D'autres personnages partagent la réputation d’invincibilité. Au matin du monde, les héros accomplissaient des tâches hors du commun. Mais comme l'affirme Rodrigue dans  Le Cid : "ton bras est invaincu mais non pas invincible"(1). Nous verrons trois héros dont le point commun est aussi un point faible.

a) Sur les talons d'Achille

"Chante la colère, déesse, du fils de Pélée, Achille" (traduction d'Eugène LASSERRE). C'est le célèbre incipit(2) de l'Iliade, le grand récit épique d’HOMÈRE. Cela nous indique qui est le véritable héros de cette histoire. Achille fait partie des héros grecs les plus appréciés et les plus réputés.  Il est un demi-dieu, fils du mortel Pélée et de la déesse marine Thétis. C' est le héros noble par excellence, loué pour sa beauté, craint pour sa vaillance, un guerrier parfait. Le "bouillant Achille" est décrit comme un jeune homme colérique, impulsif, toujours prêt au combat. 

APOLLONIOS de RHODES (295-215 av. J.C.), dans les Argonautiques, décrit le stratagème de Thétis qui veut préserver son fils :

Elle avait en effet coutume de brûler l'enveloppe des ses chairs mortelles au milieu de la nuit, dans la flamme d'un brasier ; puis, chaque jour, elle frottait d'ambroisie(3) son tendre corps pour le rendre immortel et écarter de lui l'odieuse vieillesse (chant IV, traduction d'Emile DELAGE et Francis VIAN).

Mais le poète latin STACE (45-96) dans l'Achilléide, raconte que sa mère l'a trempé dans l'un des fleuves des enfers, afin de lui assurer l'invulnérabilité : "dès ta naissance, j'ai armé ton corps (que ne l'ai-je armé tout entier !) des tristes eaux du Styx" (Livre I, traduction de M. NISARD). Pour accomplir cette opération, la déesse était contrainte de tenir son fils par le pied et c'est ainsi que seul son talon n'a pas bénéficié des pouvoirs du fleuve.

Au chant IX de l'Iliade, le héros révèle le choix qui lui a été proposé pour sa destinée :

Ma mère me dit en effet, la déesse Thétis aux pieds d'argent, que des génies funestes de deux sortes m'emportent vers la mort, vers ma fin : si je reste ici à combattre, autour de la ville des Troyes, c'en est fait pour moi du retour, mais ma gloire sera immortelle ; si je retourne en ma maison, sur la terre des ma patrie, c'en est fait pour moi de la noble gloire, mais ma vie sera longue, et ce n'est pas  de sitôt que la fin, la mort m'atteindra.

C'est la première option qui a été choisie.

L'essentiel du mythe d'Achille se situe lors de la guerre de Troie. Les Grecs sont réunis autour du roi Ménélas pour récupérer sa femme, la belle Hélène, enlevée par le prince troyen Pâris. Les Troyens, rassemblés autour de leur roi Priam et menés par le prince Hector, se défendent dans leur cité réputée imprenable. Le film Troie (2004) de Wolfgang PETERSEN, retrace les grands moments de le célèbre guerre. S'il est vrai que le casting est prestigieux (Brad PITT dans le rôle d'Achille, Orlando BLOOM, Eric BANA, Peter O'TOOLE, Sean BEAN...), que les décors sont grandioses et que les scènes de bataille sont épiques, cette version reste volontairement dénuée de tout aspect mythologique.

La mort d'Achille est annoncée plusieurs fois dans l'épopée d'HOMÈRE. Lorsque Achille tue Hector, celui-ci lui le menace :

"Prends garde maintenant que les dieux ne s'irritent contre toi à cause de moi, le jour où Pâris et Phébus Apollon, tout noble que tu es, te perdront près de la porte Scée" (Chant XXII).

D'autres textes que l'Iliade racontent comment les Grecs pourront enfin entrer dans la ville, pour le découvrir lisez HÉROS DE JADIS : Rusés !

Enfin, OVIDE (43 av. J.C. -17 ap J.C.) dans les Métamorphoses, confirme la prédiction d'Hector. Apollon "tourna contre lui l'arc de Paris et, de sa main meurtrière, il dirigea le trait, sûr d'atteindre le but". Le peintre flamand Pierre Paul RUBENS (1577-1640) a parfaitement illustré cette scène dans son tableau La mort d'Achille (1630-1635). Au premier plan, on voit le héros tombant, le visage et le corps tordus par la douleur. La flèche transperce son talon droit de part en part. A l'arrière-plan on aperçoit Pâris, l'arc dans la main, guidé par Apollon. Le tout est encadré par des colonnes et prend ainsi un aspect théâtral, comme une tragédie.

