"La terre a vu jadis errer des paladins" nous dit Victor HUGO (1802-1885) dans son magnifique recueil La Légende des Siècles (1859) en particulier dans l'un de ses poèmes "Les chevaliers errants"(1). 

 

La réalité historique montre que les chevaliers ne sont pas toujours de preux paladins, défenseurs de la veuve et de l'orphelin. Le but n'est pas d'écorcher la superbe image que nous avons d'eux mais nous pourrons apporter des nuances à leurs si belles histoires.

Le troubadour Bertan de BORN qui a vécu au XIIe siècle a laissé de nombreuses œuvres parlant des chevaliers. Dans l'une d'entre elles, il tient des propos tout à fait surprenants  : La vie de chevalier, vue par Bertran de BORN

Le chevalier, personnage d'élite n'est-il pas parfois éloigné de la réalité ? N'est-il pas enfermé dans un monde à part ? Il est intéressant de voir que le thème de la folie revient plus souvent qu'on aurait pu le croire. L'errance du chevalier devient dans certains cas synonyme d'erreur. Si c'est se trompant qu'on apprend, alors, les chevaliers apprennent beaucoup.

La Folie de Tristan

Commençons par la légende de Tristan et Iseut présente un cas particulier. Débordant d'amour pour Iseut, mais pourchassé par la colère du Roi Marc, Tristan choisit un stratagème pour retrouver celle qu'il aime. Il se fait passer pour un fou, sûr ainsi de ne pas être attaqué.

"Il arrive directement à la cour et, pas une seule fois ne trouve porte close. Quand Tristan se présenta devant le roi, il avait piètre allure. Avec son crâne tondu très haut et son cou interminable, il est merveilleusement dans la peau d'un fou. Maigre, le visage mâchuré, noir et blafard, […] n'aurait pu être reconnu de quiconque dans la salle. L'amour le contraint à se donner beaucoup de mal. Marc l'interpelle et lui demande : "Fou, quel est ton nom ?

- Je m'appelle Picol.

- Qui est ton père ?

- Un morse.

- Quelle est ta mère ?

- Une baleine"

(Folie Tristan de BERNE, traduction de Daniel LACROIX et Philippe WALTER)

Le fous ne peu être pris au sérieux, mais il ne peut non plus être condamné. Sachant cela, Tristan a fait preuve de ruse, ce qui n'est pas la vertu première des chevaliers.

Chevaliers de la Table Ronde en folie

Voyons maintenant des cas de folie véritable qui portent atteinte à l'intégrité des héros.

Ainsi, à la fin du roman qui porte son nom, et à cause de ses errances comme de ses fautes et de ses doutes, Lancelot devient-il fou. Il " en fut au point d'avoir totalement perdu la raison et la mémoire, de plus savoir ce qu'il faisait ni ou il allait , il errait longuement sans habits comme il avait quitté Camaalot, il erra à pied, des jours durant, une heure droit devant, une heure dans l'autre sens" (traduction de Marie-Geneviève GROSSEL).

Il lui faudra le passage et les miracles du Graal pour être guéri (voir La Quête du Graal). C'est un élément surnaturel qui le sort de cet état dans lequel il aurait pu rester jusqu'à sa mort. Lancelot est victime de ses péchés et a besoin d'un intervention divine pour rentrer dans le droit chemin.

Dans l'un des récits de Chrétien de TROYES, Yvain ou le chevalier au lion, c'est Yvain qui sombre dans la folie car il n'a pas respecté ses engagements auprès de son épouse Laudine. Il n'est pas revenu auprès d'elle au bout d'un an comme il l'avait promis. Une messagère lui déclare que Laudine ne veut plus de lui.  "

Il marcha tant qu'il se trouva très loin des tentes et des pavillons. Alors il lui monte un tourbillon dans la tête, si puissant qu'il perd la raison ; puis il déchire ses vêtements et s'en dépouille et s'enfuit  par les champs et les vallées, laissant ses gens en plein désarroi, qui se demandent avec étonnement où il peut être. […] Cependant il ne se souvenait plus de quoi que ce fût qu'il ait pu faire auparavant. Il guette les bêtes dans les bois, il les tue, et puis mange la venaison toute crue. Il demeura […] longtemps dans la forêt, comme un homme privé de raison et sauvage" (traduction de David HULT).  C'est bien l'amour qui lui fait perdre la raison. Recueilli par un ermite, il aura besoin d'un baume donné par une demoiselle pour guérir. C'est presque une intervention féérique.

 

Appréciez aussi la version qu'en donne John HOWE, un illustrateur extrêmement talentueux, dont les œuvres ont servi à mettre en images Le Seigneur des Anneaux : La Folie d'Yvain.

