un but. Rien de grand n'a été accompli sans passion ni ne peut être accompli sans elle. C'est seulement une morale morte, voire trop souvent hypocrite, qui se déchaîne contre la forme en tant que telle de la passion »

[7] « Rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir » (Hegel, La Raison dans l’Histoire)

[8] Articles 47-50 : à défaut des « jugements fermes et déterminés » des «âmes fortes », le dressage du corps par la volonté est toujours possible (cf texte du dernier résumé du mois de juin.

[9] ART. 153. En quoi consiste la générosité.

"Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu."

ART. 156. Quelles sont les propriétés de la générosité, et comment elle sert de remède contre tous les dérèglements des passions.

"Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. Et parce qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt, pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l’envie, à cause qu’il n’y a aucune chose dont l’acquisition ne dépende pas d’eux qu’ils pensent valoir assez pour mériter d’être beaucoup souhaitée ; et de la haine envers les hommes, à cause qu’ils les estiment tous ; et de la peur, à cause que la confiance qu’ils ont en leur vertu les assure ; et enfin de la colère, à cause que n’estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d’autrui, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis que de reconnaître qu’ils en sont offensés."

[10] « Rien de grand ne se fait sans passions », parce que « l’intérêt particulier de la passion est inséparable de l’affirmation active de l’Universel ; car l’Universel résulte du particulier et du déterminé, et de leur négation » : la valeur éthique de la guerre naît pour Hegel du dépassement de l’animalité et de l’égoïsme dans l’affirmation de la liberté de l’individu face à la mort et dans l’Etat.

[11] Si l’émotion est sans pensée parce que le mouvement émotif est originellement physique plutôt que psychique, la passion est pensée dont l’objet est l’émotion et le sentiment le + haut degré de l’affection, car sa matière est la passion, mais une passion dominée, surmontée, dépassée : « quant au degré supérieur, où nous nous sauvons de la passion, et où nous nous recherchons, réglons et offrons nos émotions, il le faut nommer sentiment », car « tout sentiment se forme par une reprise de volonté (ainsi l’amour jure d’aimer ) » (Alain, Les Aventures du cœur).

[12]  « Affect » ne doit pas être ici entendu dans son sens moderne, calque de l’allemand « Affekt », apparu en 1908 seulement dans la langue française, dans un sens technique lié  moins à la traduction des textes de Kant, qui l’utilise dans un sens proche du français « motion », qu’à la traduction des textes de Freud et à son utilisation en psychanalyse (cf glossaire de l’anthologie GF). Il faut le prendre au sens, antérieur, d’ « affection », traduction du latin « affectus » : « Comme l’étymologie l’indique, l’affect est le résultat d’une opération, d’un faire (le latin ad-ficere est issu de facere, « faire ») qui met quelque chose dans une certaine disposition. Affecter, c’est toucher par une impression physique ou morale, c.à.d. modifier, altérer, arranger, d’où l’affection dans le sens médical (la maladie) et l’affectation au sens administratif  (la nomination). Dans tous les cas, il y a modification par une action altérante. (…) Disons que l’affection, au sens psychologique, est l’acte d’altérer et l’affect son résultat dans une âme (et un corps) qui n’est plus la même après qu’elle a été touchée », Yvan Elissalde (op cit,p.30).

Affectus » ou « affectio », l’affect pris dans son sens classique désigne donc la modification ou le résultat d’un processus dynamique de modification qualitative du psychisme de l’individu. Actif (« affectus ») ou passif (« affectiones »), il ne réduit pas les phénomènes affectifs à des états statiques, mais implique une variation quantitative, ou plutôt intensive, que le concept humien d’ »impression » suggère en insistant sur la force et la vivacité qui distingue les « impressions de réflexion» (c’est une des définitions des passions à côté d’une autre définition mettant davantage l’accent sur le caractère primitif des « impulsions » dans le Traité de la nature humaine) des simples « idées », copies affaiblies des 1ères : « j’entends par Affections (affectum) les Affections du Corps par lesquelles la puissance d’agir de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces Affections. Quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends donc pas affection une action ; dans les autres cas une passion », écrit par ailleurs, au XVIIème siècle, Spinoza (Ethique III, Déf. III) cité par M Korichi (op cit, p.223). Dans cette perspective, rien de ce qui nous affecte, aucun sentiment, aucune tendance n’est à exclure du « monde des passions », qui englobe bien  toutes « les régions de l’affectivité ».

 

 

[13] Polysémique, ce concept qui est au cœur de la philosophie et de la littérature du XVIIIème siècle, comprend, outre ses acceptions technique (capacité d’un appareil à fournir une réponse à une échelle donnée de stimuli dans les laboratoires de photo ou de physique) et scientifique (on parle, en mathématiques, de « sensibilité aux conditions initiales » à propos des suites ou des équations différentielles qui modélisent des systèmes chaotiques), 2 grandes réseaux de signification : dans le cadre de la théorie kantienne de la connaissance, il désigne la faculté d’un être à recevoir des sensations. Il s’agit alors de l’activité de la conscience ne recevant pas purement et simplement les données des sens, mais les organisant, les unifiant, les mettant en forme. Dans le cadre d’une réflexion sur l’affectivité du sujet, sur les vertus et les limites d’une approche affective et subjective du monde comme du moi, sur l’esthétique, la morale et l’expression des sentiments, il renvoie à la faculté qu’a une personne d’éprouver des sentiments (Jane Austen a puisé dans cette acception le titre d’un des plus beaux joyaux du patrimoine littéraire anglais : Sense and Sensibility, qu’on traduit un peu maladroitement par Raison et sentiment. Enfin la remise en question du rationalisme intellectuelle, par la philosophie rousseauiste du «sentiment », par l’empirisme de Locke, par le sensualisme et le matérialisme de La Mettrie conduit à conjoindre les deux approches pour faire de la sensorialité le substrat de la  connaissance, du sentiment le fondement de la vérité et des sentiments le territoire de l’âme. Rousseau fait prévaloir l’idée que quelque chose de la sensibilité ayant une valeur de vérité irréductible à l’expression de la simple machine organique[13],  le sentiment est,  dans sa différence tant avec la sensation qu’avec la rationalité, source de connaissance et moyen d’affirmer l’existence d’une connaissance immédiate, intuitive, qui entend « pénétrer d’une vue » son objet[13], et ce au mépris de l’irréductible part d’obscurité par quoi sentiments et passions échappent en partie à la conscience, pour les classiques comme dans pour les tenants d’une motivation inconsciente des passions» . On opposera la position, de Rousseau à celle d’un Malebranche pour mesurer l’abîme qui sépare l’approche classique de celle de Rousseau: « il me semble qu’il faudrait distinguer les impressions purement organiques et locales des impressions universelles qui affectent tout individu. Les 1ères ne sont que de simples sensations, les autres sont des sentiments » (Rousseau, Notes sur De l’esprit de Helvétius) ; Malebranche (Entretiens métaphysiques): « qu’il y a de différence entre la lumière des idées et l’obscurité de nos sentiments […] Celui qui n’a point fait assez de réflexion sur cette différence, croyant sans cesse connaître fort clairement ce qu’il sent le + vivement, ne peut faire qu’il ne s’égare dans les ténèbres de ses propres modifications ».