Pâris, qui n'est pas réputé pour ses valeurs guerrières, tue son ennemi de loin et de dos, comme un lâche. Voici comment est née l'expression "talon d'Achille" pour désigner l'unique point faible d'un personne.

b) Siegfried à la peau de corne

En se déplaçant bien plus au nord de l'Europe, on trouve un récit qui s'apparente à celui d'Achille. Les mythologies germaniques et scandinaves rapportent l'histoire d'un grand héros guerrier nommé Siegfried, Seyfried, Sigfrid, ou encore Sigurd. Comme toujours, de nombreuses versions se bousculent pour lui offrir une identité toujours plus prestigieuse. Sa popularité doit beaucoup à l'opéra en quatre parties de Richard WAGNER (1813-1883) : L'anneau du Nibelung (1849-1876). La mise en musique offre des morceaux célèbres, des passages épiques et des envolées lyriques malheureusement détournés par le régime nazi. Le compositeur allemand s'appuyait sur diverses traditions pour composer sa propre histoire. La légende de Siegfried est étroitement liée à celle du dragon Fafner/Fafnir (voir AUTOUR DU HOBBIT 3/3 : La représentation symbolique du dragon dans la culture occidentale).

Des auteurs de bande dessinée comme Sébastien FERRAN dans L’Anneau des Nibelungen, Nicolas JARRY et DJIEF  dans  Le Crépuscule des dieux  et Alex ALICE dans Siegfried  ont adapté le récit à partir de 2007. Chacun raconte l'affrontement avec le dragon et montre le héros baigné dans le sang. Seul Alex ALICE ne l'associe pas au don d'invulnérabilité. Il suit en cela la version de WAGNER chez qui le sang permet de comprendre le langage des oiseaux et d'obtenir ainsi de capitales informations. Son magnifique travail est à son tour devenu une source d'inspiration pour le sculpteur contemporain Christophe CHARBONNEL qui a réalisé plusieurs modelages de ce héros en 2015, exposés à la Galerie Bayart (voir Exposition Mathieu Lauffray, Christophe Charbonnel, Alex Alice, compte rendu.)

Il existe un récit anonyme rédigé en haut allemand, Seyfried à la peau de corne (XIIIe s). Le texte complet, établi par l'énorme travail de Claude LECOUTEUX, est disponible en suivant ce lien : http://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/cetm/seyfried/Seyfried.htm. Le sang du dragon a le pouvoir de donner à la peau la dureté de la corne.  On nous raconte comment le héros une fois recouvert de la corne du dragon devient invulnérable. Seule une partie entre ses épaules n’a pas reçu ce don.

La Chanson des Nibelungen  (XIIIe siècle, traduction de Jean AMSLER), poème épique germanique, évoque en quelques strophes l’explication de la force prodigieuse du héros. Sa femme Kriemhild révèle : « quand il tua le dragon[…] il se baigna dans le sang […] c’est pourquoi il n’est d’arme qui le blesse » mais elle ajoute « il lui tomba entre les omoplates une large feuille de tilleul, c’est là qu’on peut le blesser » (XV, strophes 899 à 901).

Le héros nordique souffre donc lui aussi d'une sorte de  « talon d’Achille ». Il faudra un traître et un lâche pour venir à bout de lui. C'est Hagen qui jouera ce rôle.

Comme Messire Siegfried buvait à la fontaine, il le frappa où était la croix de fil ; le sang jaillit de la blessure, du cœur de Siegfried sur le vêtement de Hagen. Jamais héros ne commit pire forfait (XVI, strophe 981).

Il n'y a pas de hasard ou de coïncidence pour expliquer la ressemblance avec le mythe d'Achille. Au Moyen-Âge, les érudits connaissent les récits antiques et n'hésitent pas à les réemployer. Ils veulent ici montrer le mauvais chevalier qui ne peut vaincre son ennemi de face, dans un combat loyal.

c) La chevelure de Samson

La Bible, dans l'Ancien Testament, plus précisément dans le livre des Juges, chapitre XIII à XVI, nous raconte l'histoire d'un héros qui n'a rien à envier à ceux des poèmes grecs ou germaniques. C'est celle de Samson, à la force prodigieuse. Il arrivera à se distinguer à une époque où le peuple d'Israël est opprimé par ses ennemis les Philistins.

