I. Humour et musicalité

En vers...

Certains poètes de la Renaissance avaient mis au-dessus de tout la perfection formelle. Ils déployaient une technique très recherchée, volontairement compliquée et faisaient de leurs poèmes de vrais défis d'écriture. Pour certains observateurs, ces jeux n'avaient aucun sens. C'est pourquoi au XIXe siècle, on les a surnommés, avec un peu de mépris, les grands Rhétoriqueurs.

On peut citer l'exemple largement repris des "rimes équivoquées" utilisées par Clément MAROT  (1496-1544) dans sa Petite Epître au Roy :

En m’ébattant je fais rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent je m’enrime ;
Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plaît mieux que moi rimassez.
Des rimes avez et de la rime assez […]

Epîtres [orthographe modernisée]

Le poème est disponible dans son intégralité ici : Epître au roy de Clément MAROT.

De nombreux poètes ont employé des jeux sur les sonorités, notamment les allitérations qui sont la répétition des consonnes. On peut citer le vers de la tragédie de RACINE dans Andromaque :  "Pour qui sont  ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" (Acte V, scène 5). Cet exemple montre la valeur allusive du son choisi : le -s- fait penser aux sifflement des serpents.

  • Allais rime

Alphonse ALLAIS (1854-1905) adepte du "fumisme" et des arts incohérents fait preuve d'une insolence comique vis-à-vis des formes classiques en s'amusant avec un humour absurde. Ses jeux de langage et sa façon de chahuter la grammaire en font un auteur très agréable à lire.

 

Regardez ses

Rimes riches à l’œil

L'homme insulté‚ qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l'homme à l'humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.

Vous constaterez qu'elles ne sont pas faites pour l'oreille. Lisez le texte en entier  : "Rimes riches à l’œil" d'Alphonse ALLAIS

C'est encore la musique des mots qu'il harmonise dans ses (h)olorimes :

Par les bois du Djinn, où s'entasse de l'effroi
Parle et bois du gin ou cent tasses de lait froid.

  • "Le Sonnet en X"

Toutefois, la recherche de complexité de la forme n'est pas forcément liée à l'humour, ainsi qu'en témoigne  le "Sonnet en X" de Stéphane MALLARMÉ (1842-1898).

Renoncez à la comprendre mais remarquez le choix des rimes. Aucun mot n'est inventé par le poète, il s'agit bien d'une sorte de défi, parfaitement relevé.

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

Poésies (1899)

... En prose...

  • Un style exercé

Raymond QUENEAU (1903-1976), ce trublion de la langue fonde en 1960 avec François LE LIONNAIS un groupe au nom étrange : l'OuLiPoOuvroir de Littérature Potentielle. Les camarades s'amusent avec les mots et créent des formes linguistiques toujours plus innovantes, allant parfois chercher du côté des mathématiques. Ce groupe, encore actif, dispose d'un site  : http://oulipo.net/fr à consulter sans modération.

Avec ses Exercices de style (1947), QUENEAU semble lancer une mode. Tout commence avec ce court récit, racontant une dispute dans un bus, à midi.

Notations

Dans l'S, à une heure d'affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s'irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu'il passe quelqu'un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus.

Deux heures plus tard, je le rencontre Cour de Rome, devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : "Tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus." Il lui montre où (à l'échancrure) et pourquoi.

L'histoire est au total racontée de 99 façons différentes. L'intérêt de chaque version se trouve rehaussé par la comparaison avec le tout premier texte, c'est ce va-et-vient qui donne en partie le charme inimitable de ces réécritures. En voici quelques exemples :

Dans un style très familier :

Vulgaire

Jmonte donc, je paye ma place comme de bien entendu et voilàtipas qu'alors jremarque un zozo l'air pied, avec un cou qu'on aurait dit un télescope et une sorte de ficelle autour du galurin.

Dans un style trop littéraire :

Ampoulé

A l'heure où commencent à se gercer les doigts roses de l'aurore, je montai tel un dard rapide dans un autobus à la puissante stature et aux yeux de vache de la ligne S au trajet sinueux.