 

[13] Conférence de Magali Rigaill : « le monde des passions, le geste philosophiques », p

 

[14] Cela ne signifie nullement qu’elle est raisonnable ni rationnelle : la passion, qui ne se raisonne pas, déraisonne ou quand elle raisonne, raisonne de manière biaisée, sophistique et dogmatique, singeant et pervertissant la raison, qu’elle instrumentalise pour la faire servir à des fins souvent égoïstes et pratiques

10 septembre 2015

Le monde des passions (1): 1ère approche des oeuvres au programme

Le monde des passions (1) : Andomaque de Racine, La Dissertation sur les passions de Hume, La Cousine Bette de Balzac : 1ère approche

I-                     Les monde des passions dans la tragédie d’Andromaque  ou le règlement du dérèglement des relations humaine par le jeu des passions amoureuses

1-        Le monde de la tragédie racinienne : un monde de passions : les leçons d’un frontispice

a)        Melpomène au poignard, couronne vacillante derrière elle ou le sublime des passions politiques

Corneille Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique   : la dignité de la tragédie « demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et  veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier »

« Andromaque  ou la révolution racinienne »[1]

Charles Perrault , Notice sur Racine dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, (1700) :: Andromaque fit le même bruit à peu près que Le Cid, lorsqu’il fut représenté la 1ère fois ».

Georges Forestier, Racine, Gallimard 2006, p.299 : « pour la 1ère fois avec Andromaque, la fureur et la violence, la souffrance et la mort allaient être présentées comme le résultat d’un égarement passionnel dans lequel sombrent des héros qui ne cessent pas pour autant d’être des héros. Monstres par égarement temporaire, héros provisoirement déchus par leur incapacité à résister à la + forte des passions, la passion amoureuse, mais héros tout de même ».

 

b)        La représentation des passions internes, entre déchaînement des passions violentes et pathétique

Texte écho Corneille, préface d’Héraclius, 1647 : « Aristote […] ne veut pas qu’on compose une tragédie d’un ennemi qui tue son ennemi, parce que, bien que cela soit fort vraisemblable, il n’excite dans l’âme des spectateurs ni pitié, ni crainte, qui sont les deux passions de la tragédie ; mais il nous renvoie la choisir dans les événements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur, ce qui n’étant jamais vraisemblable, doit avoir l’autorité de l’Histoire ou de l’opinion commune pour être cru, si bien qu’il n’est pas permis d’inventer un sujet de cette nature. C’est la raison qu’il donne que les Anciens traitaient presque les mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion.

 

c)        Les putti, allégorie des passions externes

Textes écho : la catharsis en question

Nature de la catharsis aristotélicienne : purgation des passions des spectateurs ou épuration des passions internes par la dramaturgie et par la rhétorique ?

Aristote : Poétique (1452-1453) « On peut produire le terrible et le pitoyable par le spectacle, ou le tirer du fond même de l'action. Cette seconde manière est préférable à la première, et marque plus de génie dans le poète : car il faut que la fable soit tellement composée, qu'en fermant les yeux, et à en juger seulement par l'oreille, on frissonne, on soit attendri sur ce qui se fait ; c'est ce qu'on éprouve dans l'Oedipe. Quand c'est l'effet du spectacle, l'honneur en appartient à l'ordonnateur du théâtre plutôt qu'à l'art du poète. Mais ceux qui, par le spectacle, produisent l'effrayant au lieu du terrible ne sont plus dans le genre ; car la tragédie ne doit point donner toutes sortes d'émotions, mais celles-là seulement qui lui sont propres. Puisque c'est par la pitié et par la terreur que le poète tragique doit produire le plaisir, il s'ensuit que ces émotions doivent sortir de l'action même. Voyons donc quelles sont les actions les plus capables de produire la terreur et la pitié. Il est nécessaire que ces actions se fassent par des personnes amies entre elles, ou ennemies ou indifférentes. Qu'un ennemi tue son ennemi, il n'y a rien qui excite la pitié, ni lorsque la chose se fait, ni lorsqu'elle est près de se faire ; il n'y a que le moment de l'action. Il en est de même des personnes indifférentes. Mais si le malheur arrive à des personnes qui s'aiment ; si c'est un frère qui tue ou qui est au moment de tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou quelque chose de semblable, c'est alors qu'on est ému et c'est à quoi doivent tendre les efforts du poète. Il faut donc bien se garder de changer les fables reçues ; je veux dire qu'il faut que Clytemnestre périsse de la main d'Oreste, comme Eriphyle de celle d'Alcméon. C'est au poète à chercher des combinaisons heureuses, pour mettre ces fables en oeuvre.

 

Catharsis, passions tragiques et nature du héros tragique : les conditions de la sympathie

« On ne saurait y voir ni des hommes justes passer du bonheur au malheur (car cela ne suscite ni frayeur ni pitié, mais la répulsion), ni des méchants passer du malheur au bonheur (car c’est, de toutes les situations, la + éloignée

 

Racine, 1ère préface d’Andromaque : « Aristote bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c.à.d. ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c.à.d. une vertu capable de faiblesse et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester ».

 

Passions externes : le paradoxe de la tragédie

Saint Augustin, Confessions, livre III : « Comment se fait-il qu’au théâtre l’homme veuille souffrir au spectacle de faits douloureux et tragiques, dont il ne voudrait pourtant nullement pâtir lui-même ? Et pourtant il veut pâtir de la souffrance qu’il en retire, comme spectateur, et c’est la souffrance même qui fait sa volupté. […] L’auteur de ces fictions imaginaires jouit d’autant + de sa faveur qu’il ne fait souffrir davantage : ces malheurs tirés de l’Antiquité ou de la fiction pure, sont-ils traités sans que le spectateur en souffre, celui-ci quitte sa place, il est dégoûté, il critique ; mais qu’il en souffre, il reste là attentif et réjoui » ?

