I. Héroïnes tragiques

Nous commencerons la thématique avec ces femmes qui sont promises à la mort. Leur situation, souvent injuste, fait d'elles des personnages capables d'émouvoir le public et dont les qualités se révèlent ainsi à nous. L'exemple de Judith, raconté dans l'Ancien Testament (Le livre de Judith), montre comment une simple jeune femme parvient, après l'avoir enivré, à décapiter Holopherne le chef ennemi de son peuple. La scène est reprise en peinture (le CARAVAGE ou KLIMT...), théâtre (GIRAUDOUX...) ou musique (VIVALDI...).

  • Schéhérazade et les mille et une nuits

Chacun d'entre vous connaît l'histoire des Mille et Une Nuits, une suite de contes arabes, popularisée en France, au XVIIe siècle, par l'adaptation qu'en donne Antoine GALLAND (1646-1715)(1). Ce texte d'origine très ancienne pourrait trouver de multiples sources dans l'antique Perse avant d'être unifié sous sa forme actuelle. Le recueil s'ouvre ainsi : le sultan Schahriar, furieux d'avoir été trompé par son épouse, nourrit depuis à l'égard des femmes une rancune mortelle. Pour se venger, "il résolut d'en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain". La belle Scheherazade, la fille de son vizir (l'un de ses ministres) demande finalement à l'épouser. Cette dernière a beaucoup lu, elle a une mémoire prodigieuse et multiplie ses connaissances en philosophie, médecine, histoire  et dans les beaux-arts. Elle se met à raconter des histoires à son époux en veillant à s'arrêter au moment le plus intéressant.


Ainsi seront portées à la connaissance du public des contes aussi extraordinaires ou drôles que celui de Sindbad le Marin, Aladdin et la lampe merveilleuse ou encore Ali Baba et les quarante voleurs.  Dès lors, le public, en plus d'être happé par les histoires, est le jouet de l'effet de suspens : la jeune femme gardera-t-elle la vie sauve ? Le roi lui-même, captivé tant par l'inventivité de la jeune femme que par sa beauté, patientera de longues nuits jusqu'à renoncer à sa vengeance. Si le destin de Scheherazade n'est pas finalement tragique, il rappelle néanmoins le sort qui attend trop souvent ces épouses, filles ou mères, victimes des hommes.

Il ne s'écoule pas véritablement mille et une nuits, il s'agit en fait d'une expression plus poétique pour désigner un très grand nombre. Il est préférable de retenir l'histoire d'une femme belle et intelligente qui use de ses talents pour sauver sa vie et ramener un homme dans le droit chemin plutôt que la vision négative trop souvent véhiculée d'une femme rusée, trompeuse, toujours riche en stratagèmes...


 Ce premier exemple vient montrer comment très tôt dans l'histoire des arts, une femme normale pouvait jouer un rôle central et fédérateur, essentiel au bon déroulement de la narration. Le fameux compositeur Nikolaï RIMSKI-KORSAKOV (1844-1908), d'une grande influence sur la musique française et russe, en a fait un suite symphonique : Schéhérazade (1888). Vous pouvez en écouter le très célèbre mouvement "La mer et le navire de Sindbad" : Un extrait de Schéhérazade, poème symphonique de RIMSKY-KORSAKOV : La mer et le navire de Sindbad.


C'est le monde du théâtre et, à travers lui, de la mythologie qui donne souvent une place de choix aux personnages féminins. De nombreuses héroïnes éponymes ont ainsi vu le jour comme Phèdre(2) ou  Électre(3). C'est la tragédie qui leur donnera une place de choix.

