La bohémienne, une figure littéraire


Prosper MÉRIMÉE (1803-1870) publie en 1845 une nouvelle intitulée Carmen. Comme à son habitude, il commence son récit à la première personne et laisse croire qu'il s'agit d'une histoire vraie. La scène prend place en Andalousie, en 1830. Le narrateur fait la connaissance d'un homme qui s'avère être celui qu'on surnomme José Maria de Navarro, un célèbre bandit. Il lui permet d'échapper aux forces de l'ordre.
Dans la seconde partie, le narrateur s'arrête à Cordoue et fait la connaissance d'une jeune femme. Lorsqu'il l'interroge sur son identité, elle lui répond :

— Allons, allons ! vous voyez bien que je suis bohémienne ; voulez-vous que je vous dise la baji [la bonne aventure] ? Avez-vous entendu parler de la Carmencita ? C’est moi.

"La Carmencita" : l'emploi de l'article défini prouve que cette femme est une célébrité. Le suffixe -ita joue le rôle de diminutif affectueux, mais ne cache pas le sens véritable de son nom. Carmen en latin signifie une "formule magique". Or, cette jeune femme qui se présente comme une gitane ou une bohémienne, considérée par certains comme une sorcière, prétend manipuler des arts surnaturels. De plus, carmen a donné le mot "charme". L'héroïne dispose en effet d'un charme physique évident qui lui permet de séduire les hommes. Tous ces aspects sont réunis dans la description ambiguë de l'héroïne : 

Sa peau, d’ailleurs parfaitement unie, approchait fort de la teinte du cuivre. Ses yeux étaient obliques, mais admirablement fendus ; ses lèvres un peu fortes, mais bien dessinées et laissant voir des dents plus blanches que les amandes sans leur peau. Ses cheveux, peut-être un peu gros, étaient noirs, à reflets bleus comme l’aile d’un corbeau, longs et luisants. Pour ne pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, je vous dirai en somme qu’à chaque défaut elle réunissait une qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le contraste. C’était une beauté étrange et sauvage, une figure qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun regard humain. Œil de bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation. Si vous n’avez pas le temps d’aller au Jardin des Plantes pour étudier le regard d’un loup, considérez votre chat quand il guette un moineau.

(Première partie)

Un portrait en rouge et noir

Vous constatez ainsi les multiples comparaisons avec des animaux qui font de Carmen un charmant prédateur. Cette description très célèbre est reprise en poésie par Théophile GAUTIER (1811-1872), dans le recueil Émaux et camées (1852). Il fait ressortir très habilement les couleurs rouges et noires dans ce poème de six quatrains en octosyllabes et rimes croisées : 

Carmen

Carmen est maigre - un trait de bistre
Cerne son œil de gitana ;
Ses cheveux sont d'un noir sinistre ;
Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu'elle est laide,
Mais tous les hommes en sont fous ;
Et l'archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;

Car sur sa nuque d'ambre fauve
Se tord un énorme chignon
Qui, dénoué, fait dans l'alcôve
Une mante à son corps mignon,

Et, parmi sa pâleur, éclate
Une bouche aux rires vainqueurs,
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.

Ainsi faite, la moricaude
Bat les plus altières beautés,
Et de ses yeux la lueur chaude
Rend la flamme aux satiétés.

Elle a dans sa laideur piquante
Un grain de sel de cette mer
D'où jaillit nue et provocante,
L'âcre Vénus du gouffre amer.

 

La femme fatale

La rencontre avec cette curieuse femme est l'occasion pour le narrateur de retrouver Don José - qui est l'amant de Carmen - juste avant qu'il ne soit arrêté (Deuxième partie). C'est dans la troisième partie que Don José, emprisonné, raconte son histoire. Le récit enchâssé est un élément récurrent des nouvelles de MÉRIMÉE. José confie comment il a fait la connaissance de la bohémienne : 

Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait…

L'image est séduisante mais la violence de la comparaison montre aussi le danger mortel qui accompagne Carmen. Caractère confirmé peu après lorsqu'elle se dispute avec une autre femme et qu'elle lui taillade le visage avec un couteau.