 

 La Mesnardière : « Pour donner donc quelque connaissance de l’art poétique, nous ferons voir comment les poètes suivent leurs règles pour éblouir leurs lecteurs par la grandeur des choses qu’ils proposent , pour les enchanter par une image de la vérité, pour les gagner en ne disant rien qui soit opposé à leurs inclinations, et pour exciter dans leur cœur toutes les passions qu’ils sont bien aise d’y sentir […] Un poète habile donne tant de feu à ceux dont il peint les mouvements qu’il est impossible qu’en même temps que nous sommes liés à eux par le plaisir, nous ne soyons aussi brûlés des mêmes flammes ».

 

Charles Le Brun frontispice pour la première édition collective des « Tragédies de Racine » (1675)

 

 

2-        Abbé de Villars « Car enfin la tragédie est la règle des passions » : 1ères réflexions sur « le monde des passions » dans Andromaque

a)        De Virgile à Racine : le sujet d’Andromaque 

Virgile, l’Enéide, livre II, vers   : « enflammé d’un grand amour pour sa fiancée ravie et en proie aux Furies vengeresse, Oreste surprend son rival sans défense et l’égorge au pied des autels de son père ».

 

b)        L’intrigue d’Andromaque : une action mue par le jeu de la seule interaction des passions

L’exemple d’Oreste, qui avoue d’entrée de jeu n’être mu, jusque dans son ambassade auprès de Pyrrhus, que par sa passion pour Hermione, dont son sort dépend, qu’il envisage un temps d’enlever et pour assouvir la vengeance de qui il assumera la responsabilité d’un meurtre qu’il exécute dans le fond peu, mais qu’il se voit reprocher par Hermione, dont la colère, le mépris et la mort le font basculer dans la folie.

 

1ère approche de l’action dramatique dans son ensemble

 

c)        Les personnages, des caractères construits autour de passions dominantes

Pyrrhus et Hermione : deux personnages caractérisés par la dualité passionnelle

  Le caractère d’Hermione est construit autour d’une passion constitutive : la jalousie, « passion …. La + affreuse et la + cruelle de toutes », dont le « caractère » est « la noirceur, la fierté, l’irrésolution » (« il chancelle, il hésite, il passe mille fois en un moment de la haine à la tendresse », « l’amour méprisé se tourn[ant en rage » (Gaillard, Poétique française à l’usage des dames, 1749), de sorte que la jalousie s’accorde pleinement avec l’emportement », « mouvement déréglé, violent, causé par quelque passion » (Dictionnaire de l’Académie).

 

  Divisé entre deux passions contradictoires, Pyrrhus oscille entre une haine qui le pousse à menacer de tuer Astyanax et un amour qui le pousse à modérer sa rage.

 

Andromaque et Oreste : 2 personnages définis par des passions « tristes »

  « Tristesse[2] majestueuse » d’Andromaque, dont la pulsion morbide s’enracine dans le souvenir traumatique de la guerre de Troie (v.301, 377, III,8) , mais lui permet de résoudre le conflit tragique auquel elle est confrontée, puisque ne pouvant choisir entre l’amour maternel et le devoir de fidélité envers l’époux, elle décide d’épouser Pyrrhus pour sauver son fils, puis de se suicider à la sortie de l’autel, ce dont le meurtre de Pyrrhus par les Grecs/Oreste la dispense, de sorte qu’elle reste fidèle à sa passion amoureuse fondamentale (la fidélité conjugale) en changeant d’objet (La veuve d’Hector devient la veuve de Pyrrhus)

 

  Oreste est en proie à la « mélancolie érotique » dont les symptômes sont un désir ardent pour l’être aimé, une attaque de la raison ou une perpétuelle inquiétude, et qui pouvait générer hallucinations et pulsions morbides. La trajectoire d’Oreste, dans la pièce, illustre parfaitement cette passion triste : rejeté par Hermione à Sparte, il a cherché vainement la mort dans l’action guerrière et suspend son sort à la décision d’Hermione dès le début de la pièce. Quand Pyrrhus annonce son intention de se marier avec Hermione, il est gagné par une « fureur extrême », n’est + lui-même et considère sa vie comme un « supplice ». Ses troubles mélancoliques redoublent de violence lorsqu’il apprend le suicide d’Hermione : symptômes somatiques (vue brouillée, frissons, perte de conscience), hallucinations, basculement dans la folie.

 

d)        Une rhétorique des passions : l’exemple du monologue d’Hermione (V,1)

 

 

II- Hume ou le « monde des passions » comme « système » et comme matrice de la réalité.

1-        « Le monde des passions » comme système

a)        Un modèle de pensée et de discours emprunté à Newton

Hume, Dissertation sur les passions VI,  » je ne prétends pas avoir épuisé le sujet […] Il me suffit d’avoir fait apparaître que, dans leur production comme dans leur transmission, les passions suivent une sorte de mécanisme régulier susceptible d’une investigation aussi précise que celle des lois du mouvement, de l’hydrostatique ou de toute autre division de la philosophie naturelle » (VI,9).

ó Dans le livre II du Traité de la Nature humaine, puis dans la Dissertation sur les passions, Hume emprunte à Newton une méthode : la méthode expérimentale, et deux concepts : de concept d’ordre ou de système et le concept de « force ».

 

b)        Le concept d’ordre préside au classement des passions  en fonction surtout de :

-           la temporalité  et le calcul des probabilités (passions directes)

-           L’objet et les causes (passions indirectes)

-           L’intensité (passions calmes et passions violentes) de la passion.

 

Mais d’autres principes de classement permettent :

-           d’opposer les passions à l’intérieur d’une même catégorie ;

-           de décomposer les catégories en sous catégories en fonction de la distance variable qui nous sépare des biens ou des maux ó modèle mathématique des probabilités : « lorsqu’un bien est certain ou très probable, il produit de la joie ; lorsqu’un mal se trouve dans la même situation, survient le chagrin ou la tristesse. Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il suscite la crainte ou l’espoir, selon le degré d’incertitude excitant d’un côté ou de l’autre. Le désir naît d’un bien considéré tout simplement et l’aversion, d’un mal » (I,2).