Ou en jouant avec les sonorités:

Homophones
Ange ouvert m'y dit sur la pelle à deux formes d'un haut obus (est-ce?)
[= Un jour vers midi sur la plate-forme d'un autobus S]

  • Jeune public

Des auteurs pour la jeunesse ont repris ce principe. Par exemple, Yak RIVAIS et Michel LACLOS, dans Les sorcières sont N.R.V., se donnent des contraintes d'écriture. Ici, ils emploieront beaucoup d'adverbes ; là, ils enlèveront des lettres ou des mots ; dans cet autre, ils fabriqueront des anagrammes (les lettres sont mélangées) ou alors des tautogrammes (tous les mots d'une phrase commencent par la même lettre), comme dans cet exemple : "Courez, car cinquante crapauds crachent cent cancrelats caoutchouteux !"

Gilles BARRAQUÉ rend hommage aux exercices de style de QUENEAU dans Une histoire à toutes les sauces. Il répète l'histoire d'un chat qui essaie d'attraper un oiseau sous forme de théâtre, de fantasy, de sms, de bande dessinée ou en jouant sur les sonorités.

  • La disparition

Georges PEREC  (1936-1982), un autre oulipien, s'est illustré avec des œuvres exigeantes. La disparition (1969) est, du point de vue de la contrainte formelle, un roman exceptionnel. Ce livre étrange est une sorte d'enquête policière qui commence ainsi :

Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un roman, l'ouvrit, il lut ; mais il n'y saisissait qu'un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

Pour en préserver le mystère, je vous invite à comparer cet autre extrait qui procède à un travail de réécriture dans  : Un extrait de La Disparition : Georges PEREC reprend Victor HUGO.Trouvez ce qui change et vous aurez saisi la clé du roman  : le lipogramme.

Un autre indice, il a fait exactement le contraire dans un autre roman intitulé Les Revenentes.

Vous avez trouvé ?
 

... Et en musique

  • Le canon a le bourdon

Parmi les exemples musicaux qui consistent à produire des effets de style, on peut citer le principe du canon. D'après le grec kanon (la règle), il s'agit d'un procédé de chant polyphonique [à plusieurs voix] avec un décalage. Vous en avez très certainement vous-mêmes pratiqué, à la manière de Frère Jacques. Le Canon en ré majeur de Johann PACHELBEL (1653-1706), composé au début du XVIIIe siècle et appartenant au style baroque,fait partie des plus connus. L'effet ostinato [en continu] de la basse sur laquelle viennent se poser successivement les trois violons permet de jouer la même mélodie avec des variations d'instruments. Il est l'un des morceaux classiques les plus repris et adaptés de nos jours.

Dans un autre style et à une autre époque, un extrait de l'opéra de Nikolaï RIMSKI-KORSAKOV  (1844-1908), Le conte du Tsar Saltan (1900) vient proposer un travail étonnant. Reprenant le poème de l'écrivain russe Alexandre POUCHKINE, la musique raconte au troisième acte, comment le jeune fils du tsar, Gvidone, est transformé en bourdon par la princesse cygne pour suivre discrètement un bateau lui permettant de retrouver son père. C'est le fameux Vol du bourdon. Composé d'abord pour le violon, il est ensuite réinterprété sur divers instruments à cordes ou à vents afin de produire une sorte d'harmonie imitative. Les instruments produiront un son qui imite le bruit du bourdon en vol. On sera sensible en particulier à la rapidité nécessaire à l'artiste pour jouer un tel passage, sans doute l'un des plus rapides au monde. Régulièrement, des musiciens battent des records de vitesse en interprétant le morceau  - à un rythme de plusieurs centaines de battements par minute !

Sur le modèle de l'OuLiPo, des musiciens originaux proposent aussi un mouvement innovant : l'OuMuPo (Ouvroir de Musique Potentielle). Leurs recherches sont audibles sur leur site officiel : http://oumupo.org/.

Le travail sur le style est donc bien plus qu'un simple amusement. Cela permet aux artistes d'exprimer le talent qui nous laisse admiratifs. C'est certes une façon de nous interroger sur le fonctionnement du langage, mais aussi de lui faire perdre son sens avant de le lui rendre, de l'enrichir pour mieux se l'approprier.

Vous n'avez pas encore tout vu. La fin dans une semaine avec EXERCICES DE STYLE 2/2 : Drôles d'effets visuels.

 

 

N. THIMON