Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.


Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,

Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,

Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe

Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembre 1847

  • La structure du poème

Le poème est composé de 3 strophes de 4 vers : des quatrains. Les vers ont 12 syllabes, ce sont des alexandrins et les rimes sont croisées, c'est-à-dire qu'elles sont alternées.

Le texte écrit à la première personne correspond à la tonalité lyrique : le poète y exprime ses sentiments, ses émotions ou ses désirs.


On peut remarquer que le poème ménage une progression. La première strophe, donne l'illusion d'un dialogue avec la femme aimée : "Je ne puis demeurer plus longtemps près de toi". Le poète s'apprêterait à faire un voyage pour retrouver sa fiancée. L'idée du voyage se trouve renforcée par le rejet du groupe "Je partirai", au début du deuxième vers. C'est un enjambement qui force la lecture du premier au deuxième vers. Cela met en évidence cette expression tout en égratignant légèrement les règles de la poésie classique des siècles précédents. En disant "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne", HUGO crée un parallélisme qui illustre un long voyage à travers une nature vaste.

Le thème du voyage est largement repris avec des verbes comme "marcherai", "partirai", "arriverai" mais aussi "les voiles" et "Harfleur", en Normandie. La nature, quant à elle, apparaît à travers des  noms comme "campagne", "forêt" ou "montagne".

Toutefois, au deuxième quatrain, le poète se refuse à admirer la nature comme le font de nombreux auteurs romantiques. Tous les mots employés, les gestes et l'attitude décrits montrent un repli sur soi : "les yeux fixés sur mes pensées", "le dos courbé, les mains croisées". Deux autres rejets attirent l'attention du lecteur "Seul", puis "Triste". Commençant par une majuscule, suivis par une virgule, la typographie les place à un endroit inhabituel. Leur présence en début de vers insiste sur l'état du poète et commence à montrer que l'hypothèse d'un récit amoureux n'est pas valable.

  • La révélation

Malgré la présence d'une métaphore belle et classique :  "l'or du soir qui tombe", le poète n'est pas d'humeur à apprécier le paysage. Dans la dernière strophe, jouant sur l'analogie du mot "tombe", HUGO renforce l'idée de l'obscurité, déjà annoncée dans "le jour pour moi sera comme la nuit". C'est donc à la fin qu'intervient la révélation : la femme qu'il va retrouver est morte, il accomplit une sorte de pèlerinage pour se recueillir sur sa tombe.

Ce procédé de chute est une fin brutale et inattendue que l'on retrouve par exemple dans "Le Dormeur du val" d'Arthur RIMBAUD et plus généralement  dans les nouvelles à partir du XIXe siècle. La fin oblige à reconsidérer tout ce qui avait été dit et permet de porter davantage d'attention aux détails du poème qui prennent une autre signification lors de la relecture.

  • L'auteur et son temps

Le recueil des Contemplations est composé après une période malheureuse. D'une part, l'un de ses pièces, Les Burgraves, n'a pas rencontré le succès espéré et d'autre part, surtout, sa fille Léopoldine est morte en 1843. Il se tourne alors vers la politique et, suite au coup d’État du 2 décembre 1851, qui voit le futur Napoléon III prendre le pouvoir, il est contraint de s'exiler dans les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. C'est durant cette période d'exil que paraissent des œuvres majeures comme La Légende des siècles (l'histoire du monde présentée comme une épopée) ou engagées comme les Châtiments (une suite de poèmes contre Napoléon III et l'injustice).

Victor HUGO montre ainsi comment même avec un poème très bref, on peut se montrer percutant. La progression du texte le rend plus surprenant, sa dimension autobiographique le rend plus poignant. La maîtrise des formes et des images lui permet à la fois de reprendre le modèle romantique du héros solitaire et malheureux tout en le renouvelant et en l'adaptant à une situation capable de créer l'adhésion du public.

Le travail sur le romantisme est largement développé dans la thématique AU TEMPS DU ROMANTISME (février 2016)

N. THIMON