Bien qu'il appartienne à la petite noblesse de Navarre, en pays basque, et qu'il soit engagé dans la cavalerie, José Lizarrabengoa se laisse séduire par Carmen :

Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi.

Il se fourvoie pour elle, fait de la prison, perd son grade. Il accepte alors de mener avec elle une vie de mensonges et de vols un peu comme le Chevalier Des Grieux (voir HÉROÏNES DE TOUJOURS 3/4 : Femmes d'amour). Il devient le chef d'une troupe de bandits. C'est la jalousie plus que la tricherie au jeu qui le conduit à tuer Garcia, l'un de ses compagnons. Il se justifie en disant : "J’aime Carmen, et je veux être seul". Il voudrait l'emmener en Amérique pour faire une nouvelle vie. Mais Carmen revendique sa liberté, son amour pour José n'a duré qu'un temps, elle s'est trouvée d'autres proies et ne craint pas la mort. C'est insupportable pour José qui commet l'irréparable.

Le récit de Don José s'achève de façon tragique, aucun espoir n'était possible puisqu'il était enfermé et que tout était déjà joué. Le destin s'était donc accompli. Le mot fatal, vient du latin fatum qui signifie le "destin". En plus de s'être déformé en fata (qui a donné le mot "fée"), le mot fatum a donné "fatal" qui renvoie à une fin néfaste : la mort.  Carmen intervient dans une histoire impossible à changer, elle semble appartenir à un monde magique, elle exerce un attirance irrésistible et elle provoque la mort. Ce mélange classique d'amour et de mort est exprimé par toutes les situations, tous les couleurs, tout le vocabulaire et font véritablement de Carmen la femme fatale.

L'opéra comique de Georges BIZET

La célébrité du personnage est également due à l'un des opéras comiques les plus connus, appréciés et joués : Carmen (1875) de Georges BIZET (1838-1875). L'opéra en quatre actes repose sur un livret écrit par Henri MEILHAC et Ludovic HALÉVY qui adapte librement la nouvelle de MÉRIMÉE.

Dans cette version, José est déjà fiancé à une certaine Micaëla, mais il a du mal à résister aux charmes de la belle Andalouse. Carmen, interprétée par une mezzo-soprano(1), déploie ses envoûtements en chantant devant les hommes "l'amour est un oiseau rebelle" (2): 

L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
(Acte I)

Cet air parmi les plus fameux est surnommé Habanera [de la Havane] d'après une danse d'origine cubaine. Il résume bien les caractéristiques de le bohémienne fatale, mêlant étroitement le désir et la menace. La jeune femme finit par s'attacher à un torero, Escamillo(3), et délaisse José dont la jalousie le pousse au meurtre final. Retrouvez l'analyse de l'opéra sur ce blog dans Carmen, l'opéra de Georges BIZET.

Carmen MacCallum de Fred DUVAL : une tueuse au grand cœur ?

La fascinante gitane jette ses sorts jusqu'à notre époque. Le scénariste de bandes dessinées Fred DUVAL, féru de sciences et d'histoire, de théâtre et de littérature, cité plusieurs fois dans Lettres d'Arts pour ses récits de science-fiction, a créé avec Olivier VATINE et GESS la série Carmen McCallum, en 1995. Cette jeune femme d'origine hispano-irlandaise est une mercenaire d'apparence froide et d'une redoutable efficacité qui connaît de multiples aventures dans les années 2050. Je cède la parole à son créateur qui a accepté de nous en faire le portrait :