 

ð  A défaut de définir les passions (Hume, qui les a déclarées indéfinissables dans le TNH en a proposé en réalité deux définitions problématiques en ce qu’elles semblent contradictoires, même si vous verrons, lors du prochain cours, qu’elles visent sans doute à préserver l’unité affective du monde des passions, sans pour autant confondre « sensations » et « sentiments) , les classer permet de les identifier, de les délimiter en dégageant des points de vue et de montrer que, si le système n’est pas clos, il n’en obéit par moins à une certaine logique.

 

c)        Une logique des passions;  « Hume ne se satisfait pas du strict repérage des sentiments ; il s’intéresse fondamentalement à leur dynamisme » (JP Cléro) en partant du principe que les passions ne sont pas isolées les unes des autres, mais s’enchaînent rigoureusement selon un ordre déterminé  et forment donc bien système.

ð  principe d’association : « le principe d’association est ce principe par lequel nous passons par une transition facile d’une idée à l’autre. Quelque incertaines et changeantes que puissent être nos pensées, elles ne sont pas entièrement dépourvues de règle et de méthode dans leurs changements. Elles passent ordinairement avec régularité d’un objet à ce qui lui ressemble, à ce qui lui est contigu ou à ce qu’il produit. Quand une idée est présente à l’imagination, une autre, qui lui est unie par les relations précédentes, la suit naturellement et, introduite par ce moyen, pénètre l’imagination avec + de facilité » (II,3, p.64).

 

ð  Idée de lois qui président à la formation des passions

Sur le versant cognitif, 3 lois d’association des idées par

Ressemblance : « C’est Hector, disait elle en l’embrassant toujours ;/ Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;/ C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse » (II,5, v. 652-654).

Contiguïté « Adeline pensa que Josépha Mirah, dont le portrait, dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice de génie » (p.480).

Causalité: « pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de Dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée uniquement ; un tite, elle était baronne ; enfin la célébrité, on l’appela la belle Mme Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages de l’Empereur qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « et la belle Mme Hulot, est-elle toujours sage ? en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué » (ch 7, p.85-86).

Conjugaison des deux relations de contiguïté (temporelle) et de causalité : « elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille:/ Trop de haine sépare Andromaque de Pyrrhus » (II,5, v. 662-663).

 

Sur le versant affectif, loi d’association des émotions : « toutes les impressions qui se ressemblent sont liées entre elles : l’une n’a pas +tôt surgi que les autres suivent naturellement. Le chagrin et la déception suscitent la colère ; la colère, l’envie ; l’envie, la malveillance ; et la malveillance ressuscite le chagrin. D’une façon comparable, une humeur joyeuse nus porte naturellement à l’amour, à la générosité et au courage, à l’orgueil et autres affections semblables » (ibid, p.65.

 

ð  Idée que les deux versus s’allient et se renforcent mutuellement « on peut observer que l’une de ces associations corrobore l’autre et que la transition s’effectue + facilement lorsque toutes deux concourent au même objet. Ainsi un homme mis hors de lui et contrarié par  un tort infligé par autrui est-il enclin à trouver une centaine de sujets de haine, de mécontentement, d’impatience, de crainte et autres passions inquiètes ; surtout s’il peut les découvrir dans l’entourage de la personne, voire dans la personne  même qui fut l’objet de sa propre émotion » (II,3, p.65) .

 

<=> « Monde » comme système dans lequel les passions :

-            s’interpénètrent

-           se subsument dans la passion la + forte.

 

d)        Ordre du discours et méthode expérimentale

ð  « Système » ó schématisme, mais  sans que ce schématisme nie la diversification des modifications constitutives du flux passionnel ni « le caractère irréductiblement individuel du développement de telle passion en fonction de la nature propre à tel ou tel individu, à telle ou telle situation » (M Korichi):

passage, par induction,  des exemples particuliers du flux affectif (comme nous le vivons et le sentons) à la formulation de lois universelles qui permettent de penser ce cours des passions,

passage, par déduction, de la loi à l’expérience commune et vivante dont la recherche menée par Hume doit s’efforcer de rendre compte

//  méthode de Newton : principes -> hypothèse indépendante de l’expérience ; expérience pour éprouver validité des principes

 

ð  synthèses que l’homme d’esprit emprunte à l’expérience (telle qu’elle se livre au sujet existant et vivant), mais déjà stylisées, socialisées, les exemples sont autant de fictions à fonction rhétorique (préfigurent ou symbolisent la loi que l’expérience illustre. Mais ne sacrifient pas la diversité du réel, par l’attachement aux situations et aux circonstances (p.70-71)

 

2-        En l’absence d’autre monde ou de monde autre[3], et parce que la réalité n’est pas seulement physique, mais humaine, le monde des  hommes est un monde de passions, entendues au sens large d’affects de l’âme, doux ou violents, fugaces ou durables » (Jean Goldzink in 3 en 1 Dunod, p.14)

 

a)        Le moi : une fiction produite par les passions  (non une « substance » qui leur préexisterait, leur serait transcendante et qu’elles perturberaient).

 

Ex Le moi n’est  pas défini a priori par l’orgueil (Saint Augustin, Pascal, La Rochefoucauld), il est le produit de l’orgueil, qu’on ne définit pas « in abstracto », mais en en déclinant, analytiquement et in situ, les causes . Certes il y a des psychismes bien distincts, puisque les passions dépendent des idiosyncrasies comme des circonstances. Mais ces idiosyncrasies sont au moins autant ce que le jeu des passions a sélectionné que leur siège.

 

 

b)        « l’empirisme de la sensation (extérieur) est relativisé par un empirisme de l’impression (intérieur), peut-être plus fondamentale dans la mesure où l’accès à la réalité sous toutes ses formes s’effectue par son moyen : la croyance au monde extérieur, la réalité économique, les valeurs esthétiques, éthiques, religieuses et mêmes les valeurs politiques ne se comprennent qu’à partir des mécanismes affectifs » (J.P Cléro, 1998).

 

ð  Par les passions, nous vivons dans un monde de valeurs : les passions sont à l’origine de nos jugements de valeur, non leurs effets : « quelques objets, par la structure originelle de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommées des « BIENS », tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréables, reçoivent l’appellation de « MAUX » (I,1).

Exemples

 La maladie d’un ami n’est un mal que parce qu’elle nous chagrine : en l’absence de tout chagrin, nous le ferions que nous la représenter, sans pouvoir dire quelle est pour nous sa valeur.