La Folie d Yvain © John Howe ; www.john-howe ; reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

La Folie d'Yvain © John Howe ; www.john-howe ;

reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

Roland furieux

Roland Furieux (1516) de l'ARIOSTE (1474-1533) dont il a été question dans Gustave Doré : l'imaginaire au pouvoir, compte rendu, nous présente d'autres aventures du héros national. Persuadé d'avoir été abandonné par Angélique, l'amour de sa vie, il s'enfuit  dans la forêt :

"Il ne cesse de verser des pleurs, il ne cesse de pousser des cris ; il ne goûte de repos ni la nuit ni le jour ; il fuit les bourgs et les cités, couchant à découvert, en pleine forêt, sur la terre nue. Il s’étonne d’avoir dans la tête une source de larmes si vivace, et qu’il puisse pousser tant de soupirs […]. Ici reste le casque, et là reste l’écu ; au loin le harnais et plus loin le haubert. En somme, je dois dire que toutes ses armes furent dispersées çà et là dans le bois. Puis il déchire ses vêtements et montre à nu son ventre velu, toute sa poitrine et son dos. Et alors commence la grande folie, si horrible que jamais personne n’en verra de semblable" (traduction de Francisque REYNARD, chant XXIII).

L'adjectif furieux ne signifie pas qu'il est en colère mais qu'il est frappé de furie, une folie meurtrière qui l'empêche de reconnaître les siens (comme Hercule/Héraclès dans la mythologie grecque). On voit alors le chevalier déraciner des arbres à mains nues et abattre des hommes par dizaines. Il faudra que le duc Astolphe aille sur la Lune pour entrer en possession d'une fiole qui lui rendra la raison (chant XXXIX).

Don Quichotte contre les moulins à vent

Pour finir, observons les plus fameux des chevaliers fous : Don Quichotte dans L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche  (1605) de Miguel de CERVANTES SAAVEDRA (1547-1616). L'auteur avait pour but avoué de parodier et sans doute d'enterrer tous les romans de chevalerie qui l'avaient précédé. Le Roland furieux était l'une de ses influences. Il choisit pour héros un hidalgo, un Espagnol qui appartient à la petite noblesse, d'une cinquantaine d'années qui a la tête remplie d'histoires d'Amadis de Gaule (nom d'un célèbre héros de fiction) et tous les chevaliers abordés dans cette thématique. Au premier chapitre, il décide de se faire chevalier errant. Il nettoie les armes rouillées de ses ancêtres, se fabrique un casque et monte sur un mauvais cheval [= une rosse] qu'il nomme Rossinante. Il se donne le nom de Don Quichotte de la Manche. Il déclare ensuite qu'Aldonsa Lorenzo, une femme qu'il a aimé autrefois, deviendrait la dame de ses pensées sous le nouveau nom de Dulcinée du Toboso [voilà pourquoi une "dulcinée" est le surnom de la femme qu'on aime]. Il arrive à persuader Sancho Panza [panse = ventre] d'abandonner femme et enfants pour devenir son écuyer. Celui-ci le suivra donc sur son âne dans toutes ses aventures cocasses, dont voici la plus célèbre :

- Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin. — On voit bien, répondit Don Quichotte, que tu n’es pas expert en fait d’aventures : ce sont des géants, te dis-je" (chapitre VIII, traduction de Louis VIARDOT)

Retrouvez les détails  dans l'extrait  : Don Quichotte affronte les moulins à vent

Se battre contre des moulins à vent", c'est défendre une cause perdue. On en rit, mais ce "chevalier à la triste figure", cet homme nostalgique poursuit un idéal chevaleresque qui n'existe plus que dans ses rêves. Avec lui disparaissent les valeurs d'une autre époque. Le succès a cependant été tel que Gustave DORÉ en a fait de magnifiques gravures (voir le compte rendu d'exposition, L'imaginaire au pouvoir), que le caricaturiste Honoré DAUMIER en a fait des illustrations. Plus tard, en 1910, Jules MASSENET (1842-1912) en a composé un opéra en cinq actes, Don Quichotte avec une voix de basse pour le rôle titre. Le cinéma s'en est emparé bien des fois aussi. Pour bien illustrer cette chasse aux chimères, nous citerons le documentaire de Terry GILLIAM (1940-) Lost in la Mancha (2002)  qui raconte son échec à réaliser son film sur Don Quichotte, une façon de ne pas abandonner ses rêves...
 


Le mois prochain, vous lirez BAS LES MASQUES, l'art de la dissimulation...

N. THIMON

NOTES :

1 : Retrouvez le reste ici : Extrait des "chevaliers errants" de Victor HUGO