Sa naissance est miraculeuse puisque, bien qu'elle soit stérile, sa mère parvient à l'enfanter, grâce à l'aide de Dieu. Pour montrer son lien avec le Ciel, il ne devra jamais se raser la tête. Plus tard, son don divin se manifeste :

L’esprit du Seigneur pénétra en lui, et Samson, sans avoir rien en main, déchira le lion en deux comme on déchire un chevreau (XIV, 6, traduction œcuménique).

Comme Achille, il cède souvent à la colère, mais cela lui est toujours inspiré par Dieu qui montre à travers lui sa puissance. Il livre un affrontement extraordinaire contre les Philistins :

Puis, trouvant une mâchoire d’âne toute fraîche, il étendit la main, la ramassa et en frappa mille hommes. Samson dit : "Avec une mâchoire d’âne je les ai étrillés, avec une mâchoire d’âne j’ai frappé mille hommes" (XV, 15-16).
 

Rien ne semble pouvoir l'arrêter, c'est pourquoi le Philistins font appel aux services de la très belle Dalila. Comptant sur l'amour que lui porte Samson, ils espèrent qu'elle pourra leur révéler le secret de sa force miraculeuse. Le héros lui ment trois fois avant de dévoiler le mystère. Il faut lui couper les sept tresses de ses cheveux qui n'avaient jamais été rasés. La jeune femme l'endort sur ses genoux et les Philistins parviennent à le capturer. Observez l'huile sur toile de Anton VAN DYCK (1599-1641) Samson et Dalila, Dalila semble presque désolée de voir son amant arraché de ses bras par des soldats déterminés et dangereusement armés (remarquez la menaçante masse d'armes et le regard fou de l'un d'eux à droite en arrière-plan). La scène est violente et dynamique, les drapés volent au vent et augmentent l'impression de mouvement, les cordes d'apparence fragile enlacent malgré tout Samson. Les jeux de lumière attirent l'attention sur les riches vêtements de la femme et la nudité du héros, affaibli. Enfin, à gauche au premier plan, vous pouvez voir sur le sol les mèches de cheveux et les ciseaux, indices de la trahison qui vient de se commettre.


"La colère de Samson" issu des Destinées, recueil poétique d'Alfred de VIGNY (1797-1863) rejoue ce motif :


Il dit et s'endormit près d'elle jusqu'à l'heure
Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure,
payant au poids de l'or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux


C'est une fois de plus à cause d'une attitude déloyale que le héros est vaincu, c'est le mensonge de la femme qu'il aime qui le jette dans les filets de ses ennemis. Un motif que retiendront les artistes en tous genres : Camille SAINT-SAËNS (1835-1921) avec son opéra Samson et Dalila (1877)(4), repris partiellement par le groupe MUSE sur le morceau "I Belong to You" tiré de l'album Resistance (2009) ou le réalisateur  Cecil B. DeMILLE avec sa propre version de Samson et Dalila (1949). Pourtant l'histoire ne s'arrête pas là, lisez le 16 chapitre des Juges pour connaître la fin. Gustave DORÉ (1832-1883) a réalisé une gravure illustrant cet autre épisode de la vie de Samson. Le héros repousse à mains nues deux immenses colonnes qui s'effondrent et montre à des milliers de personnes l'étendue de la force que Dieu lui prête.


Le pouvoir du héros fait de lui un être exceptionnel, son point faible est ce qui le rapproche le plus de nous et de nos craintes. Même si on peut regretter la mort du héros, il faut reconnaître que c'est aussi la malhonnêteté des ennemis qui sert à le grandir. On garde de lui l'image d'une noblesse trahie, fauchée en plein vol, mais dont l'éclat ne se ternit jamais.

 

 

D'autre héros emploient davantage leur esprit pour venir à bout de leurs ennemis, vous les rencontrerez dans une semaine avec HÉROS DE JADIS 2/2 : Rusés !

 

 

 

Le mois prochain, vous lirez HÉROÏNES DE TOUJOURS, l'art au féminin.

 

N. THIMON

NOTES :

1 : Sur cette réplique voir l'analyse et le résumé en suivant ce lien vers Le Cid de Pierre Corneille.

2 : Incipit : les tout premiers mots d'un récit.

3 : Dans la mythologie grecque, l'ambroisie est la nourriture des dieux et le nectar est leur boisson.

4 : Le morceau le plus connu est dans l'acte II : "Mon cœur s'ouvre à ta voix". Dalila est interprétée par une voix mezzo-soprano, or, conformément à ce que dit Élise BECKERS dans l'interview Chanteuse lyrique, vive l'opéra !, cette voix correspond souvent aux rôle des "méchantes".