« Approuver un caractère, c’est éprouver une jouissance lorsqu’il nous apparaît. Le désapprouver, c’est sentir un malaise » (II,6).

Si certains sont si fiers de leur apparence avantageuse, c’est que « la beauté, quelle qu’elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières » (II,7).

ó « Les passions sont des phénomènes valorisants sous toutes sortes de mode : c’est par combinaison entre elles que l’on obtient les valeurs sociales et l’équivalent de ce qu’on appelle, quoique à tort, des conduites rationnelles ou raisonnables, lesquelles sont constituées, comme tous les ensembles passionnels, par le jeu sélectif et aveugle – quoiqu’il mime l’intelligence- des comportements et passions » (JP Cléro, 1998, op cit, p. )

 

c)        Contre l’hypothèse de l’égoïsme foncier, Hume place au cœur du jeu/ mécanisme des passions la sympathie, propriété de l’imagination qui fait que j’éprouve les mêmes sentiments que les autres et principe de communication des passions, d’interpénétration des personnes par les affects qui circulent, et qui participe à la formation et au soutien non seulement de l’amour (dont la compassion et l’estime pour les riches et les puissants) ou de la haine, mais aussi, compte tenu du poids qu’il confère aux opinions et au jugement d’autrui, de l’orgueil et de l’humilité :

« les passions de la haine, du ressentiment, de l’amour, du courage, de la joie, de la mélancolie, je les ressens + par communication que par mon tempérament naturel ou une disposition qui m’est propre » (TNH, II, 1, XI, p.147) .

DP, II, 10, p.74

 

ó passions au fondement du lien social. L’orgueil n’est pas amour-propre, mais intériorisation du jugement des autres, dont le point de vue « pénètre ma propre façon de sentir : autrui – qu’il le veuille ou non, que je le veuille ou non – est une sorte de juge de ces sentiments que j’éprouve ».  (J.P Cléro, 1985, p.193). Contre les moralistes français du XVIIème siècle, contempteurs de l’égoïsme, Hume produit « une véritable genèse de l’humanité à partir de la sympathie » (F. Brahami, Introduction au TNH de David Hume, PUF, 2003, p.176.

 

d)        Corolaire : les passions relèvent simultanément de la nature humaine et de l’histoire : il n’y a pas d’antinomie entre la nature et l’histoire si l’on considère que ce qui est naturel, c’est le régulier, ce qui obéit à des lois qu’on peut énoncer, mais que les systèmes auxquels ces lois naturelles obéissent peuvent évoluer sous l’effet de leur propre fonctionnement. L’histoire devient alors la règle de la nature.

Exemple : TNH quand il suggère que, dans un monde où les techniques de transport et de commerce modifient notre rapport à l’espace et au temps, les constituants spatio-temporels des passions changent ; ils modifient en particulier leurs proportions, et, par conséquent les passions mêmes

 

e)        Enfin la passion est le fondement de la praxis, laquelle relève d’un autre ordre que la raison théorique.

Textes :

TNH, II, III, III (résumé 1)

Dissertation sur les passions, section V (texte expliqué en juin)

 

Reformulation sommaire des arguments

ð  La passion ne relève pas de la raison théorique, car celle-ci ne peut régir que ce qui relève de son ordre : discriminer le vrai du faux selon les 2 principes qui le déterminent :

-           (in)adéquation au réel

-           (non)conformité aux lois de la logique).

ð  Dans le domaine de la raison pratique, les passions déterminent seules la volonté à agir

ð  Corolaire : ce que le sens commun appelle raison, et que la tradition rationaliste a eu tort de confondre avec l’ordre de la raison, n’est qu’une passion calme,

 

III-Le « monde de Balzac » dans La Cousine Bette : un « monde de passions »

1-        La passion comme composante essentielle de la création romanesque

a)        Les passions comme moteur de la création romanesque

 Balzac, « Lettre à M. Hyppolite Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », La Semaine, 11-10-1846 : « Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnels […] L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute œuvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon » : écrire un roman implique de mettre en scène les passions.

 

Exemple de LCB :

ð  un drame construit sur l’intrication étroite de trois passions :

-            la vengeance née de la jalousie ;

-           la vanité née du désir de parvenir pour prendre sa revanche sur la Misère et/ ou pour se venger, par désir mimétique, d’un rival heureux et d’un sentiment d’humiliation ;

-            la passion amoureuse si souvent dégradé en désir érotique de satisfaction du plaisir sexuel, voire en érotomanie.

 

b)        « La passion est toute l’humanité » ( Avant Propos à la Comédie Humaine) ; « la vie est dans la passion » (Physiologie du mariage).

ð  Le culte de l’énergie  (puissance vitale) et de la volonté[4].

Homme et monde régis par un principe unique, qu’il appartient à l’individu  de (re)découvrir ou de créer à partir du capital d’énergie dont il dispose et qui, bien employé et rendu fécond par l’amour, le travail et/ ou l’investissement dans une époque propice à la grandeur (1er empire), peut rendre la passion dans laquelle il se cristallise vertueuse et créatrice.

 

Exemples

Louis Lambert : « La spécialité consiste à voir les choses du monde matériel, aussi bien que celles du monde spirituel, dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humaine sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’abstraction pour arriver aux lumières de la spécialité »[5]. Par cette «Spécialité », le héros découvre qu’ « ici-bas, tout est le produit d’une substance éthérée, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétisme, etc L’universalité de transmutation de cette matière constitue ce qu’on appelle vulgairement la matière ».

La peau de chagrin : « Les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, matchait, grandissait, et avec lequel Raphaël voulait grandir, marcher, penser, agir « 

Le Chef d’œuvre inconnu « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer !... Nous avons à saisir l’esprit, l’âme des choses et des êtres. […] Les peintres invaincus […] persévèrent jusqu’à ce que la Nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit »

Marcas  : « notre globe est plein, et tout s’y tient » (Marcas). « Le vrai créateur est celui qui a le privilège sacré de saisir les rapports secrets existant dans le monde créé », où toutes les choses et les êtres, si différents qu’ils soient, ont entre eux des « correspondances » parce qu’ils sont « les manifestations d’une même force ».