  • La résistance d'Antigone

La thématique précédente HÉROS DE JADIS 2/2 : Rusés ! avait présenté le personnage d'Œdipe.  Ce triste héros eut quatre enfants, deux filles : Ismène et Antigone et deux garçons : Etéocle et Polynice(4). Après l'exil de leur père, il fut convenu que les deux frères régneraient à sa place sur la ville de Thèbes, de façon alternée. Une dispute sur les termes de cette règle les conduisit à une guerre sans merci. Dans une célèbre bataille, Polynice mena les "sept contre Thèbes", un général pour chaque porte de la ville, pour s'emparer du pouvoir.  Les deux  frères s'entretuèrent, laissant le trône libre pour Créon. Le nouveau roi, oncle des enfants d'Œdipe, prit alors une décision lourde de conséquences... C'est ici que commence la tragédie de SOPHOCLE. Etéocle présenté comme le fidèle défenseur de la ville sera enterré avec les honneurs tandis que Polynice, considéré comme un traître, sera laissé dehors sans sépulture,  la proie des charognards. Antigone refuse cet ordre et entre ainsi en opposition avec le roi. On rapporte à Créon que quelqu'un a répandu de la terre sur le cadavre, pour le couvrir, et Antigone a été prise en flagrant délit. Pour réponse, la jeune fille démontre que les lois édictées par le roi vont à l'encontre des lois divines, elles sont injustes et ne doivent donc pas être suivies.

 

ANTIGONE : Je ne vois pas de honte à honorer un frère.

CRÉON : C'était ton frère aussi celui qui lui tint tête.

ANTIGONE : Certes, frère de père et de mère à la fois.

CRÉON : Pourquoi donc ces honneurs, à son égard, impies ?

ANTIGONE : Qu'on en appelle au mort : il dira autrement.

CRÉON : C'est le mettre pourtant sur le rang d'un impie.

ANTIGONE : Mais l'autre était son frère, et non pas son esclave.

CRÉON : Il ravageait sa terre : lui, se battait pour elle.

ANTIGONE : Hadès n'en veut pas moins voir appliquer ses rites.

CRÉON : Le bon ne se met pas sur le rang du méchant.

ANTIGONE : Qui sait, si sous la terre, la vraie piété est là ?

CRÉON : L'ennemi, même mort n'est jamais un ami.

ANTIGONE : Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent.

CRÉON : Eh bien donc, s'il te faut aimer, va-t'en sous terre aimer les morts ! Moi, tant que je vivrai, ce n'est pas une femme qui me fera la loi (traduction de Paul MAZON).

La sentence ne se fait pas attendre, Antigone doit mourir. Remarquez comme les répliques sont brèves et percutantes, les personnages s'affrontent vers à vers dans un échange que l'on appelle une stichomythie. C'est l'équivalent d'un affrontement physique que la bienséance d'une tragédie empêche de montrer sur scène. Créon bien qu'il soit le roi, du même sang qu'elle et bien que son propre fils soit fiancé à elle, ne peut revenir sur sa décision. Deux échanges du même type, impliquant Créon, ont lieu par la suite. Un premier échange avec son fils Hémon, fiancé à Antigone, qui le supplie de changer d'avis, puis avec le devin Tirésias. Dans les deux cas, Créon persiste à vouloir la mort de la jeune fille. Il est la parfaite image du tyran qui règne seul, selon son bon vouloir. Le public pourrait s'étonner que même le roi ne puisse faire ce qu'il veut, mais la fatalité est en marche, emprisonnant chacun dans ses filets.

Lorsque Jean ANOUILH (1910-1987) adapte cette pièce en 1944, pendant l'Occupation allemande, beaucoup, par la suite, verront en Antigone une figure de la Résistance. Dès le prologue, ANOUILH rappelle l'aspect inévitable du sort de son héroïne :

Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne en prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule face au monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre.

Avec ses faibles moyens, une fragile jeune fille s'insurge contre une loi injuste, contre un pouvoir autoritaire et illégitime qui édicte des lois contestables. A ses côtés, Ismène semble résignée  et préfère accepter le pouvoir en place, mettant en avant les risques de la désobéissance : "Il est plus fort que nous Antigone. Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui dans la ville." Créon, quant à lui, agit comme s'il ne pouvait faire autrement : "Eh bien oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas". La volonté divine, le destin, la fatalité ou quel que soit le nom qu'on lui donne est écrit de toute éternité. Le dramaturge ne cherche donc pas à créer la surprise, d'une part parce que l'histoire est connue, d'autre part pour accentuer la menace qui pèse sur son personnage et amplifier l'intensité dramatique. Lors d'un échange avec son fiancé Hémon, Antigone dit : "Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux...". Elle emploie le conditionnel passé dans sa forme dite "irréelle", cela signifie qu'elle évoque un fait qui n'a aucune chance de se produire : même dans son langage, l'avenir est bloqué. Ce qui fait d'Antigone une héroïne à part entière, c'est le courage et la persévérance qu'elle déploie face à l'adversité. Son idée de la justice la rend  plus noble et plus forte que tous.

