B)Une réécriture romantique du XIXe : « Dom Juan aux Enfers » ou le révolté métaphysique
BAUDELAIRE « Don Juan aux Enfers » (Les Fleurs du Mal, XV, 1857)
Quand
Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
I)L’influence de la peinture romantique
a)Ce poème de jeunesse est écrit sans doute dès 1843. Baudelaire s’y inspire bien évidemment du dénouement de la pièce de Molière mais aussi d’une lithographie de Simon Guérin intitulée «Don Juan aux enfers », évoquée dans L'Artiste en 1841 : « Au milieu d'un crépuscule sinistre, à peine éclairé par de rougeâtres reflets, sur un fleuve à l'eau froide et terne, glisse silencieusement une barque funéraire. » Suit la description des personnages : le Commandeur, Dona Anna, sans vie, Don Juan, ses victimes, « groupées dans une attitude désolée, funèbre escorte d'un funèbre convoi ». « Tout est lugubre, funéraire, dramatique. […] Nous n'avons, conclut le critique, que des éloges à donner à cette étude qui, mûrie encore par la réflexion et exécutée dans un bon sentiment, pourrait devenir un très remarquable tableau ».
Ce poème pourrait donc ressortir du genre de l’ecphrasis (= description faite à partir d’un tableau), que Baudelaire, qui était aussi critique d’art, pratiquait beaucoup (dans ses Salons (c’est à dire ses comptes-rendus des salons annuels de peinture). La peinture était pour lui un domaine d’inspiration très puissant.
b)La lithographie de Simon Guérin est malheureusement perdue. Mais nous avons conservé deux toiles de Delacroix, un grand peintre romantique très admiré de Baudelaire (il l’évoque notamment dans « Les phares »). Baudelaire connaissait ces deux toiles et s’en inspire aussi sans doute :
-La Barque de Dante.
Une des premières toiles de Delacroix (1822) : elle est l’un des jalons du passage du néo-classicisme de David au romantisme. Elle s’inspire du chant VII de l’Enfer dans la Divine Comédie de Dante : le poète italien, guidé par Virgile, quitte la Ville de la Mort et franchit le Styx au milieu d’une tempête, traversant des eaux peuplées d’âmes en peine.
-Et le Naufrage de Don Juan
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d6/La_Barque_de_don_Juan_%28Delacroix%29.jpg
Toile de 1840, inspiré par un épisode du deuxième chant du poème « Don Juan » de Lord Byron : Don Juan est victime d’une tempête alors qu’il s’apprête à passer en Italie ; ses compagnons de navigation s’apprêtent à tirer au sort le malheureux qui sera dévoré par les autres. Don Juan, à la proue du navire refuse de participer.
c)Signalons que Baudelaire aurait aussi esquissé une scène de théâtre : « Fin de Don Juan ». Le poète, comme tous les romantiques, est fasciné par la figure de Don Juan, qu’il voit moins comme le séducteur « aux mille et trois femmes » que le comme révolté et le paria (à côté d’autres figures mythiques de la Rébellion, dont Satan, l’ange déchu).
II)L’analyse du poème
Questions
1)Dans quelle tonalité la référence à la mythologie grecque de la première strophe inscrit-elle le texte ?
2)Quel lien peut-on établir avec les toiles romantiques ?
3)Intertextualité : quelle évocation/interprétation Baudelaire propose-t-il des principaux personnages de la pièce de Molière ?
4)En quoi les deux derniers vers modifient-ils complètement le sens du dénouement de la pièce et constituent-ils une véritable « réécriture » du personnage de Don Juan ?