 

ð  D’où éloge des passions dans l’article sur Fourier

Balzac, La Revue parisienne, 25 août 1840 : « Quand Fourier n’aurait que sa théorie sur les passions, il est digne d’être un peu mieux analysé. Sous ce rapport, il continue la doctrine de Jésus. Jésus a donné l’Âme au Monde. Réhabiliter les passions, qui sont les mouvements de l’âme, c’est se constituer le mécanicien du savant. Jésus a révélé la Théorie, Fourier invente l’application. Fourier a considéré certes avec raison les passions comme des ressorts qui dirigent l’homme et conséquemment les sociétés. Ces passions étant d’essence divine, car on ne peut pas supposer que l’effet ne soit pas en rapport avec la cause, et les passions sont bien les mouvements de l’âme, elles ne sont donc pas mauvaises en elles-mêmes. En ceci, Fourier rompt en visière, comme tous les grands novateurs, comme Jésus, à tout le passé du monde. Selon lui, le milieu social dans lequel elles se meuvent rend seul les passions subversives. Il a conçu l’œuvre colossale d’approprier les milieux aux passions, d’abattre les obstacles, d’empêcher les luttes. Or, régulariser l’essor de la passion, l’atteler au char social n’est pas lâcher la bride aux appétits brutaux ? N’est-ce pas faire œuvre d’intelligence et non de matérialité Ceci est le sens général de la doctrine de Fourier comme la divinité possible de l’âme immortelle est le sens général du christianisme ».

 

ð   Traces dans LCB

Hortense: « Ah ! si je pouvais apprendre à faire de statues, comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendant ses beaux bras. On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil d’Hortense étincelait : il coulait dans ses veines un sang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son enfant ».

A +sieurs reprises même est évoquée l’énergie vitale de personnages comme Bette ou Valérie.

 

c)        Mais énergie dévoyée et dilapidée dans LCB

Exemple de Wenceslas, qui s’abîme dans l’amour de sa femme et laisse sa puissance s’évaporer, « faute du renfort de la volonté ». Le travail de création est alors menacé par la passion amoureuse : « l’amour idolâtre d’Hortense vide Wenceslas de son énergie pour le plonger dans le temps vide de l’idylle », ce que suggère un 1er niveau de lecture du sujet de sa dernière œuvre, symbole de la puissance castratrice de la Femme : Samson et Dalila. ( ch 62, p.323-324) .

 

Exemple symétrique de l’énergie dévoyée de la haine de Lisbeth : dépense excessive de l’énergie, orientée pernicieusement vers un objet qui retourne », l’énergie « à escalader le paradis » en « énergie du vice » ,

Exemple de l’énergie du vice de Valérie, d’autant + pernicieuse et perverse qu’elle s’emploie, en contrefaisant l’énergie de la foi religieuse, à saper les fondements et les derniers restes de la vertu masculine[6], quand elle ne la dupe pas en faisant servir la mauvaise foi de l’hypocrite à la descente aux enfers d’une force qui va[7].

 

d)        Texte écho : La Peau de chagrin, allégorie du dilemme entre l’impossible vie de mort vivant, sans plaisir (vivre à l’économie, sans plaisirs, et ainsi durer), et la consomption de la vie dans l’assouvissement de tous les désirs (exister intensément, mais en dépensant son capital d’énergie, de sorte que vivre, c’est mourir, dans une société régie par l’égoïsme, le plaisir et l’argent).

 

A cela 3 explications

ð  Les différentiels d’énergie

« L’homme a une somme d’énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre comme 10 est à 30, comme 1 est à 5, et il est un degré que chacun de nous ne dépasse pas. La quantité d’énergie que chacun de nous possède se déploie comme le son. Elle est tantôt faible, tantôt forte ; elle se modifie suivant les octaves qu’il lui est permis de parcourir. Cette force est unique et, bien qu’elle se résolve en désir en en passion, en liberté de l’intelligence ou en travaux corporels, elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing ; le boulanger, à pétrir son pain ; le poète, dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité ; le danseur la fait passez dans ses pieds ; enfin, chacun la distribue à sa fantaisie… Presque tous les hommes consument en des travaux nécessaires ou dans les angoisses de passions funestes cette belle somme d’énergie et de volonté dont leur fait présent la nature ».

ð  Le mécanisme de la passion, par quoi le désir se fige en manie

ð  La leçon Du talisman et de l’histoire de e La peau de chagrin « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit »

« SI TU ME POSSEDES , TU POSSEDERAS TOUT.

     MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU

       L’A VOULU AINSI. DESIRE, ET TES DESIRS

          SERONT ACCOMPLIS. MAIS REGLE

             TES SOUHAITS SUR TA VIE.

                ELLE EST Là, à CHAQUE

                   VOULOIR JE DECROITRAI

                       COMME TES JOURS..

                         ME VEUX-TU ?

                             PRENDS. DIEU

                                T’EXAUCERA.

                                   SOIT. »

 

2-        Si le monde des passions se mue en monde du vice (« Or la passion, c’est l’excès, c’est le mal », Lettre à H Castille, op cit), c’est aussi le produit d’une vie sociale déterminée par l’Histoire

a)        Balzac, Avant Propos à la Comédie humaine « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l'ensemble  de la zoologie, n'y avait-il pas une oeuvre de ce genre à faire pour la Société ? […] La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des moeurs […] S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle […]; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements ? […] Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement. ».

 

b)        LCB , entre dégradation des valeurs héroïques dans le « bourbier du plaisir » et la bourgeoisie « Juste milieu » de la Monarchie de Juillet

L’exemple de la trajectoire du baron Hulot : de la vertu impériale et conjugale à l’immoralité absolue de la prévarication et du meurtre symbolique de l’obstacle à la « force qui vaé