De l’héroïne de Prosper Mérimée, Carmen Mc Callum a sans nul doute hérité de quelques gènes, voire de mauvaises habitudes.
L’Espagne tout d’abord puisqu’elle est née à Barcelone le 7 novembre 2021 d’un père Irlandais et d’une mère Catalane. Elle passe une grande partie de son enfance à fréquenter et étudier la faune parfois dangereuse qui peuple les ramblas avant de quitter l’Espagne en 2036 pour rejoindre son père, membre actif de l’Ira, à Dublin. Pendant les quatre années où elle lutte pour la réunification des deux Irlande, elle est initiée à la guérilla urbaine et devient experte en maniement des armes les plus sophistiquées.
La tendance à charmer les militaires et les mauvais garçons en fait encore une cousine de la Carmen originelle, mais la Mc Callum, contrairement à son aïeule, verra toujours la main fébrile tenant la dague fatale arriver furtivement vers son corps, détournera d’un geste la trajectoire de l’assassin transi d’amour, lui saisira le poignet, le désarmera, le projettera par-dessus son épaule et lui brisera l’épaule, le coude et les doigts avant de le toiser d’un regard et d’un sifflement de défi qui évoquera aux plus anciens l’air du toréador, si cher à Bizet.
Considérée comme décédée par Interpol en 2040, on retrouve sa trace sur la Lune en 2043 où elle fait la connaissance d’un pirate informatique de premier ordre. Depuis, elle vend ses services au plus offrant, accumulant les missions d’exfiltration, de sabotage, ou d’espionnage industriel…
Fred DUVAL, interrogé le 13 janvier 2016 pour Lettres d'Arts.

Au fil des péripéties, le lecteur apprend à mieux la cerner. Bien qu'elle semble plutôt appartenir à la catégorie des femmes de guerre, aux côtés de Lara Croft et Ellen Ripley (voir HÉROÏNES DE TOUJOURS 2/4 : Femmes de guerre, a. Celles qui se battent...) son personnage se révèle peu à peu sous d'autres aspects subtils et touchants. Son nom fait référence à ses origines espagnoles mais également au récit de MÉRIMÉE, car on voit bien qu'elle aussi apporte la mort.

Dans l'épisode Vendetta (2009, tome 9 de la série), l'héroïne, en pleine mission meurtrière, a cet échange révélateur avec un ami : "Garde tes sentiments à distance. Les hommes qui m'aiment meurent prématurément" (p. 45). Cette remarque n'a rien d'anodin au regard de toutes les aventures vécues par Carmen. Le tome suivant, Mazzere (2010), laisse entendre qu'une force surnaturelle habiterait Carmen. Le récit revient sur une croyance folklorique dépeignant des personnages pouvant prendre forme animale, une version corse du chamanisme. Magie, mort et animalité encore rassemblées autour de Carmen telles que les décrivait déjà MÉRIMÉE.

Carmen fait partie des personnages les plus marquants de l'histoire des arts. MÉRIMÉE, en se détachant de la gentille Esméralda de Victor HUGO dans Notre-Dame de Paris (1831),  a créé un personnage faussement typique mais vraiment symbolique. Carmen est un être d'exception qui cumule et dépasse les attributs des héroïnes de l'art. Capable d'aimer et de tromper, elle séduit ou rejette, elle revendique sa liberté tout en étant prisonnière de ses envies, elle donne de l'amour et provoque la mort, aime la vie mais ne craint pas de mourir. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les héroïnes qui peuplent nos récits et œuvres d'art, notamment celles qui mènent des enquêtes, Mrs Marple de la romancière Agatha CHRISTIE, Adèle Blanc-Sec du dessinateur TARDI, ou Jessica Fletcher de la série américaine Arabesque... Carmen fait partie de ces êtres qui fascinent et laissent une marque indélébile. L'empreinte de ses pas traverses les siècles et nous conduit à toujours considérer avec admiration l'accomplissement d'une héroïne déterminée.

Je remercie très chaleureusement Fred DUVAL pour son aimable participation à cet article.

Le mois prochain, vous lirez AU TEMPS DU ROMANTISME.

 

N. THIMON

NOTES :

1 : Sur les hauteurs de voix, consultez l'interview Chanteuse Lyrique, vive l'opéra !

2 : Retrouvez le texte intégral ici :Extrait de Carmen : L'amour est un oiseau rebelle (acte I) sur un air de habanera ; Georges BIZET. L'air a été tant de fois repris dans la publicité, le cinéma, la télévision que chacun le connaît sans forcément le reconnaître. Un exemple avec le morceau "Carmen" de STROMAE sur l'album Racine carrée dans lequel le chanteur dénonce les dangers d'une mauvaise utilisation de Twitter.

3 : Un autre air connu accompagne l'entrée d'Escamillo : "Toréador, en garde !". D'une autre façon l'amour et la mort sont mêlés, ce qui l'attend c'est autant le taureau que Carmen.