  • Le sacrifice d'Iphigénie

Un des autres grands noms est celui d'Iphigénie. Dans Iphigénie à Aulis,  le dramaturge grec EURIPIDE (Ve s av.  J.C.) raconte les aventures de la fille d'Agamemnon. Selon les oracles, elle devait être offerte en sacrifice aux dieux afin de favoriser les entreprises des Grecs qui s'apprêtaient à partir en guerre contre Troie depuis le port d'Aulis. La jeune fille accepta courageusement son sort mais un événement extraordinaire intervient au moment où le prêtre Calchas s'apprête à la tuer. C'est un serviteur qui rapporte le miracle, à la fin de la pièce, impossible à représenter sur scène :

Le prêtre jette un cri, l’armée entière lui répond, à la vue du prodige, œuvre de quelque dieu qui était devant nous, sans qu'on pût y croire. Allongée sur le sol palpitait une biche, très grande et d'une admirable beauté, arrosant de son sang l'autel de la déesse (traduction de Marie DELCOURT-CURVERS).

On considère que la princesse fut sauvée au dernier moment par la déesse chasseresse Artémis (Diane pour les Latins).

Jean RACINE (1639-1699) proposera un chef-d’œuvre du théâtre classique avec Iphigénie en 1674.  Connaissant l'amour de sa fille pour Achille (voir HÉROS DE JADIS 1/2  : Invincibles ?), le roi Agamemnon en profite pour l'attirer sur le lieu de son sacrifice. L'extrait suivant met en avant la bravoure de la jeune héroïne qui accepte malgré tout son sort.

IPHIGÉNIE : Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi.
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente,
Et respectant le coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
[…]
Hélas ! avec plaisir je me faisais conter
Tous les noms des pays que vous allez dompter ;
Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,
D’un triomphe si beau je préparais la fête.
Je ne m’attendais pas que pour le commencer,
Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
Non que la peur du coup dont je suis menacée
Me fasse rappeler votre bonté passée.
Ne craignez rien. Mon cœur, de votre honneur jaloux,
Ne fera point rougir un père tel que vous ;
Et si je n’avais eu que ma vie à défendre,
J’aurais su renfermer un souvenir si tendre.

(Acte IV scène IV)

Toutefois, RACINE choisit une autre fin pour Iphigénie, la faisant remplacer par une autre jeune fille Eriphile. On pourrait voir en elle la vraie héroïne tragique puisque c'est elle qui meurt à la fin. Il fallait bien une fin malheureuse pour que la pièce reste une tragédie. Il affirme dans sa préface s'appuyer sur une version du géographe et historien antique PAUSANIAS (IIe siècle).

Quoi qu'il en soit, les deux pièces contribuent à faire de la jeune princesse une vraie héroïne courageuse, généreuse et victime des ambitions de son entourage.

N. THIMON

La suite dans une semaine avec HÉROÏNES DE TOUJOURS 2/4 : Femmes de guerre.

Le mois prochain vous lirez AU TEMPS DU ROMANTISME.

 

NOTES :

1 : C'est sa traduction et son orthographe, d'après l'édition Garnier-Flammarion, qui sont suivies dans cet article.

2 : Phèdre a épousé Thésée, la vainqueur du Minotaure (voir LABYRINTHES 1/4 : L'ombre du Minotaure). Amoureuse d'Hippolyte que son mari a eu d'un premier mariage, elle accuse le jeune homme de lui avoir fait des avances. A cause de ce mensonge, Hippolyte est banni et meurt. Pour savoir dans quelles circonstances reportez-vous au récit mémorable de Théramène, le messager, dans Phèdre de Jean RACINE, acte V, scène 6.

3 : Électre aide son frère Oreste à assassiner leur mère Clytemnestre et son amant Egisthe. Les jeunes gens reprochent à leur mère d'avoir tué leur père Agamemnon.

4 : Sur Polynice, voir le tableau de PAJOU dans le Séjour à Poitiers : un parcours culturel.