L’exemple de la dévaluation de la passion amoureuse : depuis que le rêve impérial éteint, le baron a investi son énergie dans les affaires extraconjugales, au point d’atteindre le stade de la monomanie pathologique de « l’homme à passions »,  du « tempérament », l’amour, incapable de conjuguer durablement le sentiment et le plaisir dans des couples unis par le seul intérêt (Victorin et Célestine, les époux Marneffe) ou tôt ou tard séparés par l’infidélité conjugale des maris (le baron Hulot et son gendre Wenceslas Steinbock)et l’absence de pouvoir sexuel des épouses (Adeline Hulot), la passion amoureuse s’exaspère en jalousie (Hortense, le baron Montès), se métamorphose en Passion sacrificielle (Adeline Hulot) ou se dégrade en plaisir vénal (Crevel et les courtisanes), en érotomanie (Hector Hulot, puis Crevel) teintée de pédophilie (Hulot) et atteste, par la déchéance corrélative de ses objets, la rémanence tragi-comique d’une passion résistant abjectement à absolument tout. Le corolaire de cette dévaluation, consommée par le remariage du baron avec une fille de cuisine horriblement laide ironiquement introduite par la fille de Crevel et symboliquement dénommée Agathe « Piquetard », est la corruption de l’idéal comme du cliché de l’amour-passion romantique. Incarné au départ par le couple Hortense-Wenceslas, le modèle de l’idéal amoureux est entaché par la rivalité mimétique par quoi Hortense a « volé » sciemment son amoureux à la cousine Bette (rivalité mimétique). Quant à la seule occurrence du terme « romantique », dans le roman, elle est liée aux manœuvres de la Séductrice Valérie pour obtenir la promotion de son mari : « grâce à ses manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la Légion d’honneur pour son mari ». Enfin lorsque Montès, « le More de Rio de Janeiro »,  veut se conduire en héros épique, sauvage et terrible, prêt à détruire le monde pour se venger d’une amante infidèle, la réplique de la mère maquerelle est cinglante : »Mon petit [….], Roland furieux fait très bien dans un poème ; mais dans un appartement, c’est prosaïque et cher ! »Comment concevoir la fureur passionnelle dans cet univers étriqué de choses, où l’amour n’est qu’un effet de la vanité des personnages ? L’âge napoléonien connaissait les amours mâles et fugaces des soldats qui sillonnaient l’Europe (Musset, Confession d’un enfant du Siècle), cherchant une épouse « à travers vingt pays et vingt campagnes ». Le « nouvel art d‘aimer », en vogue depuis 1830, n’est qu’un simulacre de grandeur, qui adopte les tons du sublime par pure hypocrisie, et se pare des attributs de la vertu pour mieux séduire.

L’ironie de Balzac n’épargne pas la bourgeoisie Juste milieu à travers la figure de Victorin Hulot: »Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint parfait.  Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines qui, par les ouragans, allègent le navire de grosses marchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas son rêve ; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se jura à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de son père lui fit horreur ».  Mais »Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai + alors de scrupules ! Su je pouvais, j’écraserais cette femme comme on écrase une vipère ». Le parfait vertueux devient le parfait assassin.

 

c)        C’est peut-être ce que sous-tend et signifie le principe de prolifération kaléidoscopique des passions démultipliées:

 au sein du clan Fischer-Hulot-Crevel-Marneffe

 dans les divers lieux et milieux où les passions des divers acteurs de cette « scène de la vie parisienne », qui relève aussi des « scènes de la vie privée », des « scènes de la vie militaire » et des « scènes de la vie politique » les mènent ;

dans les deux ou trois époques que leur libertinage, l’appartenance des Hulot à l’ancienne gloire impériale et celle de la bourgeoisie triomphante au « bourbier de plaisir » ou au « juste milieu » de la Monarchie de juillet impliquent enfin.

 

 

 

3-        LCB ou le tableau de passions dévastatrices

Avant-Propos »En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son, bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur »

 

a)        Destruction du sujet

Destruction physique

L’exemple de Marneffe

L’exemple du baron Hulot : « Agréable vieillard, complètement détruit », paraît « âgé de 80 ans, (les) cheveux entièrement blancs, le nez rougi par le après trois ans d’ froid dans une figue pâle et ridée comme celle d’une vieille femme, allant d’un  pas traînant, les pieds dans des pantoufles de lisière, le dos vouté »

La mort de Valérie Marneffe, atteinte d’une maladie vénérienne qui détruit, avec son corps, sa beauté et fait d’elle un objet d’aversion : »je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue ... . on ne me permet pas de me regarder dans un miroir » ; »ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains, épouvantables à voir, sont enflées et couvertes de pustules verdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaies qu’elle gratte ; enfin toutes les extrémités se détruisent dans la sanie qui les ronge ».

 

« Coups de poignard dans le cœur «  e

L’exemple de la baronne Hulot

L’exemple du comte Hulot

 

La passion létale : aliène et annihile, avec la volonté, le libre arbitre et l’aptitude de décider de sa propre existence.

L’exemple de Wenceslas : « en deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime, la statue était détestable ».

De l’amoralité à l’immoralité : l’exemple du baron Hulot qui mériterait la « cour d’assise » oh du « parfait Victorin », qui pactise avec le crime.

 

b)        « C’est la mort de la Famille » : destruction financière et structurelle de la Famille, « point de départ de toutes les institutions » (Le Curé de village)

Exemple du baron , de son propre aveu « homme infâme », « père qui devient fléau », »assassin de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire », et qui détruit financièrement et structurellement l’équilibre de la famille.

Exemple de Lisbeth, dont tout le monde croit, preuve de l’aveuglement, qu’elle la sauve, qui ne songe qu’à la détruire et meurt de n’y pas parvenir[8].

Exemple de Crevel qui, après avoir longtemps respecté la loi bourgeoise de la préservation du capital familial pour assurer sa transmission, la foule aux pieds.

Si, au dénouement, les valeurs de la Famille semblent triompher, le travail de sape de l’ironie balzacienne montre, dans la dernière page, la fatalité et la logique destructrice de la réalité, de la passion : la + convenable, la + bourgeoise des femmes du roman est à l’origine de la rechute fatale de son beau-père et de la mort d’Adeline aussi, en martyre de sa foi conjugale.

 

c)        « D’où vient ce mal profond ? ».De l’or  et de la chair, du manque de religion aussi, selon Bianchon :

 « du manque de religion […] et de l’envahissement de la finance, qui n’est autre que l’égoïsme solidifié. L’argent autrefois n’était pas tout ou admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’Etat ; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général […] Eh bien entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles ».

 

4-        Mais outre que la passion apporte à l’existence une intensité qui est nécessaire pour (bien) vivre, des trois ans d’amour Wenceslas  au remariage du baron Hulot, alias Vyder (« wieder » en allemand signifie « toujours », « à nouveau »), époux d’une Agathe « Pique tard », elle a la vertu de mobiliser toutes les facultés de l’homme à son service, de sorte que stimulant l’esprit, l’intelligence et surtout l’imagination créatrice, elle sublime le Vice et le métamorphose en œuvre d’art.

 

a)        Wenceslas puise dans sa vie passionnelle la matière de chefs d’œuvre prometteurs :

« l’amoureux d’Hortense[9] imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Il était transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspiration visible » (ch 23, p.169).

 

2ème lecture du groupe de Samson et Dalila, éloge subtil des passions, qui épuisent moins vite la vie chez certains que la sagesse, preuve que le vice est moins mortel que la Vertu : « Donc Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs ! ».

 

ó S Girardon y voit l’ultime leçon du roman sur le monde des passions : « le salut n’est pas dans la résistance, inutile, ou le combat, souvent vain. La solution la + décisive consiste à sublimer les passions en œuvre d’art. C’est alors que la passion ne tue pas, mais nourrit, qu’elle échappe aux ravages du temps et à l’éphémère. Transfigurer, transcender la passion par l’art, dans l’art, permet de redonner à la volonté le dernier mot, de se réapproprier une forme de libre-arbitre dont la passion peut initialement priver ; le + prudent pour l’artiste est sans doute de s’en tenir à l’écart, recommandation maintes fois formulée dans le roman, mais  l’existence la + intense et la + achevée consiste donc à éprouver des passions sans lesquelles la vie n’en est pas une, et à parvenir à « tirer parti » de ces affects en les transformant en œuvre par le travail ». (Stéphane Girardon, op cit, p.174-175).

 

b)        Balzac en 1846 : « La passion est dans la vie comme dans l’œuvre et dans la création de Balzac » (S Girardon)

Obsession passionnelle pour Eve Hanska[10], pour qui il cherche, à 47 ans[11], hôtel particulier et fortune en vue d’une paternité/ maternité tragiquement avortée et d’un mariage enfin célébré (« je te veux dans un paradis).

 

S’épuise à composer[12] dans la fièvre, avec La Cousine Bette, un roman qui transforme le roman-feuilleton[13] en œuvre d’art[14].

Ecrit currente calamo (au fil de la plume) un roman qui s’allonge au rythme de sa publication en feuilleton, et dont la conception tardive semble constituer un supplément à la Comédie Humaine, mais qui entretient, par son couplage avec Le Cousin Pons et par le principe du retour des personnages d’une part, par le musée imaginaire des œuvres d’art et la mise en abîme du théâtre classique dans le roman le plus théâtral de toute son œuvre d’autre part, par la relation de miroir qu’il continue à entretenir avec la société dont il se prétend le reflet enfin, une corrélation telle que ce roman des romans balzaciens peut se lire tout à la fois comme une totalité (en cela il forme un « monde » : le monde fictif de LCB) et comme le fragment d’une totalité historique et romanesque : le monde de La Comédie humaine de Balzac : «en voyant reparaître dans quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des + hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages subsisteront peut-être encore, alors que la + grande partie des modèles seront morts et oubliés » (Félix Davin, « Introduction aux études de Mœurs », in Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée, in Mme Charles Béchet, Paris, 1835).

 

 



[1] Titre du ch 14 de la biographie de Racine par Georges Forestier, Racine, biographies Gallimard, 2006, p. 296-320

[2] « Passion de l’âme qui resserre le cœur, et qui est causée par quelque perte, quelque accident, quelque souffrance » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

[3] Idée antique du Logos comme se rapportant au champ de la raison, de l’ordre, de l’harmonie, de la clarté, de l’universalité et de la vie. Monde des Idées platoniciennes ou monde de la Raison stoïcienne. « Cité de Dieu » définie par Saint Augustin. Dans ces cas de figure, le monde des passions n’est pas pensé pour lui-même, mais comme le négatif de ce qui est considéré comme le fondement métaphysique du monde, partant le monde vrai ou la réalité vraie, à l’aune desquels est mesuré, défini, caractérisé et pensé le monde des passions comme strict négatif du monde de la Raison, des essences, de l’Être, du divin, de la Sagesse etc… : le monde de l’ignorance  (Platon), de la perturbation de l’intelligible par le sensible (Platon), de l’irrationnel (étiologie de la passion comme opinion fausse), du charnel, sources de désordre, de la disharmonie, d’obscurité, de variabilité, de particularité, de maladie, de folie et de mort, etc

[4] 4 influences :  loi de conservation de la matière de Lavoisier, théorie de Bichat sur la distribution des forces dans les organismes vivants ; vogue du magnétisme et  correspondance établie par Swedenborg entre monde physique et monde spirituel,

[5] terme à comprendre en fonction de l’étymologie du mot : « species » signifie vue et le « speculum » est miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière« spéculer ». 

[6][6] «Et puis, Crevel, sais-tu ? Moi, j’ai peur, par moments… La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu ? Sa vengeance fond sur la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles, sont des expiations. […] Et si je te perdais !... ajouta-t-elle en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie !!! Ah ! j’en mourrais ! Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante !), et dit avec une incroyable onction la prière suivante : - Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas + souvent le chevet de celle qui vous est confiée ? […] –Ma louloutte !, dit Crevel. – Il n’y a + de louloutte, monsieur ! Elle se retourna fière comme une femme vertueuse et, les yeux humides de larmes, elle se montra digne, froide, indifférente. –Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel.[…] Crevel pleurait à chaudes larmes. –Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dot les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de 200 000 francs ».

[7] Scène du départ du domicile conjugal.

[8] « Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien qu’elle fit condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phtisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille ».

[9] Elle-même qualifiée de « vivant chef d’œuvre du baron Hulot ».

[10] Admiratrice de son œuvre, cette comtesse polonaise a longtemps entretenu avec Balzac une correspondance  clandestine, parfois par voie de presse, avant de le rencontrer dans des circonstances romanesques et d’accepter, plusieurs années après son veuvage et après des atermoiements, de l’épouser quand elle tombe enceinte au cours de leurs voyages dans toute l’Europe. Comme Valérie, elle met au monde un « enfant non viable » .

[11] Il mourra cinq ans + tard.

[12] Il parle du « terrible travail de La Cousine Bette.

[13] Le roman est d’abord publié, sous forme de feuilleton et à mesure qu’il se constitue, dans Le Constitutionnel.

[14] « Le moment exige que je fasse deux ou trois œuvres qui renversent les faux dieux de cette littérature bâtarde » (Lettre à Mme Hanska). Et de fait, « on crie au chef-d’œuvre de tous côtés ! », ce qui a pour conséquence une « prolifération inattendue de l’œuvre » : « ça grandit et ça s’allonge tous les jours, je ne veux pas manquer ce beau sujet- là ; il faut tous les développements ».